L’anthropologue Fanny Parise : « le tabou carbonique est la contrainte des contraintes qui va aboutir à une réorganisation de la société »

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L'exploitation du pétrole issu des sables bitumineux en Alberta au Canada. La mise en place d'un tabou carbonique, comme proposé par Fanny Parisse impliquerait de renoncer à l'utilisation des énergies fossiles. © Yann Arthus-Bertrand

L’anthropologue Fanny Parise, spécialiste de l’évolution des modes de vie et de la consommation avance le concept d’un tabou carbonique dans son dernier ouvrage No carbon Anthropologie d’un monde de contraintes publié en octobre 2023 aux éditions Payot. Elle y défend l’idée que pour réussir la transition écologique, il faut ancrer profondément en nous l’interdiction de polluer. Avant No Carbon, les travaux de Fanny Parise ont porté sur les rapports à la consommation des classes moyennes et aisées en période de transition socio-écologique. Ils étaient au centre de son précédent ouvrage Les Enfants gâtés Anthropologie du mythe du capitalisme responsable publié en mai 2022. À l’occasion de la sortie de No Carbon son nouveau livre, GoodPlanet Mag’ l’a interviewée pour revenir sur le concept de tabou carbonique.

Dans votre dernier ouvrage No Carbon, vous avancez et défendez la notion de tabou carbonique, qu’est-ce donc ?

L'anthropologue Fanny Parise no carbon tabou carbonique
L’anthropologue Fanny Parise, auteur de No Carbon © Melanie Bultez

Le tabou carbonique est en partie la face anthropologique de la transition vers une société moins émettrice de carbone. Il n’existe pas encore, mais pourrait voir le jour du fait de l’urgence écologique. Le tabou carbonique est d’abord un interdit.  Un tel type d’interdit est aujourd’hui perçu comme contrainte car peu d’efforts sont faits pour limiter les émissions. Cependant, lorsqu’une contrainte est acceptée, puis intériorisée, elle devient une norme.

L’idée du tabou carbonique est de voir ce qu’il arriverait si on érigeait de manière anthropologique la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre comme socle d’une nouvelle société.  Pour le moment, on parle beaucoup d’émettre moins mais dans les faits, les modes de production, de consommation et d’extraction, n’ont pas encore véritablement changé dans les sociétés occidentales.

Pourquoi avez-vous choisi de parler de tabou ?

En préalable, il faut savoir qu’en anthropologie, le tabou est un interdit ultime qui constitue un pilier de la vie en société. Il est suivi et accepté par l’ensemble des membres d’un groupe. Le tabou vise à assurer la survie et la pérennité de la société. 

« En anthropologie, le tabou est un interdit ultime. »

Chaque groupe va choisir un ensemble de règles spécifiques et d’interdits pour faire face aux risques et assurer sa survie. Le tabou carbonique est la contrainte des contraintes qui va aboutir à une réorganisation de la société tant sur le plan des pratiques que sur celui des représentations.

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Dans des sociétés qui se réclament de la liberté et de l’individu, le terme tabou porte en lui une connotation négative…

 Il est intéressant de ne pas voir le tabou, et encore plus le tabou carbonique, comme quelque chose de négatif, mais de l’envisager comme quelque chose de bénéfique pour les gens, le vivant et la planète afin que l’ensemble se porte mieux de façon générale.

Dans une période où les sociétés capitalistes atteignent leurs limites, la transition cherche à atteindre une société bas carbone voire totalement décarbonée. Elles misent sur une approche techno-solutionniste. Pourtant, l’anthropologie permet de décaler le regard pour être davantage dans l’approche culturelle de la transition. Elle repose plutôt sur les valeurs, notamment celles qui fédèrent le groupe.

Quels sont les prérequis socioculturels pour son émergence ?

Un tabou reflète les contraintes économiques, culturelles, sociales et environnementales. L’enjeu est de savoir comment rendre socialement acceptable ces contraintes. Le tabou, et donc les interdits qui en découlent, doivent être cohérents avec les attentes de la société.

