La sociologue Clémence Perronnet : « on ne nait pas avec un intérêt pour les sciences, la physique, les maths ou l’écologie. C’est quelque chose qui s’acquiert. »

science inegalité clemence perronnet la bosse des mathx n'existe pas

ILLUSTRATION : Un rêve d’espace, la fusée et les étoiles, Yunnan, Chine Crédit : © Nicolas Henry

Les matières scientifiques sont-elles aussi égalitaires qu’on le prétend ? L’intérêt seul peut-il suffire à expliquer pourquoi ces disciplines attirent ou non ? Avec son ouvrage La bosse des maths n’existe pas (éditions Autrement), la sociologue Clémence Perronnet, spécialiste dans les sciences de l’éducation, incite à repenser le rapport aux sciences. Elle montre de quelle manière, à l’heure actuelle, les disciplines scientifiques excluent de manière non-intentionnelle certaines catégories de la population. Retour dans cet entretien avec Clémence Perronnet sur tout ce que les inégalités dans l’éducation face à la science peuvent dire.

Clémence Perronnet boss des maths inegalité sciences
Portrait de Clémence Perronnet, auteur du livre « La bosse des maths n’existe pas », aux éditions Autrement
Photo © Jean-Marie Liot / Autrement

Pourquoi remettre en cause l’idée que les sciences et les mathématiques ne sont pas des disciplines aussi égalitaires qu’on voudrait le croire ?

Les chiffres nous l’imposent car, en fonction de sa position sociale, on n’a pas les mêmes probabilités de faire une carrière scientifique. En regardant qui fait des études scientifiques et qui exerce un métier scientifique, on constate que, de fait, on a trois groupes de personnes qu’on ne retrouve pas ou de manière sous-représentée dans les sciences : les femmes, les personnes issues des milieux modestes et les personnes issues des minorités.

« En fonction de sa position sociale, on n’a pas les mêmes probabilités de faire une carrière scientifique. »

Comment expliquer le fait que l’appétence pour les sciences ne soit pas innée ?

La croyance en un goût ou des capacités innées pour les sciences attribué à la naissance demeure forte. Aujourd’hui, même si l’idée qu’on progresse et devient bon en s’entrainant s’est développée et est acceptée, la croyance en un goût naturel pour les sciences perdure. De nombreuses personnes pensent encore qu’on ne peut rien faire pour changer ce goût supposé naturel qu’on possède ou pas pour les sciences.

Or, je pense qu’il faut lutter contre cette idée préconçue répandue car tous les travaux menés en psychologie sociale et en sociologie montrent que le goût, aussi, ça s’apprend. En effet, l’appétence, comme la compétence, est liée à l’habitude. On ne nait pas avec un intérêt pour les sciences, la physique, les maths ou l’écologie. C’est quelque chose qui s’acquiert.

« Tous les travaux menés en psychologie sociale et en sociologie montrent que le goût, aussi, ça s’apprend. »

Mais dans ce cas, comment expliquer certains discours sur les difficultés rencontrées par certaines personnes face aux disciplines scientifiques ?

On observe chez certaines personnes une reconstruction à l’adolescence de son histoire de soi comme n’ayant jamais été intéressée. Par exemple, à 15 ans, on aura chez les adolescents et les adolescentes un discours tel « moi je n’ai mais aimé ça, ça ne m’a jamais intéressé » alors que quand on interroge les enfants vers 6 ans, ils n’ont pas ce type de discours et se montrent dans l’ensemble curieux des disciplines scientifiques

Vous plaidez pour plus de diversité dans les sciences, qu’est-ce que cette dernière peut apporter ?

La diversité dans les sciences est importante pour plusieurs raisons. Dans une société qui érige l’égalité comme une valeur fondamentale, il s’avère problématique en termes de justice sociale, que tout un pan de la connaissance, du savoir et de l’économie, puisque la science ouvre la voie vers des carrières professionnelles et des revenus, ne soit pas accessibles à toute une partie de la population. C’est aussi un enjeu démocratique et citoyen.

