Le journaliste Fabrice Nicolino, auteur du Grand Sabotage climatique : « s’attaquer au changement climatique nécessite forcément de poser la question de l’activité économique »

Le journaliste Fabrice Nicolino, auteur du Grand sabotage climatique

Le journaliste Fabrice Nicolino, auteur du Grand sabotage climatique © Anne Vaudoyer

Dans son dernier ouvrage, Le grand sabotage climatique Révélations sur un système corrompu publié en septembre 2023, le journaliste Fabrice Nicolino revient sur les échecs continus de l’action climatique depuis plus de 35 ans. Alors que les alertes sur les crises environnementales se sont multipliées depuis les années 1970, les sociétés humaines peinent à agir efficacement pour les enrayer. Fabrice Nicolino s’interroge sur le rôle ambigu de certaines personnalités, dont le businessman et diplomate canadien Maurice Strong, ayant pris part à l’élaboration du système onusien des Sommets de la Terre et des COP (conférence des partis de la convention de l’ONU sur le climat). Son livre paraît alors que la prochaine séance de négociations climatiques, la COP28 se déroule à Dubaï dans un pays producteur et exportateur de pétrole. GoodPlanet Mag’ est allé interviewer Fabrice Nicolino.

Pourquoi avez-vous écrit le livre enquête Le grand sabotage climatique Révélations sur un système corrompu ?

Je suis un observateur de la crise climatique depuis trois décennies. J’en suis l’évolution et les développements quand j’en suis venu à me demander pourquoi une question aussi importante s’aggrave sans que l’on aboutisse à des décisions contraignantes et des résultats. Tout le monde devrait au moins se demander pourquoi la situation climatique ne s’est pas améliorée depuis la création du Giec il y a 35 ans.

« Tout le monde devrait au moins se demander pourquoi la situation climatique ne s’est pas améliorée depuis la création du Giec il y a 35 ans. »

Le double jeu de Maurice Strong

Pour quelles raisons avez-vous conduit cette enquête qui revient sur la genèse des organisations mondiales en charge de l’environnement et certains de leurs membres, dont Maurice Strong ?

Mon point de départ est de comprendre ce qui se passait et pourquoi l’action climatique n’a pas conduit à des résultats. Je trouve stupéfiant de voir que la presse est passée à côté d’évidences. Les révélations contenues dans ce livre, et jamais publiées auparavant, concernent Maurice Strong, qui reste un grand inconnu.

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Maurice Strong, qui reste en effet assez méconnue du grand public, occupe pourtant une place centrale dans votre enquête. Le connaissiez-vous avant de démarrer votre enquête ?

J’ai déjà abordé en des termes différents la figure de Maurice Strong par le passé, notamment dans une tribune sur l’échec de la COP21 publiée dans Le Monde en 2015 avant le début du sommet. Maurice Strong n’était donc pas un parfait inconnu, j’ai néanmoins découvert beaucoup de choses que j’ignorais en rédigeant le livre.

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Justement, qui est Maurice Strong ?

Maurice Strong est un Canadien né en 1929 et mort en 2015. Il devient un personnage central dans la question du climat quand en 1970, alors que personne ne le connaît, l’ONU lui confie, pour des raisons qui demeurent opaques, l’organisation de la conférence de Stockholm sur l’état de la planète. C’est ce qu’on nommera plus tard le premier Sommet de la Terre. C’est aussi à ce moment-là que le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) est créé. Strong en deviendra le premier président.

« Maurice Strong a toujours été un homme du pétrole et un businessman. »

Il va co-fonder le Giec, siéger à la tête de l’UICN, du WWF et de nombreuses autres organisations jusqu’à devenir sous-secrétaire général de l’ONU. Il ouvre le Sommet de la Terre de Rio de 1992, qui est un moment durant lequel on se dit qu’on va enfin faire quelque chose pour préserver l’environnement. Toujours comme sous-secrétaire général de l’ONU, il a ensuite ouvert la COP de Kyoto en 1997 durant laquelle une modeste réduction de 5,2 % des émissions de gaz à effet de serre des pays développés a été annoncée. Elle n’a pourtant jamais eu lieu.

