L’économiste Christian Arnsperger : « Il faut une prise de conscience de la peur cachée de la mort qui nous travaille tous afin de détrôner l’idée de croissance »

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Chaque culture possède un rapport différent à la finitude et à la mort . Il est ainsi courant au Mexique de se rassembler autour des sépultures des défunts pour y manger. La fête des morts constitue également un moment important de l'année. Cimetière "Panteon jardines del Recuerdo", Tlalnepantla de Baz (nord de Mexico City), État de Mexico, Mexique (19°33'40.06"N - 99°10'59.07"O) © Yann Arthus-Bertrand

Dans son dernier ouvrage L’Existence écologique : Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance publié en janvier 2023 au Seuil, l’économiste Christian Arnsperger interroge les fondements de la croissance et de la rationalité. Il explique notamment que la croissance n’a rien d’une évidence et qu’elle n’est en fait qu’une réponse parmi d’autres à des terreurs existentielles communes aux êtres humains comme la mort, la souffrance et le manque. Cette approche permet aussi de réfléchir aux moyens d’aller vers une société post-croissance et plus sobre. Nous explorons tous ces thèmes de réflexions dans cet entretien que Christian Arnsperger a accordé à GoodPlanet Mag’. Une invitation à réfléchir au sens de la croissance, à explorer notre intériorité à redécouvrir l’altérité. Par le prisme de l’anthropologie Christian Arnsperger, est professeur à l’Université de Lausanne.

Comment expliquez-vous le succès de l’idée de croissance, à tel point qu’elle s’est ancrée en nous presque comme une évidence ? Est-ce la force de son ancrage qui rend si difficile de sortir de la croyance que la croissance est indispensable ?

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L’économiste Christian Arnsperger Photo DR

Il y a au moins deux niveaux de réponses à cette question. Le premier est systémique, le deuxième plus individuel.

« Sans croissance économique, il n’y a pas de compromis social paisible qui soit compatible avec le capitalisme »

La croissance se montre indispensable au niveau systémique parce que, dans le système économique actuel qui résulte de nos choix, sans croissance économique, il n’y a pas de compromis social paisible qui soit compatible avec le capitalisme. Depuis au moins la Seconde Guerre Mondiale et les Trente Glorieuses, la croissance incarne la promesse que nous allions tous pouvoir s’enrichir au fur et à mesure du temps grâce au capitalisme, à la consommation et au marché. Elle était, dans le même temps, un des ressorts d’un État social qui allait tous nous soutenir dans cet effort avec l’État-providence, l’assurance maladie, etc. L’État-providence devait être financé par des impôts prélevés sur la production capitaliste et par la création monétaire. Pour que le bon fonctionnement de ce modèle perdure, il faut de la croissance.

« Poursuivre religieusement la croissance économique parce que c’est devenu le seul moyen de remplacer notre manque de liberté intérieure par une illusion de liberté extérieure. »

Au niveau anthropologique, nous – à savoir, dans ce cas précis, les êtres humains de l’Occident prospère – avons exporté un peu partout dans le monde une vision matérialiste du monde. Elle peut se résumer ainsi : il ne faut pas compter sur l’intériorité pour notre bien-être, notre sérénité et le sens de notre existence ; il faut uniquement compter sur l’extériorité, sur la possession de biens matériels et sur la comparaison par rapport aux autres, extérieurement. On a donc cherché l’infini là où on ne peut pas le trouver. Cette quête de l’infini dans la matière (finie) et dans le psychisme (fini) nous conduit à poursuivre religieusement la croissance économique parce que c’est devenu le seul moyen de remplacer notre manque de liberté intérieure par une illusion de liberté extérieure. Cette méprise est liée à des questions existentielles, dont celle de la mort.

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Votre livre explique effectivement que la croissance répond à la crainte existentielle de la mort. Dans le même temps, la croissance est responsable des crises écologiques qui provoquent de nouvelles angoisses existentielles relatives à la survie de l’espèce humaine. Comment sortir de cette contradiction ?

