« Nous ne pouvons pas attendre de 8 milliards d’humains qu’ils disent qu’ils ne veulent pas d’une vie agréable pour sauver la planète », Carsten Schradin, directeur de recherche au CNRS

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FR390 Plage de Saint-Aygulf, entre Saint Raphaël et Fréjus, Côte d’Azur © Yann Arthus-Bertrand

Depuis des décennies, les scientifiques, les ONG et les militants écologistes appellent au changement des comportements afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, les transformations requises tardent à se mettre en place malgré l’urgence climatique, l’avancement des connaissances scientifiques et les injonctions de toutes parts. Si ce n’est pas une question de savoir, la cause de l’inertie face au climat est-elle à aller chercher plus profondément en nous ? Carsten Schradin, directeur de recherche au CNRS, se demande si le comportement humain évolué n’est pas un frein face à l’adaptation aux crises environnementales ? Ce biologiste, spécialiste du comportement, des conflits et de la coopération chez les animaux sauvages, revient dans cet interview sur son hypothèse qu’il a développé dans un article Corona, Climate Change, and Evolved Human Behavior (Corona, changement climatique et comportement humain évolue) publié dans la revue Trends in Ecology & Evolution.

Pourquoi ne parvenons-nous pas à réduire rapidement et efficacement les émissions de gaz à effet de serre ?

La raison pour laquelle j’ai écrit cet article vient du constat que beaucoup de gens se contentent de se plaindre de la stupidité des autres qui ne changent pas leurs comportements. Or, selon moi, le problème n’est pas l’égoïsme de l’être humain, mais d’attendre des autres qu’ils agissent d’une manière qui nous soit favorable. Réduire les émissions de gaz à effet de serre serait bien sûr préférable pour tout le monde, mais l’évolution nous conduit à agir de manière égoïste, d’une façon qui nous est bénéfique à court-terme, c’est-à-dire pour obtenir plus de ressources dans les meilleurs délais. Actuellement, dans nos sociétés industrielles modernes, l’obtention de plus de ressources reste toujours associée à la production et donc aux émissions de CO2.

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Et, de notre point de vue cognitif, nous prenons généralement des décisions à court ou moyen terme. Le changement climatique appartient à un avenir lointain. Cette incapacité à se projeter dans le futur et ses enjeux dépasse le climat, par exemple, de nombreuses personnes ont des difficultés à mettre de l’argent de côté pour leur retraite. C’est pourquoi elles ont besoin que l’État le fasse pour eux, afin que ce problème à long terme soit pris en charge.

« Et, de notre point de vue cognitif, nous prenons généralement des décisions à court ou moyen terme. Le changement climatique appartient à un avenir lointain. »

Dans l’article, vous soulignez le fait que le comportement de l’être humain est guidé par la récompense immédiate. Pouvez-vous expliquer un peu plus cette idée ?

Les êtres humains ne sont pas spéciaux sur ce point-là puisque ce comportement se retrouve chez tous les animaux. Les individus, ayant toujours réussi tout au long de leur évolution, se comportent de manière à accroître immédiatement leur accès aux ressources, cela leur offre plus de possibilités à court et long terme. Il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que le comportement puisse évoluer pour bénéficier aux générations futures car et lui permet de prendre soin de sa descendance directe c’est-à-dire ses enfants. C’est ainsi que fonctionne l’évolution.

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Pourquoi ne parvenons-nous pas à adopter un comportement holistique ?

On sait depuis des décennies que le comportement n’évolue pas dans l’intérêt de l’espèce, mais dans celui de l’individu. Le problème suivant persiste : s’il existe une ressource commune, les gens l’exploitent sans rien rendre en retour à la communauté. Ce problème n’est pas spécifique à l’humain mais à toutes les espèces animales sociables. On l’appelle le conflit des biens commun : les gens essayent d’accaparer plus pour eux-mêmes. Essayer d’obtenir plus entraine une compétition et se révèle en fait le moteur du progrès, la force motrice de toutes les sociétés, l’accélérateur de l’économie…

« On sait depuis des décennies que le comportement n’évolue pas dans l’intérêt de l’espèce, mais dans celui de l’individu. »

Ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces animales est que nous disposons dans nos sociétés de mécanismes de contrôle, que sont la politique et les lois, pour empêcher qu’un seul individu ne s’accapare et surexploite les ressources pour son seul intérêt.

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Sommes-nous stupides en tant qu’espèce ?