Quel est le problème avec Maurice Strong ?

Maurice Strong a toujours été un homme du pétrole et un businessman. Pendant qu’il jouait la carte de la défense du climat, Maurice Strong fondait, vendait ou achetait des sociétés pétrolières. Il faut reconnaître que c’est très étrange et dérangeant. Je ne sais pas quelle est la part de sincérité de Maurice Strong dans ses discours sur l’écologie. Je déteste le cynisme absolu, ce qui fait que j’ai du mal à croire qu’il était juste un salopard.

De plus, pour organiser le Sommet de la Terre de Rio, il recrute un businessman suisse condamné en Italie dans un scandale lié à l’amiante. Ce dernier, Stephan Schmidheiny exilé en Amérique du Sud, ne purge pas sa peine en raison de la prescription des faits pour lesquels il est reconnu coupable. Il fonde en 1995 le World Business Council for Sustainable Development dans lequel on trouve les pires pollueurs de la planète. Il regroupe aujourd’hui 200 entreprises multinationales notamment celles du pétrole et du gaz.

« S’attaquer au changement climatique nécessite forcément de poser la question de l’activité économique »

Pour moi, c’est un simulacre dans le sens où on fait semblant d’agir. On dit qu’on agit tandis on ne fait rien en réalité.

Que voulez-vous dire ?

On ne fait rien car s’attaquer au changement climatique nécessite forcément de poser la question de l’activité économique telle qu’elle se déroule. C’est donc remettre en question le commerce mondial, la prolifération des objets, l’obsolescence programmée… Au centre du capitalisme se trouve l’idée qu’il faut acheter et jeter rapidement. Ce sont ces idées qu’il faut remettre en cause. Or, ce n’est pas possible pour les responsables des organisations internationales qui sont souvent en lien avec les grandes entreprises ou les gouvernements.

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Percevez-vous le rôle de Maurice Strong comme un symptôme des dysfonctionnements ou une des causes de l’échec de l’action climatique ?

Ce n’est qu’une hypothèse, mais je pense qu’on a choisi Maurice Strong à ces postes là car on savait qu’il n’embêterait personne. En effet, dès le début des années 1970, de nombreuses personnes sont déjà équipées intellectuellement et moralement pour faire face aux défis environnementaux. Maurice Strong est presque un prestidigitateur, car il parvient à donner l’illusion que l’affaire est bien prise en main et qu’elle va donner des résultats. C’est dramatique, voire toxique.

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Un regard critique sur la COP28

Même si j’ai déjà ma petite idée sur votre réponse, quel regard portez-vous sur la COP28 qui se déroule aux Emirats Arabes Unis ?

Elle sera dans la pleine continuité des précédentes. Dans les organismes internationaux et dans la convention cadre de l’ONU pour le climat, il n’y a jamais de représentants des peuples ou de la société civile ou des minorités affectées par les catastrophes. On reste dans un cercle étroit marqué par le sceau d’entre-soi. C’est ainsi que Sultan Al Jaber, ministre du pétrole et dirigeant d’entreprise, se retrouve à la tête de la COP28. Je le perçois comme une provocation à l’égard des sociétés humaines. Elle revient à dire aux gens que « tout va continuer comme avant ».

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« Les pétroliers jouent leur peau. »

Ce sera aussi la COP avec la plus grande présence de lobbyistes du pétrole annoncée…

Oui, car les pétroliers jouent leur peau. C’est dans la nature des grandes entreprises des énergies fossiles de poursuivre leur exploitation, tout en faisant des promesses et des beaux discours. C’est ridicule de perdre du temps à demander à ces entreprises de diminuer la production de pétrole vu qu’elles ont été créées dans ce but. Même si Patrick Pouyanné, le patron de Total Energies décidait de diminuer massivement la production de pétrole de l’entreprise, il serait aussitôt débarqué par les actionnaires.