« Il s’avère problématique en termes de justice sociale, que tout un pan de la connaissance, du savoir et de l’économie, puisque la science ouvre la voie vers des carrières professionnelles et des revenus, ne soit pas accessibles à toute une partie de la population. »

L’enjeu se montre également proprement scientifique. Moins il y a de diversité dans les sciences, plus les connaissances qu’on produit et leurs applications sont limitées à une partie de la population seulement. Autrement dit, on fait des sciences par et pour une minorité, c’est-à-dire des hommes blancs issus des classes moyennes ou favorisées et pas pour tous les autres. Les conséquences peuvent être gênantes, voire dramatiques, puisque la diversité n’est pas prise en compte. Par exemple, certains dispositifs de sécurité dans les voitures comme les airbags se sont révélés non adaptés à la morphologie des femmes enceintes. En médecine ou dans le domaine des intelligences artificielles, les femmes ou les minorités ethniques sont moins prises en compte. On va créer des sciences et des technologies élitistes, sexistes voire racistes, faute de diversité dans les laboratoires et les équipes.

Dans la Bosse des maths n’existe pas, vous présentez le passage de l’école primaire au collège comme un moment de décrochage dans les matières scientifiques dans certaines catégories sociales, pourquoi ?

Plein de facteurs sont à prendre en compte. Il y a ce qui se passe dans les familles, à l’école, dans les loisirs, dans les pratiques et dans les médis scientifiques. L’une des raisons de ce décrochage de la science provient de la culture scientifique telle qu’elle est présentée dans l’audiovisuel, dans les documentaires, dans la presse, dans les musées, dans le cinéma ou encore les jeux vidéo.  Les médias offrent une représentation très homogène et stéréotypée de ceux qui font la science. Ce sont souvent des hommes présentés comme des génies, des êtres exceptionnels et proposent peu de modèles alternatifs. Ce qui a pour effet de rendre impossible à une partie de la jeunesse de s’identifier aux figures scientifiques. Au moment du collège, les pré-adolescents issus des milieux populaires ou de minorités, les jeunes filles, construisent leur identité et celle-ci n’est pas visibles dans les modèles scientifiques offerts. Ils ne leur ressemblent pas et ne se reconnaissent pas du tout dans la figure du génie.

« Les médias offrent une représentation très homogène et stéréotypée de ceux qui font la science. »

Comment faire pour rendre les sciences plus accessibles afin d’offrir à chaque personne plus de chances d’entamer un parcours scientifique ?

Pour y remédier, il y a beaucoup de travail à faire sur l’enseignement des sciences à l’école. Il y a des actions à mener auprès des familles pour permettre l’accès des enfants à la science sous forme de jeux, de jouets, de littératures, d’activités comme des sorties au musée.

« Il faut sortir de l’image d’Épinal du savant fou solitaire, complétement extraordinaire et génial, dont on ignore s’il sauvera le monde ou le détruira. Au quotidien, la science est un travail d’équipe, en collaboration, long et laborieux. »

Ensuite, du côté de ceux dont la mission est de faire de la science ou de produire des contenus scientifiques, il est aussi possible d’agir. Les médiateurs, les médiatrices, les journalistes, les enseignantes ou les enseignants peuvent déconstruire la figure massive du scientifique montré comme un génie, en mettant en avant une diversité de personnages. Il faut sortir de l’image d’Épinal du savant fou solitaire, complétement extraordinaire et génial, dont on ignore s’il sauvera le monde ou le détruira. Cette image-là se montre doublement dommageable : elle exclut de nombreux groupes de la science et donne une image fausse et biaisée de la pratique des sciences. En effet, concrètement, l’activité scientifique n’est pas le fait de grands génies fous qui un jour trouvent quelque chose d’extraordinaire. Ce type de récit relève de la réécriture a postériori.  Au quotidien, la science est un travail d’équipe, en collaboration, long et laborieux. Il est très rare qu’on ait comme ça une seconde d’invention géniale qui va changer le monde.

En allant un peu plus loin sur le constat de l’inégalité face aux sciences dans l’éducation, pensez-vous que ces inégalités expliquent en partie la défiance d’une partie de la population face aux sciences (complotisme, anti-vaccin, climatoscepticisme) ? Des liens ont-ils déjà été établis  entre ces phénomènes ?