Non ! Pour certaines personnes, dire que « les gens sont stupides, mais pas moi » est une solution de facilité. Je soutiens que ce n’est pas un argument recevable. Nous nous comportons exactement comme l’évolution l’a prévu. Il est donc normal que les individus se comportent de la manière la plus avantageuse pour eux. Toutefois, il est stupide d’ignorer ce fait et de dire que nous ne pouvons rien y faire parce que nous nous comportons ainsi et que c’est comme ça. Nous devons trouver des moyens de faire face à l’avenir en tenant compte de la façon dont nous évoluons en tant qu’espèce.

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Vous mettez également en avant le rôle de la technologie. Cela signifie-t-il que nous ne pouvons pas attendre de l’être humain qu’il modifie son comportement pour réduire les émissions de gaz ?

Je pense que nous ne pouvons pas attendre de l’être humain qu’il change son attitude seulement grâce à son libre-arbitre. Les gens veulent avoir accès à plus de ressources, ils veulent prendre l’avion, conduire de belles voitures… nous ne pouvons pas attendre de 8 milliards d’humains qu’ils disent qu’ils ne veulent pas d’une vie agréable pour sauver la planète. Cela n’arrivera pas, nous allons augmenter notre consommation à l’avenir, ce qui signifie que nous devons trouver un moyen de rendre cela possible sans augmenter notre consommation de C02.  Enfin, ce ne sera pas suffisant, il faudra investir dans des technologies qui captent le CO2 de l’air et l’éliminent.

« Je pense que nous ne pouvons pas attendre de l’être humain qu’il change son attitude seulement grâce à son libre-arbitre. »

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Mais collectivement, nous savons que nous devrions réduire, arrêter voire interdire certains comportements individuels néfastes pour le climat. Mais ce n’est pas le cas pour l’instant. Pourquoi ? Pouvons-nous faire quelque chose à ce sujet ?

Bien que nous interdisions déjà beaucoup de comportements individuels comme le vol, le meurtre et de nombreuses autres choses par la loi et les normes sociales, je soutiens qu’interdire une partie des activités individuelles nuisibles au climat n’est pas conciliable avec la nature humaine. Nous devons plutôt trouver un moyen de faire toutes ces choses qui font partie intégrante du mode de vie contemporain sans causer le changement climatique. Nous savons que nous ne devons pas nous comporter de manière à augmenter la production de CO2, mais nos actes ne vont pas dans ce sens car les émissions de gaz à effet de serre sont la conséquence de nos comportements. En effet, nous voulons continuer à partir en vacances, avoir une maison fraîche en été, une maison chaude en hiver, manger suffisamment à des prix bon marché, conduire une voiture…

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Pensez-vous que le fait de mettre un prix élevé sur le CO2 pourrait être un bon moyen de réduire notre production de CO2 ?

Émettre du CO2 doit devenir coûteux. De cette façon, les industries seront obligées de développer des technologies pour maintenir le même niveau de vie en diminuant l’impact climatique. L’augmentation du prix du carbone tant au niveau des industries que des individus constitue l’un des facteurs clés de l’avenir. De plus, nous avons besoin que les politiques changent afin d’investir vraiment dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre comme nous investissons dans la lutte contre le cancer. Car, les générations futures ont besoin que le changement climatique soit combattu (elles mourront du changement climatique avant d’avoir le cancer). Les gouvernements peuvent également modifier les législations afin d’inciter et de forcer les gens à utiliser des technologies neutres en CO2, ce qui créera ensuite un marché pour ces technologies et les rendra plus abordables. En rendant par exemple obligatoire la présence de panneaux solaires sur toutes les nouvelles constructions ou de pompes à chaleur, on aiderait à la diffusion de ces technologies.

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Que pouvons-nous apprendre de la pandémie pour lutter contre le changement climatique ?

Tout d’abord, on a clairement constaté la puissance de notre société et que nous sommes capables de nous mobiliser humainement et économiquement pour combattre une pandémie. Si nous pouvons le faire pour un virus, nous pouvons, à condition de le vouloir, investir dans la lutte contre le changement climatique.

Nous pouvons lutter pour réduire le réchauffement, mais nous devrons également lutter contre ses conséquences. Il faut nous préparer dès à présent afin de disposer des ressources nécessaires pour nous adapter. Nous ne devons pas attendre que la crise survienne, nous devons investir dès maintenant. La conquête de l’adhésion de la majorité démocratique est aussi un aspect crucial du défi à relever. Dans la plupart des pays, la majorité de la population est consciente du danger du virus et de l’importance des mesures prises contre la pandémie. Mais une minorité de personnes, variable selon les pays, ne l’est pas et c’est pourquoi la pandémie ne s’est pas arrêtée. C’est la même chose pour le climat : s’il n’émerge pas une majorité démocratique dans notre société qui veut changer la législation ou les investissements, alors nous ne pourrons pas lutter efficacement contre le réchauffement. Puisque qu’il subsistera une minorité qui ne coopèrera pas et qui continuera à produire du CO2.