Vous livrez une critique fustigeant l’incapacité d’agir des décideurs, leur manque de vision et de plan, les décisions non-contraignantes au niveau des COP, la collusion d’intérêts entre le business et les décideurs, la croyance dans les solutions technologiques… Selon, vous que faudrait-il changer pour lutter contre le dérèglement climatique et l’érosion du vivant ?

Je termine mon livre par une lettre à la jeunesse sur le destin du monde. J’y appelle à une révolte radicale et définitive. C’est mon point de vue que je justifie par le fait que nous faisons face à une menace globale pour les fondements même de la vie sur Terre. Nous assistons à la destruction accélérée des écosystèmes. C’est un phénomène que l’humanité n’a jamais rencontré au cours de son histoire. 

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De plus, les formes politiques actuelles sont anciennes. Elles ne savent donc pas affronter quelque chose d’inédit Les gouvernements et les partis n’ont pas les dispositions mentales ni les armes pour comprendre ce qui est en jeu et régler le problème. Ils détournent une énergie précieuse vers des buts chimériques. Il faut donc créer ensemble de nouvelles formes politiques capables de répondre à ces défis. La crise écologique doit rassembler.

Je pense ainsi qu’en complément de la déclaration universelle des droits de l’homme, il faut inventer une déclaration universelle des devoirs de l’homme. L’espèce humaine domine et écrase tout. C’est donc nous, humains, qui avons le devoir absolu de protéger le vivant, dont nous faisons partie.  

Que voulez vous dire en faisant appel à un principe de responsabilité élargi ?

Avec la révolution industrielle, il s’est passé un événement qui n’a pas été considéré à l’époque ni de nos jours alors qu’il est fondamental. Les humains sont demeurés intellectuellement et moralement les mêmes sauf qu’ils disposent depuis de moyens technologiques, techniques et industriels colossaux. Or, la nature humaine reste la même, nous avons une espérance de vie très courte et une vision microscopique du monde. Ces outils sont trop puissants pour nous, mais nous refusons de l’entendre.

Qu’en est-il de la sobriété comme solution ?

J’ai grandi dans une famille qui a connu la misère. C’est repoussant, Il y a en France des gens qui ont du mal à vivre. Cela ne m’empêche pas de plaider pour la pauvreté, terme que je préfère à la sobriété. Les pauvres de ce monde sont les riches de la planète.

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Vous évoquiez plus tôt la jeunesse. Elle représente la force et l’énergie, elle est pourtant minoritaire dans les pays riches et industrialisés… Donc, comment faisons-nous pour embarquer tout le monde ?

Oui, vous avez raison. La jeunesse se trouve dans les pays du sud tandis que nos sociétés occidentales gavées de biens matériels sont des sociétés de vieux. C’est un problème colossal et crucial. Car les sociétés occidentales sont les créateurs des dérèglements climatiques. Il faut parler avec le Sud, ne pas laisser ces populations se démener seules avec ce problème. Il faut réconcilier les sociétés du nord et du sud autour d’un projet qui redonne de l’espoir.

« Il faudrait un plan mondial de restauration des écosystèmes. »

C’est pourquoi, selon moi, il faudrait un plan mondial de restauration des écosystèmes comme les forêts ou les grands fleuves. L’idée est utopique mais redonnerait de l’espoir à tout le monde tout en permettant aux centaines de millions de jeunes des pays du sud d’œuvrer. Un plan de cette ampleur se finance en s’emparant d’une fraction des milliers de milliards de dollars de la spéculation mondiale. Cet argent financerait un salaire minimum pour les jeunes qui restaureraient les écosystèmes nécessaires à leur survie et leurs sociétés.

Vous écrivez à un moment que vous regrettez que les médias et les journalistes n’aillent pas assez en profondeur dans le traitement des sujets environnementaux, que voulez-vous dire ? Quel regard portez-vous sur le traitement actuel de la crise écologique ?