On en sort à condition de reconnaitre la contradiction elle-même. Or, elle est loin d’être reconnue par tout le monde car, au plus profond de notre culture, de nos choix politiques et de notre vision de l’avenir, nous sommes habités par l’idée que si on accélère suffisamment, alors on va tous y arriver. Pourtant, le capitalisme se révèle très gaspilleur. Il n’est capable d’enrichir un peu les plus pauvres qu’au prix d’un enrichissement gigantesque des plus riches. Une infime partie des richesses est redistribuée, ce qui implique que si on veut réduire la pauvreté de façon capitaliste, il faut accepter des ponctions faramineuses sur les ressources de la planète et l’environnement. Le modèle chinois l’a encore montré récemment puisque sa lutte contre la pauvreté s’est faite au prix d’une destruction environnementale et d’un consumérisme sans précédent. L’Occident a fait pareil deux siècles plus tôt.

« Si on veut réduire la pauvreté de façon capitaliste, il faut accepter des ponctions faramineuses sur les ressources de la planète et l’environnement. »

 Cette situation fait qu’on ne voit pas la contradiction entre le fait que la croissance réponde à notre crainte de la mort tout en étant mortifère pour la planète et l’humanité. On persiste dans la croyance que les ressources naturelles sont magiquement infinies alors qu’elles ne le sont évidemment pas. C’est une sorte de superstition capitaliste tenace. De plus, tant que cette contradiction n’est ni perçue, ni vue, on ne va pas chercher à se débrouiller autrement. Je crois que nous peinons à voir cette contradiction parce que nous cherchons à acheter la tranquillité intérieure au travers d’une consommation qui engendre une destruction des ressources extérieures, au point de menacer les limites planétaires.

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Qu’apporte l’anthropologie à la critique de la croissance et à la manière d’envisager une société post-croissance ?

L’anthropologie au sens de l’ethnographie apporte la connaissance du fait que d’autres êtres humains ne sont pas comme nous, Occidentaux blancs et prospères. Surtout, elle permet de comprendre que ces autres êtres humains sont capables, selon leurs propres dires, de très bien vivre en prenant d’autres voies que la nôtre. Selon l’ethnographie, il existe manifestement d’autres façons d’appréhender et de vivre la finitude et la mortalité. Des peuples et des cultures entières ont choisi de ne pas combler le vide existentiel que constitue la peur de la mort par l’accumulation matérielle individuelle.   

« Capables de très bien vivre en prenant d’autres voies que la nôtre »

L’anthropologie propose aussi un discours sur l’humain qui permet de regarder quels sont les ressorts profonds du système économique. En ce sens-là, l’angle anthropologique aide à se rendre compte des racines à l’origine de notre contradiction entre le déni de la mort et la croissance qui fonde le capitalisme productiviste et consumériste.

« Des peuples et des cultures entières ont choisi de ne pas combler le vide existentiel que constitue la peur de la mort par l’accumulation matérielle individuelle. »

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Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire une société post-croissance ?

Une société post-croissance signifie qu’on s’inscrit à la fois dans le respect des limites planétaires – c’est-à-dire que nos actions économiques cessent de dépasser les limites de la biosphère – et dans le respect des besoins fondamentaux des êtres humains. Cela conduit à remettre en cause le capitalisme, de questionner la création monétaire à partir de la dette bancaire, de revoir les modèles d’affaires, etc. Le but d’une société post-croissance est de décroître pour arriver à un état stable qui se situe en-dessous du plafond écologique et au-dessus du plancher social et économique de satisfaction des besoins de base.

