Vincent Liegey est ingénieur et militant de la décroissance. Il travaille à Budapest en Hongrie sur un projet coopératif et citoyen Cargonomia autour de la sobriété et de la décroissance. Avec la journaliste Isabelle Brokman, Vincent Liegey a tiré de son expérience un livre Sobriété (la vraie) aux édition Tana. À la fois guide pratique et réflexion, cet ouvrage a donné l’occasion à GoodPlanet Mag’ de s’entretenir de la sobriété avec Vincent Liegey.
Qu’est-ce que la vraie sobriété ?
La vraie sobriété est exactement celle dont on ne parle pas depuis que le gouvernement et Emmanuel Macron se sont emparés du terme à la fin de l’été 2022. Le livre, dont le titre est un peu provocateur, cherche à revenir aux fondamentaux de cette belle notion.
La sobriété s’avère une idée ancienne commune à de nombreuses civilisations. La sobriété consiste à s’auto-imposer des limites. Elle se rapproche de la tempérance. De nombreuses sociétés ont compris que si on ne sait pas s’imposer des limites, on ignore comment être libre et heureux.
« La sobriété consiste à s’auto-imposer des limites. »
Or, aujourd’hui en dépit d’une opulence sans égale dans l’histoire de l’humanité, nous visons dans des sociétés de surabondance frustrée qu’entretiennent les imaginaires développés par la croissance, la publicité et le consumérisme.
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La sobriété appelle donc à faire moins pour vivre plus heureux. Il reste encore à définir individuellement et collectivement ce qu’on met derrière ce moins.
Pourquoi ce guide sur le sujet ?
Avec Isabelle Brokman, nous voulions expliquer pourquoi un projet de sobriété ne marche pas sans une refonte de nos modèles économiques et de nos imaginaires.
« Si on ne sait pas s’imposer des limites, on ignore comment être libre et heureux. »
La sobriété ne peut pas s’envisager dans une société de croissance, où elle aboutit en général à une récession et des problèmes sociaux. Elle implique de revoir nos imaginaires, et plus particulièrement la place de la publicité. Son omniprésence dans les médias et sur les réseaux sociaux véhicule une vision de la réussite basée sur la consommation. Alors qu’il arrive que dans le même temps, les médias expliquent la gravité des crises écologiques et sociales engendrées par la croissance. On se retrouve face à des incantations contradictoires. Il faut donc bien définir ce qu’on entend par sobriété. C’est faire moins afin d’arriver à faire mieux pour mieux vivre grâce à plus de convivialité et d’autonomie. Faire moins ne doit pas être vécu comme une tragédie, mais doit, au contraire, se vivre comme une libération. C’est ce qu’on essaye de montrer dans les conseils et les exemples du livre.
La sobriété repose en partie sur l’autonomie, sur l’autoproduction et l’autoconsommation, est-elle applicable en ville ?
La sobriété s’applique partout. Il est déjà possible de faire un grand nombre de choses pour aller vers un mode de vie plus sobre. Même si ce n’est pas encore suffisant pour atteindre le niveau de sobriété requis pour vivre en respectant les limites planétaires.
« Nous ne sommes pas tous égaux dans nos capacités à passer à la sobriété. »
Après au-delà du clivage ville-campagne, il est évident que nous ne sommes pas tous égaux dans nos capacités à passer à la sobriété. Les villes laissent moins de place à l’autonomie alimentaire mais peuvent ainsi disposer de réseaux d’entraide, de coopératives. Tandis que les campagnes, quant à elles, offrent des opportunités et de l’espace, mais peuvent souffrir de la déruralisation, du dépeuplement, de la dépendance à la voiture et du manque de services publics. La sobriété induit une réflexion sur la manière dont on envisage les villes et les campagnes. Il faut refaçonner les territoires.
D’un côté, à la lecture de votre livre, on a l’impression au travers des conseils prodigués que la sobriété passe d’abord par du comportement individuel. De l’autre, les coups de gueule poussés dans le livre laissent entendre qu’une bonne partie du problème pourrait se résoudre grâce à une plus grande action de l’État. Est-ce qu’une plus grande intervention des pouvoirs publiques permettrait vraiment d’aller dans le sens de la sobriété ?
J’observe que partout en Europe de grandes majorités de citoyens ont compris ces enjeux là et s’en emparent. En France, selon une étude de l’ADEME publiée en début d’année, 93 % des Français aspirent à sortir totalement ou partiellement du mythe de la croissance infinie. Aspirer ne veut pas nécessairement dire faire l’effort pour.
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Néanmoins, il y a bien sûr des contradictions et des contraintes qui rendent difficile de faire un pas complet vers la sobriété. Dans le livre, nous veillons à ne pas nous arrêter à l’échelle individuelle, mais à valoriser le collectif. Car agir seul peut se révéler isolant et décourageant. Cheminer collectivement est plus joyeux, efficace, stimulant et encourageant.