Je préfère me montrer prudente. Je ne suis pas certaine qu’il faille établir des liens. En effet, ce que j’ai constaté avec les enquêtes de terrain ne correspond pas à une défiance vis-à-vis la science. J’ai enquêté aussi avant l’émergence médiatique de ces phénomènes de défiance envers la science, apparus avec la pandémie. Il faut noter qu’il existait déjà des discours disant que « les familles de milieux modestes ne comprennent pas ce qu’est la science ou ne veulent pas faire de sciences ». Or, ces discours ne correspondent à aucune réalité. Les derniers résultats de l’enquête nationale « Les Français et la science » montrent que contrairement aux idées reçues, la population n’est pas défiante à l’égard des sciences. Il y a par contre un certain désenchantement : l’idée que les sciences peuvent causer autant de bien que de mal progresse.

« Il y a par contre un certain désenchantement : l’idée que les sciences peuvent causer autant de bien que de mal progresse. »

L’écologie fait partie des préoccupations majeures de notre temps. Elle repose beaucoup sur la science et des systèmes complexes. Est-ce que le fait qu’une partie de la population soit écartée de la science peut poser problème dans ma compréhension des enjeux environnementaux ?

En extrapolant à partir de ce que je disais précédemment, je pense que le problème ne vient pas d’incompréhensions de la population. Les sciences et l’écologie étant aux mains d’un petit groupe de la population, elles ne sont pas représentatives et ne donnent pas les moyens d’être comprises par tous. Je pense que ce n’est pas les populations qui ne s’intéressent pas à l’écologie, mais plutôt que les scientifiques et les institutions liées à l’écologie ne permettent pas l’inclusion des populations issues des milieux populaires.

« Je pense que ce n’est pas les populations qui ne s’intéressent pas à l’écologie, mais plutôt que les scientifiques et les institutions liées à l’écologie ne permettent pas l’inclusion des populations issues des milieux populaires. »

À partir de mes enquêtes auprès d’adolescents, je dresse un parallèle entre l’éducation à l’égalité des sexes et l’éducation à l’écologie. Dans les deux cas, on dit aux enfants de développer une conscience et une attitude égalitaire ou écologique car c’est bien. Quand on écoute les jeunes, on entend dans leurs discours qu’ils ont compris et acceptent ces impératifs. Ils sont convaincus des bienfaits de l’égalité et de l’écologie. Mais ceux que j’ai interrogés commençaient à dire qu’ils en avaient marre qu’on se tourne vers eux comme si c’était eux qui n’avaient pas compris la nécessité de l’égalité et de la préservation de l’environnement. Ils ont une certaine lassitude à s’entendre répéter ces messages auxquels ils adhérent, tout en constatant que les personnes au pouvoir, pourtant en mesure d’agir, ne sont pas à la hauteur des attentes. Les jeunes savent que les changements ne viendront pas uniquement de leurs actions individuelles mais de changements massifs de la part des gouvernements, des institutions et des entreprises.

Avez-vous un dernier mot ?

Sur l’éducation à l’écologie, j’émets l’hypothèse qu’on va rentrer dans une phase dans laquelle on va prêcher l’écologie à des convaincus, typiquement les jeunes et les ados jusqu’à la lassitude. Ce qui risque de créer chez eux ce sentiment qui pourrait se résumer en « oui, c’est bon, ça va, merci, on a compris. Est-ce que vous n’êtes pas en train de continuer à faire des leçons sur l’écologie alors qu’il serait temps de faire des choses concrètes ?».

Propos recueillis par Julien Leprovost

Pour aller plus loun
La bosse des maths n’existe pas, Clémence Perronnet, 272 pages, éditions Autrement
Le site Internet du photographe Nicolas Henry dont la photo illustre l’article

À lire aussi sur GoodPlanet Mag’
A la rencontre des travailleurs des déchets, entretien avec le sociologie Stéphane Le Lay qui s’intéresse aux personnes travaillant dans la collecte des déchets et le recyclage
Anaïs Rocci, sociologue à l’ADEME : « l’objectif de la sobriété est de trouver un modèle de société qui permette à la fois de respecter les limites des ressources planétaires et à chaque personne de vivre décemment »

Benjamin Blavier, co-président d’Article 1 : « accompagner des jeunes de milieux populaires pour s’émanciper grâce à l’école »