« Le but d’une société post-croissance est de décroître pour arriver à un état stable qui se situe en-dessous du plafond écologique et au-dessus du plancher social et économique de satisfaction des besoins de base. »

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Il s’agit bien de ce qu’on appelle aussi l’économie du donut…

C’est effectivement bien la « donut economy » de Kate Raworth que je viens de décrire. La décroissance est le chemin par lequel nous rentrons à l’intérieur du donut, tandis que la post-croissance correspond à la manière dont nous vivons, une fois rentrés dans le donut.

l’économie du donut
Schéma présentant l’économie du donut tiré du site OXfam France DR Oxfam France

Quels sont les bénéfices d’une société post-croissance ?

Parvenir à la société post-croissance permet d’arrêter de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. On se satisfait de moins, et on le fait en développant une société où le plaisir de vivre provient d’autre chose que des biens matériels. Cela ne veut pas dire que nous ne possédons plus de biens matériels, mais que la frénésie de comblement de nos angoisses ne passe plus par l’acquisition et l’accumulation de ces derniers.

« Une société où le plaisir de vivre provient d’autres choses que les biens matériels. »

Les réponses à nos angoisses et le plaisir de vivre passent plutôt par le relationnel, le culturel, le social, le symbolique, et pourquoi pas par le spirituel ou le religieux. Je suis cependant agnostique sur les détails, ce n’est pas le business de l’économiste de prescrire de quoi la vie sera faite à l’intérieur du donut. 

« Une manière beaucoup plus ancrée et apaisée de porter notre condition humaine. »

Le principal bénéficie d’une telle société sera que nous reviendrons à une manière beaucoup plus ancrée et apaisée de porter notre condition humaine. Je pense que la vie post-croissance sera une vie tournée en partie vers des enjeux qu’on appelle aujourd’hui spirituels – mais on peut aussi les qualifier de philosophiques ou existentiels. Ils portent sur la manière de vivre ensemble en s’apportant les uns aux autres la tranquillité dont nous avons besoin pour ne pas tout baser sur la consommation et l’accumulation et, en fin de compte, sur la croissance.

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Ces modes de vie-là ne sont pas encore connus, ils sont à inventer. Sans doute se rapprocheront-ils d’une certaine façon de ceux des peuples premiers. Pour autant, redonner une place à des formes de spiritualité et réduire nos besoins ne veut pas dire qu’on va revenir à « l’âge des cavernes », comme certains le prétendent. Cela veut dire que les usages des biens matériels et des technologies seront très différents de maintenant.

Vous appelez à une révolution anthropologique, pourtant cela ne se décrète pas. C’est un changement diffus et collectif. Comment faire en sorte de sortir de la croissance sans que cela soit vécu comme une privation ?

C’est LA question. Pour le moment, il n’y a pas de réponses. La recherche actuelle sur la post-croissance consiste toutefois à dire qu’une mutation anthropologique profonde ne se décrète pas, mais qu’elle doit être inlassablement évoquée et mise en avant dans les discours, dans l’enseignement, auprès des plus jeunes et à l’école, etc,. parce que sinon, le changement n’adviendra jamais.

« Une mutation anthropologique profonde ne se décrète pas, mais qu’elle doit être inlassablement évoquée et mise en avant »

La révolution anthropologique ne pouvant pas se décréter, ce qui compte est donc de mettre en place au départ des politiques de réduction de l’empreinte écologique et de justice sociale. L’idée est d’aller vers ce qu’on appelle aujourd’hui des « transitions justes ». Le changement au sein du capitalisme doit se faire progressivement dans la façon de produire, de consommer, de faire des affaires et de travailler.

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Il est possible, même à l’intérieur du capitalisme consumériste, d’y parvenir grâce à des politiques économiques incitatives, des outils fiscaux et des politique monétaires. Ce sont là des décisions collectives et législatives nécessaires pour poser les bases d’un apprentissage collectif : celui de vivre bien, tous ensemble, avec moins.

