L’essayiste Renaud Duterme, auteur de Pénuries, quand tout vient à manquer : « il ne faut pas seulement un projet de démondialisation mais plutôt un projet d’autonomisation »

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Camps de réfugiés somaliens de Dadaab: le camp de Hagadera, province nord-orientale, Kenya (0° 0'0.39"S - 40°21'52.99"E). © Yann Arthus-Bertrand

Dans Pénuries, quand tout vient à manquer, son dernier ouvrage publié début 2024, le géographe et essayiste Renaud Duterme aborde la fin de l’abondance dans les sociétés occidentales en raison notamment des limites physiques de la planète. Il appelle à s’y préparer. Dans cette interview accordée à GoodPlanet Mag’, Renaud Duterme revient sur les ruptures d’approvisionnement qui, prises séparément, apparaissent comme des grains de sable dans la mondialisation. Elles témoignent pourtant, selon lui, de changements profonds à venir qui devront nous conduire à repenser le modèle économique dominant. La réflexion développée par Renaud Duterme dans cet essai prend sa source dans la crise du Covid-19 et ses répercussions.

Vous consacrez un livre aux pénuries présentes et à venir. Les percevez-vous comme les symptômes, les causes et/ou les conséquences des crises écologiques ?

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Renaud Duterme, l’auteur de Pénuries, Quand tout vient à manquer

Les pénuries reflètent les dysfonctionnements de notre système économique qui consomme et ponctionne les ressources beaucoup plus rapidement qu’elles ne se renouvellent. Il impacte aussi les écosystèmes en produisant des déchets, dont les gaz à effet de serre, beaucoup plus rapidement que ce que le système Terre peut absorber. Par conséquent, on l’observe déjà, les écosystèmes ont de plus en plus de mal à produire les ressources dont les êtres humains ont besoin.

À l’heure actuelle, dans les pays occidentaux riches, les pénuries ne sont pas encore visibles ou perceptibles. Mais, à force de surexploiter sans tenir compte des limites de la planète, la surabondance présente dans les régions riches va créer des pénuries qui risquent de se généraliser.

« À force de surexploiter sans tenir compte des limites de la planète, la surabondance présente dans les régions riches va créer des pénuries qui risquent de se généraliser. »

Dans le même temps, la raréfaction des ressources peut créer une série de nouveaux problèmes environnementaux. En effet, la raréfaction d’une ressource n’implique pas qu’on cesse de l’exploiter. L’inverse peut même se produire, comme c’est le cas avec les énergies fossiles ou certains minerais. La rareté augmente les prix, ce qui rend donc possible l’exploitation de gisements jusque-là non-rentables.  Les appétits économiques vont alors se déporter vers ces ressources.

Votre livre porte une critique du capitalisme comme étant en partie responsable du manque.

Effectivement, dans un système capitaliste, qui repose sur la recherche permanente du profit à court terme et la suraccumulation, essayer de résoudre un défi environnemental risque de se faire en se focalisant sur le problème qu’on cherche à traiter sans avoir une vision globale.

En effet, à force de chercher des solutions en se restreignant à un seul problème, comme l’énergie ou le climat, on engendre une pression sur d’autres ressources. La transition énergétique et numérique est un cas type car elle accroit la pression sur les métaux et donc l’extraction minière au nom de l’impératif climatique.

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D’ailleurs, que mettez-vous derrière le concept de pénurie ?

Par pénurie, j’entends l’augmentation des délais d’approvisionnement voire le manque pour des produits et des objets dont nous sommes habitués à disposer immédiatement.

La première image qui vient à l’esprit est celle des rayons de supermarchés vides. Cependant certaines pénuries sont invisibles en raison de la complexité des objets et des chaines approvisionnement Elles portent sur des ressources que nous n’utilisons pas directement.

« Une des grandes difficultés des enjeux écologiques est qu’ls ne sont pas vraiment tangibles »

Si on prend les trois ressources en tension dont on parle le plus, à savoir l’énergie, l’eau et les matières premières, nous consommons indirectement une grande partie de celles-ci. La plupart de notre consommation d’eau ne provient pas de celle qu’on utilise directement au quotidien, mais provient des produits que nous achetons comme l’eau utilisée pour cultiver les fruits et les légumes, produire l’énergie ou les biens de consommation. De même, nous n’utilisons qu’un quart de toute l’énergie produite.

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Aborder le sujet des pénuries revient aussi à aborder celui de notre insécurité matérielle. Au-delà d’inquiétudes justifiées pour notre sécurité et notre avenir, comment expliquez-vous que la pénurie ait pu devenir un impensé dans les sociétés occidentales opulentes ?  N’avons-nous pas oublié que la plus grande partie de l’humanité ne vit pas dans une société de l’abondance ? Y compris au sein de ces dernières…

Notre abondance, celle des pays riches, s’explique par les énergies fossiles et la manière dont nous les employons dans le transport maritime et routier, facilité par la conteneurisation, et dans l’agriculture avec la mécanisation, les produits phytosanitaires comme les pesticides et les engrais. À cela s’ajoute la création de chaines pour l’abattage ou l’assemblage. Tous les éléments de la production de masse ont contribué à créer de l’abondance et de la disponibilité en permanence.