Ainsi, le tabou carbonique obligerait de prendre en compte, à tous les niveaux de la société, de l’individu au législateur en passant par les organisations comme les entreprises ou les collectivités, le risque réel de déclin de nos sociétés en raison de l’utilisation massive des énergies fossiles. Cela correspond finalement à questionner en profondeur nos modes de vie.

Quel intérêt présente le tabou carbonique dans les réflexions sur la transition ?

Le tabou carbonique vise d’abord à assurer la survie du groupe en érigeant une norme pour affronter les périls environnementaux. L’approche est différente puisqu’elle englobe tous les aspects de la vie. Jusqu’à présent, l’action climatique est pensée de manière sectorielle avec des stratégies qui se focalisent sur des aspects spécifiques comme la chaine de production, certains types de déplacements etc…

« Nous sommes dans une période où nous avons encore un peu de marge dans le choix de nos contraintes. »

En outre, ce qui est intéressant avec la contrainte est qu’elle s’inscrit dans un cadre social, économique, environnemental et culturel.

Nous sommes dans une période où nous avons encore un peu de marge dans le choix de nos contraintes. La transition ne peut pas s‘effectuer sans effort, il n’est pas possible de l’achever en continuant comme avant par le biais d’une consommation dite éco-responsable. 

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Il est possible de modeler dès à présent le tabou carbonique en fonction de micro-comportements et des choix individuels. On peut donc l’adapter en fonction des classes sociales ou des territoires, des pays ou des secteurs d’activités afin que la transition soit la moins douloureuse possible.

Quelles sont les conditions anthropologiques requises selon vous pour réussir la transition ?
D’un point de vue anthropologique, on sait que les individus résistent jusqu’au dernier moment au changement. Mais, après, paradoxalement, une fois au pied du mur, on constate une forte adaptabilité.

« On sait que les individus résistent jusqu’au dernier moment au changement. »

Ces conditions se retrouvent à toutes les échelles. La première se situe au niveau individuel, elle consiste à accepter que nos modes de vie changent. Il ne s’agit pas juste de remplacer un produit A par un produit B paré de vertus éco-responsables. Une telle approche relève de la fausse bonne idée. Il convient de s’interroger au fond de nous afin de se reconnecter avec la « souveraineté morale » afin de décider ce qui est légitime ou non dans le cadre du tabou carbonique.

Ensuite, à l’échelle d’une organisation, capitaliste ou non, ou d’un territoire, on peut décider d’agir en cohérence sans détruire le vivant.

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Enfin, à une échelle plus large, il nous faudra accepter que tout ce qu’on connaît n’est plus viable dans une société écologique. Il faudra donc repenser nos manières de vivre et de faire société.

Finalement le facteur technique est moins déterminant que celui des choix de sociétés ?

Effectivement, dans une perspective anthropologique, la technologie ne représente pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre un idéal de vie ou un idéal de société.  En privilégiant une vision techno-orientée, on se ferme un certain nombre de portes, notamment celles qui consistent à voir le monde différemment etr voir les nouvelles valeurs qu’on peut attribuer aux choses, aux interactions sociales et la place qu’on veut occuper dans le monde.

« Présenter les technologies et le numérique comme la seule voie contribue à maintenir le collectif dans un statu quo. »

Je suis favorable à une technologie et au numérique utiles à certains moments.  Mais présenter ces derniers – technologies et numérique – comme la seule voie, contribue à maintenir le collectif dans un statu quo. Surtout la voie technologique enferme dans une vision du monde. Elle bénéficie cependant de l’avantage d’être celle qu’on connaît. Les progrès technologiques ont amené plein de choses positives.