Des entretiens avec des femmes de science sur GoodPlanet Mag’
Jane Goodall : « Nous prenons des décisions sans penser aux générations à venir ou à la santé du système planétaire »
« La mariée de la pluie », un rituel kurde en période de sécheresse
Audrey Dussutour, spécialiste du blob : « le blob peut montrer une certaine forme d’intelligence »
Sandrine Mathy, économiste de l’environnement au CNRS : « le problème est peut-être que les COP sont des négociations économiques qui ne disent pas leur nom »
Virginie Duvat : « l’augmentation lente mais continue du niveau marin de base va se poursuivre lentement durant des siècles quoi qu’on fasse »
La climatologue Corinne Le Quéré : « ce n’est pas parce qu’on n’a pas tout ce qui est nécessaire dans le Pacte de Glasgow qu’on n’avance pas »
Naomi Oreskes : « Si vous tenez à la démocratie et à la liberté d’expression, ne dénigrez pas le changement climatique »
Lydia Bourguignon, au chevet de la terre et des sols

3 commentaires

Ecrire un commentaire

    • Serge Rochain

    Je souscris totalement à la vision de cette dame sur les supposées prédispositions de certains individus qui les favoriserait dans les domaines scientifiques ou techniques. Tout cela n’est que culturel et c’est précisément une deviance introduite par cette culture qui crée cette « bosse des maths » de toute pièce et totalement artificielle.

    • Poleoto

    Ce discours est marqué par une idéologie :la société serait responsable des aptitudes et des goûts .J’ose mon cas , fils de mineur, je suis devenu professeur de lettres mais mon frère ,lui, a enseigné les maths .
    Même contexte familial et culturel , options diverses sur les sciences . .

    • Bousquet

    Patate chaude …… Notre génération (j’ai 69 ans) ne sait trop comment se débarrasser de cette patate chaude. En effet, ces 100 dernières années, nous avons pollué, gaspillé, asséché, bouffé comme dix et enfin (exténués, nous avons tenté de réfléchir. A quoi ? On ne sait pas trop ! Mais, il s’avère que quelque-chose doit changer. Quoi ? On ne sait pas trop ! Tenez, par exemple : les milieux les plus modestes ont une tripotée d’enfants. Alors que des ménages plus aisés en ont deux ou trois. A éduquer, au reste! Et dans les meilleures écoles. Voilà ! Les dés sont jetés. Alors qu’il faudrait que, pour payer des études à toute la marmaille, il faudrait des moyens conséquents? Là, l’école obligatoire (ce qui est un bien) nécessite d’acheter des matériels (livres, outils d’écolier et autres jeux éducatifs et j’en passe ) vont permettre à ces enfants de se sortir de ces ornières grammaticales ou mathématicales ou environnementales ou à fond de cale (ah, non? Ce n’est pas une matière ? J’aurais cru ! Pourquoi ? Parce-que, à force d’en emmagaziner des conjugaisons, des théorèmes, des poésies, des plats à cuisiner (ah, non encore?) J’aurais cru (à force çà va cuire). Mon paternel qui était de 1915, disait qu’au certif, il y avait 17 matières. Au bac, itou ! Et, à l’époque, on ne jetait rien ! Pas d’emballage, pas de paquets cadeaux ….. Parce qu’on n’en recevait pas ! Ou peu ! Et vous croyez qu’on était moins heureux ? Avec nos billes ou nos bouts de bois qui nous faisaient ressembler à Ivanhoé ? Bien sûr que non . Et, en plus qu’est-ce qu’on se marrait……
    Alors les jeunes d’aujourd’hui sont obligé de se pencher sur leur avenir jonché d’amoncellements de cadeaux, de papier, de cartons (oui, ceux de Walt!….) Et de trouver des solutions pour ne plus polluer. ce que nous ? avons joyeusement fait. Alors (comme dirait un certain Mr Marchais : « Elle est où la question Elkabach ?  » C’est plutôt, elle est où la réponse ? Moi, ayant faits cinq tours du monde, j’ai voulu faire un petit projet. Mais l’état français, l’europe (conseil, parlement et tout le toutim animés par ces gens qui émargent à 30Kg€ mensuels, m’ont répondu (comme une chorale : En dehors des eaux territoriales , aucun projet n’est possible. Encore moins les sousous qui vont avec ! Alors je suis retourné me coucher. En tentant de ne pas les réveiller , eux !!!!!