« Notre abondance, celle des pays riches, s’explique par les énergies fossiles et la manière dont nous les employons »

La disponibilité et l’utilisation intensive des énergies fossiles associées à la production de masse nous a conduit à vivre hors-sol, pour notre plus grand confort, depuis 2 ou 3 générations. Nous sommes nés dedans, ce qui fait que nous n’avons jamais été amenés à nous questionner sur l’envers de ce système de production et de surconsommation. Même si cela peut être dur à comprendre pour les jeunes générations qui font face à la crise écologique, il faut garder en tête que le quotidien des générations précédentes a été amélioré ainsi. Il est donc difficile de leur en vouloir d’avoir bénéficié de la croissance économique.

Un exemple ?

Ce système là nous offre de nombreuses facilités qu’il est difficile de nier, c’est pourquoi le remettre en question s’avère compliqué.  Par exemple, la crise agricole se montre révélatrice des contradictions auxquelles nous faisons tous face. Les agriculteurs sont à la fois « responsables » d’un système qui empoisonne les sols, les consommateurs et eux-mêmes, pourtant ils en sont avant tout les victimes. Le modèle agricole productiviste a été imposé d’en haut. Mais de nombreux agriculteurs ont adopté les machines, les tracteurs avec réjouissance car cela leur simplifiait la vie.

Certes, mais cela ne s’applique pas à l’ensemble de la planète et les conséquences sont lourdes…

C’est vrai que cela ne concerne qu’une toute partie de l’humanité tant dans le temps que dans l’espace. De nombreuses régions du monde n’ont jamais connu cette surabondance et ne la connaitront vraisemblablement jamais.  Selon moi, cette surabondance est éphémère.

« Cette surabondance est éphémère. »

Aujourd’hui, dans les pays riches, d’autres personnes et des machines répondent à nos besoins. Nous sommes en effet dans une société tertiaire de loisirs. Tous n’y ont cependant pas accès. De surcroît, si on devait sortir de l’agriculture industrielle, il faudrait remettre une part conséquente de la populations active aux champs.

Or, aujourd’hui, avec le supermarché, puis Internet, la marchandise vient à nous. On ne voit pas l’impact de la production ni de l’approvisionnement. Car l’extraction et les usines ont été délocalisées. Les nuisances ont ainsi été déplacées ailleurs, loin. La légitimité du système repose et se maintient sur le fait que nous, les populations riches, n’en subissent ni n’en voient pas encore les effets négatifs.  Même le changement climatique, en dépit de ses premiers signes, semble lointain.

Comment faire face aux pénuries et éviter la tentation de l’autoritarisme et du repli sur soi ?

Il faut d’abord dissocier le phénomène de mondialisation du projet politique de mondialisation. La première est le renforcement de l’interconnexion entre les différentes régions du monde. Elle facilite les voyages, les échanges culturels et commerciaux. Je ne pense pas que revenir dessus soit souhaitable.

« Il ne faut pas seulement un projet de démondialisation mais plutôt un projet d’autonomisation »

En revanche, il est possible par des choix politiques d’orienter l’organisation de cette mondialisation. Rien n’oblige à ce qu’elle soit la porte ouverte au capitalisme et au néo-libéralisme qui se traduit par une dérégulation et un renforcement des grandes forces de marché que sont les multinationales et les grands acteurs financiers. La conséquence de ces choix a été d’élargir les chaînes de production. Les entreprises pharmaceutiques ont ainsi délocalisé la production de matières premières et de médicaments en Chine et en Inde car la main d’œuvre y est moins chère et les normes environnementales moins strictes. Ce sont des choix économiques et politiques de la part des entreprises qui mettent ainsi en concurrence les pays et implantent telle ou telle étape d’un processus en fonction des avantages offerts par tel ou tel pays. Donc, à partir du moment où une étape coince, toute la machine peut se gripper comme cela a été le cas durant le Covid ou lorsqu’un navire a bloqué durant quelques jours le Canal de Suez en 2021.

Dès lors, face à ce constat, comment ne pas être tenté par le repli sur soi au nom de la relocalisation et de la souveraineté ?

L’économie du capitalisme mondialisé a pris le pas sur la société. Le repli sur soi et la relocalisation ne sont néanmoins pas des solutions. Relocaliser prend du temps et nécessite des ressources dont on ne dispose pas forcément dans le pays. De plus, cela signifie le retour d’activités polluantes comme les mines. Ce qui risque d’entrainer la réticence ou l’opposition des populations avec par exemple plus de ZAD. C’est pourquoi j’essaye de montrer qu’il ne faut pas seulement un projet de démondialisation mais plutôt un projet d’autonomisation. Davantage que le repli sur soi et la fermeture des frontières, il faut un projet basé sur l’autonomie et la coopération mutuelle.