Les choses ont un peu évolué ces dernières années. Toutefois, l’idée de rupture mentale définitive avec le système actuel n’a pas encore pénétré les cerveaux. La presse s’avère malade. S’il fallait proportionner l’information à son importance, il est sûr et certain que la crise climatique écraserait totalement le reste. L’information est dominée par les faits divers ou des conflits localisés au détriment des grands enjeux. Ce sont bien évidement des drames, mais ils ne concernent pas le destin commun de l’humanité.

« L’idée de rupture mentale définitive avec le système actuel n’a pas encore pénétré les cerveaux. »

La crise actuelle est une guerre menée contre le vivant. Il s’agit d’une guerre d’un genre particulier. Il n’est pas question ici de deux armées qui s’affrontent pour conquérir un territoire, mais de nous-même. Son front passe à l’intérieur de nous-même quand on se demande si on doit acheter telle ou telle chose, faire ou ne pas faire telle ou telle autre. Cela nous met face à nos responsabilités. Cela peut sembler infime, mais c’est un infime multiplié par des milliers voire des millions de fois. Est-ce normal qu’un fabricant de téléphone ou d’ordinateur soude une batterie afin de rentre obsolète et/ou irréparable l’appareil ? Il y a un travail formidable de solutions possibles, mais je trouve que la presse ne nous aide pas du tout à explorer ces voies-là.

Enfin, en plus d’une dénonciation du rôle du capitalisme et de la mondialisation dans les crises actuelles, vous insistez également sur le langage, le choix des mots, le fait que ceux-ci sont plus beaux ambitieux que les actes… Finalement, le tour de force des acteurs économiques et des états n’est-il pas avant tout celui d’avoir créé un beau récit pour masquer la réalité des crises ou de jouer sur le doute, l’attente de solutions technologiques ? Pouvez-vous revenir sur ces idées que vous développez dans Le Grand Sabotage climatique ?

On en revient encore à Maurice Strong qui dans les années 1980 créé à l’ONU la commission Brundtland. Elle est présidée par Gro Harlem Brundtland qui a été ministre de l’Environnement et Première ministre de Norvège. Cette commission va produire le rapport, que je juge de mauvaise qualité, « Notre avenir à tous ». Il sera traduit dans le monde entier. Surtout, c’est dedans qu’apparaît l’expression « Sustainable Development » qui sera traduit en français par « développement durable ». Maurice Strong était dans cette commission, il aurait lui-même amené cette expression. Dans la langue française, on a retenu durable plutôt que soutenable. Soutenable renvoie pourtant à l’écologie scientifique puisqu’il s’agit de ce qu’un écosystème peut soutenir. Il y a donc une tension entre le soutenable et l’insoutenable. Il y a une idée de limite dans le mot soutenable tandis que le terme durable induit d’autres idées, comme l’absence de limite au développement. Il pourrait se prolonger indéfiniment. Je vois l’expression « développement durable » comme providentielle car elle permet de dissimuler que le développement, tel qu’on l’entend, détruit la nature. Cela relève de la pensée magique.

En dépit de tous ces nouveaux concepts et mots comme développement durable, économie circulaire, empreinte carbone, compensation … etc, les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter. Et ce depuis la création du Giec puis des négociations sur le climat. Les objectifs de l’Accord de Paris de limiter le réchauffement à 2 degrés sont déjà pulvérisés moins de 10 années après sa conclusion.

Avez-vous un dernier mot ?

Bien que je n’en aie pas l’air, je ne suis pas un pessimiste radical. J’aime énormément la vie. L’espoir existe, il passe par une réévaluation complète de la situation. Au bout de 35 années de travaux du Giec et de négociations climatiques, il est normal d’effectuer un bilan. Si rien n’a bougé, c’est que quelque chose a foiré. La priorité des priorités est donc de comprendre pourquoi cela n’a pas marché et ensuite agir. Il ne faut plus dire qu’on va agir, il faut désormais le faire.

Je pense que chacun a quelque chose à faire à son niveau. il ne s’agit pas d’aller risquer sa vie mais plutôt que tout le monde s’engage dans ce combat décisif pour l’avenir des écosystèmes et des humain.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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Propos recueillis par Julien Leprovost

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