« Quand on aborde la sobriété avec sérieux, il faut s’interroger sur le rapport au travail. »
Quand on voit le rouleau compresseur culturel allant dans le sens d’une remise en cause du modèle actuel, le décalage entre ce qu’on est capable de faire et ce qu’on fait réellement pour la sobriété montre la nécessité d’organiser un dialogue pour repenser es règles économiques. Il convient d’en finir avec le toujours plus. Ce dernier n’a plus sens et il faut apprendre à faire différemment. Par exemple, une fois qu’une entreprise qui fabrique des vélos cargos en a produit assez pour répondre aux besoins fondamentaux, il lui faut alors réorienter son activité vers la maintenance, la réparation et le renouvèlement réguliers à petite échelle des flottes en fin de vie, plutôt que de viser année après années plus de 10 % de ventes . Ainsi, on pourrait redonner du sens aux métiers. Pour y parvenir, il convient au préalable d’arriver à remettre en question le méga rouleau compresseur productiviste.
Une politique et une société de sobriété impliquent-elles de revoir notre rapport aux revenus et au temps, notamment au temps de travail ?
Le rapport au temps est une des questions centrales. D’autant plus qu’on vit dans une société épuisante. Une des promesses du progrès était de libérer du temps pour avoir du temps choisi, elle n’a pas été tenue. Ralentir constitue un enjeu. Se réapproprier le temps permet de gagner en autonomie, de décider ce qu’on produit et pour quel usage. Le mode de vie actuel nous impose l’usage du numérique, une production de nourriture souvent industrielle, de ne pas être en capacité de réparer les objets qu’on utilise pourtant au quotidien.
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« Il faut sortir de la vision marchande du travail et revaloriser toutes formes d’activités essentielles pour le vivre-ensemble. »
Quand on aborde la sobriété avec sérieux, il faut s’interroger sur le rapport au travail. En effet, qui dit sobriété dit moins de production marchande et de travail. Toutefois, cela ne signifie pas qu’on aura pas des activités autres et utiles à la société. On oublie trop souvent que de nombreuses activités utiles à la société sont non marchandes. Elles sont effectuées par des gens qui ne sont pas considérés comme des travailleurs. Les retraités par exemple, qui aident leur famille, œuvrent pour les associations ou dans la vie civique. Il faut sortir de la vision marchande du travail et revaloriser toutes formes d’activités essentielles pour le vivre-ensemble, le care, le bien-être, l’autonomie, le partage… Il ne s’agit pas d’oisiveté, mais d’inventer une société qui, en produisant moins, cesse de s’organiser autour des 8 heures quotidiennes de travail consacrées à une activité marchande, qui tend de plus en plus à devenir vide de sens pour un grand nombre de personne. Du moins, c’est ce que semble attester le mouvement de la Grande démission.
Une des critiques récurrentes adressées à la sobriété est qu’elle est un truc de riches et/ou de gens éduqués. Comment sortir de cet écueil ? Comment convaincre de sa pertinence des personnes qui subissent au quotidien des formes de précarité ?
La sobriété, dans sa logique de faire moins, s’applique d’abord aux plus riches dont le mode de vie possède un plus grand impact environnemental. Ils doivent faire le plus d’efforts. La sobriété doit également s’accompagner d’une logique de redistribution. La sobriété est un projet de justice sociale et de justice environnementale.
« Faire moins ne doit pas être vécu comme une tragédie mais comme une libération. »
De plus, si on regarde au niveau international, l’absence de sobriété dans les pays riches conduit à la perpétuation de l’exploitation des ressources des pays pauvres, nuisant ainsi à leurs capacités à être autonomes.
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Une des données qui m’a le plus frappé en lisant l’ouvrage est que 35 % du budget des ménages allait à l’alimentation dans les années 1960, contre 14 % aujourd’hui. Que nous apprend ce chiffre selon vous ? Comment l’interprétez-vous ?
Ce chiffre montre que quelque chose d’essentiel pour notre bien-être, notre santé et notre bien-vivre est devenu secondaire. Ce phénomène devrait nous alerter sur la place qu’on accorde à l’alimentation surtout que ce processus s’est opéré au détriment des agriculteurs, de l’environnement, des sols, de la santé et des consommateurs. On a aujourd’hui une agriculture industrielle dépendante du pétrole, elle détruit les sols, elle contribue au mal-être des agriculteurs. C’est une profession avec un des taux de suicide parmi les plus élevés en France.
D’un point de vue culturelle aussi, ce chiffre traduit des changements. D’une certaine manière, la croissance se révèle toxique pour des modes de vie sains et pour la joie de vivre. L’habitude de manger des aliments locaux, de prendre le temps du repas et de partager un moment de convivialité s’estompe. Or, la sobriété, c’est avant tout reprendre le temps de retrouver ces moments conviviaux autour d’aliments locaux, qu’on peut avoir contribué à produire, de discuter, d’échanger, de vivre les conflictualités et des moments joyeux.
Quelle serait, selon vous, une mesure de sobriété parmi les plus faciles et efficaces à adopter rapidement ?
Je propose à chacun de faire un pas de côté pour découvrir comment mettre en commun les ressources, apprendre à partager. J’invite tout le monde à apprendre à refaire lien avec son entourage et avec son environnement.
Propos recueillis par Julien Leprovost
Sobriété (la vraie), par Isabelle Brokman et Vincent Liegey, Tana Éditions
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Balendard
Dès 2006 mon ami Georges polytechnicien avait pressenti la dangerosité de la croissance
http://infoenergie.eu/riv+ener/LCU_fichiers/LT-croissance.htm