Dans une période de transition comme la nôtre, une telle approche se révèle dangereuse. Car, avant de se demander ce que la technologie peut changer ou ce qu’il faudrait changer à nos sociétés en termes de valeurs et de représentations, on se demande d’abord ce que la technologie peut faire sans songer à l’utilité réelle ou à l’impact social et environnemental. À la suite d’un travail de réflexion, on pourra chercher dans quels domaines la technologie rend possible nos aspirations. Et non pas l’inverse, qui consiste à se dire d’abord ce qu’on peut technologiquement faire pour maintenir nos modes de vie à tout prix.

Vous présentez la contrainte comme une étape nécessaire avant de devenir une norme admise par tous. Est-ce que cela revient à dire qu’il y a donc dans la transition une étape compliquée à surmonter, celle de faire accepter des contraintes par un nombre suffisant de personnes ?

Bien évidemment, car tout changement est une forme de renoncement. Tout changement va amener des résistances car c’est quelque chose de déstabilisant et d’hyper angoissant. Même si les individus aiment faire comme ils veulent, ils adorent avoir un cadre normatif et une routine qui donnent une vision rassurante à la journée, à la semaine ou à la vie.

« Tout changement est une forme de renoncement. »

Il faut donc parvenir à créer une nouvelle routine quotidienne qui soit rassurante. La contrainte est l’étape avant la norme, ce n’est pas une étape agréable car elle peut chambouler les repères. En revanche, si la contrainte est acceptée par plusieurs personnes ou par le groupe, cette contrainte deviendra vite une norme rapidement invisibilisée.

Par exemple ?

En regardant un peu en arrière, les individus ont déjà énormément modifié leurs habitudes de consommation. Tout le monde, ou presque, a fait entrer de nouveaux gestes dans son quotidien alors que quelques années auparavant ces comportements paraissaient inimaginables à un grand nombre de personnes.

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Pour donner des exemples de comportements qui ont évolué :, le tri des déchets, privilégier les mobilités douces, utiliser moins la voiture, n prendre conscience de la maîtrise du chauffage et de l’eau, ne plus nécessairement manger de la viande à tous les repas, prêter attention aux labels ou bien aux aliments…

Toutes ces petites choses étaient impensables pour des personnes pas forcément engagées écologiquement ou socialement. Elles les ont pourtant intégrées, ce qui démontre bien qu’une contrainte, une fois devenue une norme est admise. On oublie vite qu’on faisait différemment quelques temps plus tôt.

« On oublie vite qu’on faisait différemment quelques temps plus tôt. »

Comment faire pour que cela ne soit pas perçu comme un renoncement ?

Tout va dépendre des stratégies des entreprises et des gouvernements. Nous sommes toujours à l’heure actuelle dans une société contradictoire. D’un côté, nous parlons énormément d’urgence climatique, de crise du vivant et de transition écologique. De l’autre côté, rien n’est fait pour que la situation change. On cherche encore à vivre et consommer de la même manière. En maintenant cette forme de dichotomie, on est dans l’ère du « marketing du chaos ». Il faut le comprendre dans le sens où si on ne change rien on va vers une situation incontrôlable sur le plan environnemental.

« Le changement apparaît moins difficile car le tabou carbonique n’irait alors plus à l’encontre des discours dominants. »

C’est pourquoi je pense qu’on a besoin d’un « marketing au service du chaos », c’est-à-dire des discours et des représentations allant dans la direction de profonds et vrais changements. Ce « marketing du chaos » implique une approche globale et sélective des priorités d’action. Le changement apparaît moins difficile car le tabou carbonique n’irait alors plus à l’encontre des discours dominants, des stratégies, des options de consommations et des modes de vie proposés aux individus.

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Quel regard portez-vous sur l’idée qu’il faille de « nouveaux imaginaires » ?

Je pense que les nouveaux imaginaires sont un élément très important, mais cette approche ne peut pas être unique, comme les approches techno-solutionnistes. Ces deux approches présentent le risque de ne proposer qu’une voie unique pour amener nos sociétés sur les chemins de la transition ou d’un autre monde. Je prône plutôt pour la théorie de la cohabitation qui consiste à penser une pluralité de manières de faire société. Il faut ensuite créer des maillages et des alliances à différentes échelles. Cela permet d’avoir du vivre-ensemble. Le tabou carbonique a néanmoins un rôle à jouer dans l’émergence de ces imaginaires.