Il est prouvé que satisfaire les besoins de base de l’humanité peut se faire avec moins d’énergie, moins de production et beaucoup moins de gaspillage. De tels choix appellent à du courage de la part des décideurs, ils ne peuvent pas non plus se décréter sans soutien – et c’est pourquoi la pédagogie et la compréhension des enjeux deviennent vitales.

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Dans ce contexte d’incertitude, quelle place accorder à l’éducation ?

De plus, aucune des réponses aux crises écologiques n’est garantie à 100 %. Notre job, à nous les universitaires, est de parler de tous ces aspects même s’ils ne peuvent pas se décréter. Il nous faut parler de ce qui se passe en nous en tant qu’êtres humains. Il faut avoir de la compassion et comprendre qu’il nous est difficile de renoncer à un modèle addictif qui nous donne l’impression illusoire de résoudre nos tourments intérieurs par le matérialisme.  

« Il nous est difficile de renoncer à un modèle addictif qui nous donne l’impression illusoire de résoudre nos tourments intérieurs par le matérialisme. »

Je pense que ce type de message progresse. J’en veux pour preuve l’organisation, tout récemment en mai 2023, à la Commission européenne d’une grande conférence internationale sur la post-croissance. Les politiques essayent de voir comment faire autrement, bien qu’eux aussi aient peur. Malgré des avancées, c’est loin d’être gagné.

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Vous écrivez dans le livre que « l’Occident moderne possède indiscutablement les ressources nécessaires permettant de reconnecter nos foyers existentiels », c’est donc que vous êtes optimiste sur l’avenir. Pourquoi ?

Je reste prudemment optimiste car nous disposons d’outils variés pour faire face aux crises contemporaines et à venir. Il y a les technologies, les capacités des démocraties à créer de nouvelles politiques et de nouveaux arrangements. On a aboli l’esclavage, on a répondu à une partie des revendications du mouvement ouvrier, on a mis en place des droits plus égalitaires dans des sociétés très inégalitaires. Ce n’est certes pas parfait, mais quand même mieux qu’avant. Ces évolutions témoignent des capacités de la démocratie à porter au niveau politique des changements.

Il faut une prise de conscience de la peur existentielle cachée de la mort qui nous travaille tous afin de détrôner l’idée de croissance.

Nous disposons en plus aujourd’hui de ressources existentielles (ou spirituelles) venues du monde entier. Elles apportent de nouvelles façons de penser, de voir le monde et de vivre. La boîte à outils politique, économique, technologique et philosophique existe. Elle est bien garnie. Elle renforce ma conviction quant à nos capacités à changer. Il n’empêche que beaucoup de blocages persistent en raison de nombreuses pressions économiques et politiques réactionnaires. Beaucoup ne veulent pas que ces idées nouvelles entrent dans les programmes scolaires, notamment, afin que nous restions de braves utilisateurs du capitalisme et de la consommation.

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Avez-vous un dernier mot ?

Mon insistance sur les questions existentielles de mortalité et de finitude peut sembler un peu morbide. Ce n’est pas du tout mon but. Mon objectif est de « déterrer » une sorte de non-dit fondamental de notre civilisation. Nous avons tous cette peur de nos fragilités, de souffrir et de mourir, mais nous ne réalisons pas qu’elle nous pousse collectivement à faire des bêtises. Je pense néanmoins qu’à condition de s’en rendre compte et de commencer à partager cette fragilité, nous pourrions vivre tout autrement, y compris sur le plan économique. Il faut une prise de conscience de la peur existentielle cachée de la mort qui nous travaille tous afin de détrôner l’idée de croissance. Face à ces peurs et face au défi écologique qu’elles contribuent à engendrer, l’ensemble de l’humanité est dans le même bateau.

Propos recueillis par Julien Leprovost

Pour aller plus loin

Christian Arnsperger L'Existence écologique, Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l'après-croissance,
L’Existence écologique,
Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance, Christian Arnsperger

L’Existence écologique : Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance, Christian Arnsperger, Le Seuil 

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