« Comme sociétés, nous pouvons réussir là où les individus mus par leur égoïsme échoueraient. »

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Pensez-vous qu’il est possible de modifier le comportement humain pour préparer l’humanité à stopper le changement climatique ? Comment pouvons-nous aider les gens à le faire ?

Bien sûr, nous pouvons changer notre comportement, nous le faisons en permanence, mais pas la motivation évolutive du comportement : le succès. Pour changer le comportement humain, il est important que nous le fassions en tant que société. Il est important d’avoir une société où les individus peuvent réussir. Les gens se comparent toujours aux autres, cela rend les transformations plus aisées en fait. Il s’avère parfois plus facile de changer le comportement d’une société que celui d’un individu. Ainsi, pour lutter contre la pollution de l’air par le soufre, issu de la combustion du charbon et de la pollution automobile, qui provoquait des pluies acides dégradant les forêts occidentales dans les années 1980, il a été plus rapide de contraindre et d’imposer aux constructeurs automobiles de modifier leurs normes d’échappement que d’attendre que chacun fasse individuellement la modification sur son véhicule alors que la technologie des pots catalytiques existait déjà et était disponible. Dans la plupart des pays, la majorité démocratique est prête à voter pour des politiques d’investissements dans la réduction des émissions de CO2, dans la capture et le stockage du carbone, ainsi que dans l’adaptation au changement climatique. Comme sociétés, nous pouvons réussir là où les individus mus par leur égoïsme échoueraient.

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Propos recueillis par Julien Leprovost et Louise Thiers

Pour aller plus loin
Sur le site du CNRS Le comportement humain évolué, un frein face à l’adaptation aux crises environnementales ?

Schradin, C. 2021. Corona, Climate Change, and Evolved Human Behavior. Trends in Ecology & Evolution.

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5 commentaires

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    • Balendard

    À l’origine du projet ITER, il y a plus de dix ans lorsqu’homo sapiens souhaitait s’orienter vers des projets extrêmement complexes tels que la fusion nucléaire pour solutionner ses problèmes énergétiques, un ancien responsable du CNRS avait donné sa démission jugeant avec lucidité cette chaîne énergétique trop complexe.
    À l’époque Balendard, lutin thermique, lui avait donné raison en estimant que ce n’était pas en mettant la température du soleil sur la terre que nous allions solutionner nos PB de réchauffement climatique. Voir
    http://www.infoenergie.eu/riv+ener/energie-sans-riviere/La%20fusion-nucleaire-controlee.htm

    Ce même Balendard a confiance dans le CNRS et dans Carsten Schradin, son nouveau directeur de recherche. Il irait même jusqu’à se demander si ce n’est par la paresse qui pousse Homo sapiens à ne rien faire à ce sujet

    • Guy J.J.P. Lafond

    Les lois, la politique et les technologies vont devoir s’ajuster à la loi de Nature.
    8 milliards d’humains, et aussi des milliards de véhicules à combustion fossile! Combien d’autoroutes aussi?
    D’autres espèces vivantes n’oseraient même plus sortir le jour devant autant d’activité humaine. Le réveil sera brutal.
    « Quand on ne peut revenir en arrière, on ne doit se préoccuper que de la meilleure façon d’aller de l’avant. » – Paulo Coelho

    t: @GuyLafond @FamilleLafond
    À nos vélos, à nos espadrilles de course, à nos vêtements de plein air! Car le temps file et car l’orage s’en vient.

    • Guillaume

    Deux remarques tout de même : à propos de la recherche naturelle du « succès « , on peut enseigner aux futures générations que le succès ne se mesure pas à la possession de la plus grosse maison ou la plus grosse voiture ! Des philosophies prônant le développement spirituel le dénuement ou la générosité existent aussi. C’est le capitalisme qui a généré cette soif d’accumulation de biens matériels.
    Par ailleurs non toutes les espèces ne sont pas semblables quant à s’accaparer toutes les ressources. En général les animaux, avoart l’homme, n’utilisent que ce dont ils ont besoin .

    • Yves

    Cet article est très juste, mais il est encore trop optimiste : Ce problème n’a aucune solution, pas même nucléaire. Le réchauffement climatique aura lieu, c’est certain. Les gens continueront à privilégiers leurs intérêts personnels, c’est humain. There is no silver bullet

    • serge rodier

    Trop d’emphase sur les changements technologiques. Je miserai davantage sur une nouvelle organisation sociale plus locale, autonome dans la mesure du possible et non dépendante des gros complexes industrielles.