« Le tabou carbonique a néanmoins un rôle à jouer dans l’émergence de ces imaginaires. »

Il convient d’être vigilant sur le risque que les nouveaux imaginaires soient éloignés, si ce n’est déconnectés, des pratiques et des manières de faire. En dépit de leur omniprésence depuis des années, aucun n’a pour l’instant émergé et fait consensus en amenant des changements de pratiques au quotidien.

 L’économiste Christian Arnsperger aborde la question du capitalisme et la croissance comme une réponse aux peurs de la mort, qu’en pensez-vous ?

Les sociétés capitalistes et hautement technologiques cherchent sans cesse à repousser les frontières du possible aboutissant au fait que nos sociétés ont beaucoup plus d’impact que d’autres sur l’environnement. Cela se traduit par une aspiration à devenir des quasi-dieux, sans rien au-dessus. À vouloir tuer la mort, on en oublie les contraintes, et donc les risques, de la nature.

« À vouloir tuer la mort, on en oublie les contraintes, et donc les risques, de la nature. »

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Vous portez une attention à de nouveaux rites pour sortir du capitalisme et allez vers une société du tabou carbonique, a contrario quels rites que nous connaissons actuellement seraient amenés à disparaître et remplacés par quoi ?

Si le tabou carbonique advient, la fameuse routine du métro-boulot-dodo, du moins la logique d’aller quotidiennement exercer un travail rémunéré risque d’être profondément transformée. Dans une société du tabou carbonique, les entreprises et le travail n’ont plus la même place.

Aujourd’hui le travail structure la vie des individus, revoir sa place sous le prisme du tabou carbonique aurait des impacts sur le rapport à la famille, les déplacements, sur les aménagements des villes mais aussi de l’habitat et du logement. Dans le livre, j’aborde le sujet des sociétés post-agraires dans lesquelles l’habitat devient un HUB qui offre plus de fonctionnalités , comme produire une partie de son alimentation ou de son énergie.

« Les loisirs ont un impact considérable tant d’un point de vue anthropologique que climatique. »

Une des évolutions majeures d’une société du tabou carbonique serait de revoir la place accordée aux loisirs. Dans une société capitaliste, ceux-ci sont intimement liés au travail. Mais, les loisirs ont un impact considérable tant d’un point de vue anthropologique que climatique. Le tabou carbonique conduit à imaginer un monde où le streaming vidéo massif, le jeu vidéo, le tourisme n’existent plus sous les formes qu’on connaît actuellement. Il faut alors imaginer par quoi on les remplace. 

Au profit de quel rite ?

On pourrait imaginer un rite d’entrer à l’âge adulte qui responsabilise l’individu sur son empreinte écologique. L’entrée à l’âge adulte, plutôt que de se faire par un diplôme ou le permis de conduire, pourrait se faire par la remise d’une carte ou d’un permis carbone à vie. On dirait alors à la personne « tu disposes de ce capital, fais-en bon usage. Si tu veux rester intégré, tu ne dois pas dépasser tes quotas par secteur ou par année… »

« Au final, les changements à venir ne sont peut-être pas aussi terribles. »

Avez-vous un dernier mot ?

Percevoir la transition et le moment de société dans lequel on vit par la contrainte peut paraître contre intuitif, pourtant cela permet de faire un pas de côté pour rendre visible ce qu’on refuse de voir, ce que l’on ne veut ou ne peut pas voir. Au final, les changements à venir ne sont peut-être pas aussi terribles. Le plus important est sans doute de cesser de croire dans les discours fictionnels des publicités et des politiques, qui nous enferment dans une forme d’immobilisme en nous faisant croire à un changement alors que rien ou presque ne change. La menace de l’inertie des sociétés reste encore sous-estimée.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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