« Il faut également admettre que la fin de l’abondance implique de faire des arbitrages et diminuer certaines productions. »

C’est aussi l’opportunité de questionner ce qu’on produit. Tout n’est pas nécessaire. Au lieu du T-shirt à 3 euros, on devrait avoir une filière textile responsable et respectueuse des écosystèmes, par exemple. Un projet de société pertinent face aux défis du manque de ressources combinerait autonomie et décroissance parce qu’il faut également admettre que la fin de l’abondance implique de faire des arbitrages et diminuer certaines productions.

Comment arbitrer la fin de l’abondance ou les pénuries ?

Il y a trois grandes manières de la faire.  Il y a la façon libérale, c’est-à-dire par l’argent et le marché. Elle est actuellement à l’œuvre. Ceux qui ont de l’argent pourront continuer à exploiter les ressources, même si les prix augmentent. Une partie croissante de la population sera alors exclue de l’abondance qu’elle connaissait et sera déclassée. Cela se traduit ensuite politiquement par la montée des extrêmes qui promeuvent des solutions simplistes.

« C’est peut-être une forme d’optimisme béat qui nous mène aux crises écologiques en nous disant de ne pas nous tracasser, que les solutions technologiques vont être trouvées. »

  Il y a la possibilité d’une gestion autoritaire de la pénurie. Elle peut aussi s’accompagner d’une logique de marché. Au nom de la pénurie et face aux crises, cette approche prône des exceptions qui portent atteinte à l’État de droit.

Face aux craintes des deux approches précédentes, j’en appelle à une gestion démocratique portée par l’utilité sociale. Cela revient à se demander ce qu’il est bon de continuer à produire ou non.

[À lire aussi Adrien Bellay, réalisateur du film Low-Tech : « Les low tech questionnent le sens de nos actions »]

La crainte des pénuries est-elle finalement le moyen le plus efficace de parvenir à la sobriété voire à la décroissance, en choisissant des chemins de modération plutôt qu’en les subissant ?

À la fin du livre, j’explique un projet de société basée sur l’autonomie et la décroissance. Mais je n’en suis pas totalement convaincu. J’essaye de ne pas laisser le lecteur sur le constat que tout va venir à manquer et qu’on ne peut rien faire. Pourtant en raison des rapports de force, rien ne nous dit qu’un tel projet puisse fonctionner car le niveau de conscientisation des populations comme des élites n’est pas à la hauteur des changements qu’on va devoir opérer.

« Le niveau de conscientisation des populations comme des élites n’est pas à la hauteur des changements qu’on va devoir opérer. »

Ainsi, il faut s’attendre à ce qu’un projet décroissant ne marche pas et à ce que les pénuries s’accentuent au point de devenir la norme dans les décennies à venir.

Il faut donc envisager concrètement le manque et s’y préparer. Ce n’est pas l’apanage des survivalistes. Se déconnecter volontairement du système de transfert de matière et d’énergie devient une option. L’idée n’est pas d’aller vers l’autarcie totale ni d’aller s’isoler dans un bunker, mais d’essayer de retrouver une résilience et une autonomie à une plus petite échelle. Cette dimension d’anticipation rappelle qu’une des grandes difficultés des enjeux écologiques est qu’ils ne sont pas vraiment tangibles, y compris pour des personnes comme moi qui les étudient depuis une vingtaine d’années.

Que voulez-vous dire à propos du manque de prise en compte des enjeux ?

J’ai l’impression qu’une grande majorité de personnes, y compris moi-même, avons du mal à envisager l’ampleur de ce qui arrive.  L’abstraction de l’avenir associée au fonctionnement porté sur le court terme de notre cerveau sont des freins à l’action. 

Nous avons du mal à faire le lien entre ce qui va arriver et les causes, que nous aggravons encore maintenant.  Les pénuries, si je peux m’exprimer ainsi, ont l’avantage d’impacter directement les personnes, ce qui permet de voir le problème et donc d’envisager des solutions. Les pénuries et la pauvreté ne sont pas souhaitables mais peuvent amorcer le changement nécessaire dans nos modes de vie et notre système économique.

Avez-vous un dernier mot ?

Il n’est pas question d’être optimiste ou pessimiste, mais seulement lucide. D’ailleurs, c’est peut-être une forme d’optimisme béat qui nous mène aux crises écologiques en nous disant de ne pas nous tracasser, que les solutions technologiques vont être trouvées.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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2 commentaires

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    • Peter

    Je vois mal le future quand les pénuries seront réguliers et les prix trop chers pour vivre normalement. Les gens sont deja en train de se plaindre maintenant avec les prix d’aujourd’hui et des pénuries tres occasionelle d’un produit ou deux..

    • Balendard

    Le « toujours-plus » est un cul-de-sac
    http://www.infoenergie.eu/riv+ener/Toujours+.htm