Sandrine Mathy, économiste de l’environnement au CNRS : « le problème est peut-être que les COP sont des négociations économiques qui ne disent pas leur nom »

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Mine de charbon à ciel ouvert, Arizona, Etats-Unis (32°21’ N - 111°12’ O). © Yann Arthus-Bertrand

Sandrine Mathy est économiste de l’environnement au CNRS. Dans cet entretien, elle revient sur les engagements des pays à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et les enjeux économiques de la COP26.

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Sandrine Mathy DR

À la veille de la COP26, que penser des engagements des États ?

Des progrès ont été accomplis depuis l’Accord de Paris puisqu’un certain nombre de pays ont rehaussé leurs engagements, en particulier les États-Unis et l’Europe. De plus, une centaine de pays ont annoncé, de manière plus ou moins ancrée dans la loi, des objectifs de neutralité carbone pour la seconde moitié du siècle.

Ces signes sont encourageants mais pas suffisants. En effet, même si on se rapproche de l’objectif de 2 degrés (puisque les révisions à la hausse des contributions conduiraient à un réchauffement de 2,4°C), on serait actuellement sur une trajectoire de 2,7 °C d’ici la fin du siècle. Les engagements de neutralité carbone posent problème parce qu’ils ne sont pas inscrits dans des objectifs à l’horizon 2030 ni assortis d’objectifs chiffrés de réduction à plus long terme.

Quel est alors le problème avec la neutralité carbone ?

Tant que ces objectifs de neutralité carbone ne sont pas effectivement déclinés dans des trajectoires sectorielles nationales, on peut douter de la réalisation de ces objectifs. Ce doute est renforcé par le constat d’une reprise de l’utilisation des énergies fossiles comme le gaz, le pétrole ou le charbon, notamment en Chine, ce qui entraine une flambée du prix de l’énergie. Pour l’année 2020, la Chine, par exemple, a construit pour 40 gigawatts de centrales thermiques, ce qui veut dire qu’elles seront encore en service pour une quarantaine d’années, soit jusqu’en 2060. Or, l’arrêt du recours aux énergies fossiles, en premier lieu desquelles se trouve le charbon, constitue l’un des enjeux climatiques les plus urgents.

« Des marges de manœuvre existent pour mettre en place des politiques tenant compte des enjeux de précarité énergétique. »

Aujourd’hui, les engagements des États sont jugés insuffisants par les scientifiques et par  l’ONU, comment expliquer le décalage entre l’urgence climatique, les ambitions affichées et les moyens ?

Pendant longtemps et encore trop souvent aujourd’hui, la lutte contre le changement climatique est perçue comme une contrainte, comme un coût. Il faut diminuer les émissions de gaz à effet, mais les bénéfices de l’action climatique ne sont pas pris en compte, ni perceptibles à court terme. De la même manière, on ne tient pas compte dans l’équation des nombreux co-bénéfices de ces politiques climatiques qui pourtant eux peuvent se matérialiser à court terme.

Il convient d’ajouter le poids des lobbys. Le fait que les grandes majors pétrolières ont nié le problème et fait en sorte, pendant des années, que ces enjeux soient peu pris au sérieux par les grands de ce monde. Effectivement, parler climat, c’est parler emplois, économie, exportations, extraction des ressources et rentes liées à l’énergie. Ces rentes assurent une grande partie des revenus des pays producteurs et exportateurs.

Derrière tout ça, se trouvent aussi des enjeux sociaux très forts. Quand on essaye d’avoir une politique ambitieuse à la hauteur des enjeux en France avec la hausse de la taxe carbone décidée par Nicolas Hulot, on débouche sur la crise des « gilets jaunes ». On ne peut pas nier les enjeux sociaux, pourtant les travaux en économie, en sociologie et en sciences politiques montrent que des marges de manœuvre existent pour mettre en place des politiques tenant compte des enjeux de précarité énergétique qui permettraient de ne pas accroitre les inégalités sociales.

D’ailleurs les négociations climatiques ne sont-elles pas des négociations économiques qui ne disent pas leur nom ?

Effectivement, le problème est peut-être que les COP sont des négociations économiques qui ne disent pas leur nom. II faut sans doute arrêter de déconnecter les enjeux climatiques des enjeux économiques et commerciaux. Peut-être aurait-il fallu tout négocier en même temps avec plus de négociations climat à l’OMC. Tant qu’on ne parle pas d’économie et de commerce international, il n’est pas possible de répondre aux enjeux climatiques puisque, de toute manière, lutter contre le changement climatique veut dire que les pays exportateurs de pétrole ou les pays producteurs de charbon perdront de leurs rentes. Cela implique également de penser la reconversion professionnelle du secteur de l’extraction, des mineurs, ainsi que des autres secteurs dépendant des énergies fossiles…

« Atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ne pourra se faire que grâce à des changements structurels de l’économie. »

À un moment donné, il faudra prendre le problème à bras le corps car atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ne pourra se faire que grâce à des changements structurels de l’économie. Il ne sera pas possible de continuer à mettre des rustines sur l’économie parce qu’il va falloir modifier beaucoup de choses dans nos modes de vie et dans nos modes de production. La crise sanitaire a montré notre dépense aux importations.  Notre système économique actuel se montre extrêmement vulnérable, cela se voit à notre dépendance aux importations et aux répercussions de la flambée du prix de l’énergie liée à notre dépendance aux énergies fossiles.

L’avantage de s’emparer collectivement du dossier climatique serait de réfléchir à l’élaboration d’un système plus résilient.

Les régulations climatiques sont encore perçues par certains acteurs comme des entraves au développement économique, quel mécanisme économique est-il possible de mettre en œuvre afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en étant jugés « acceptables » ?

La fiscalité carbone se montre indispensable, mais elle doit être à la hauteur des enjeux tout en tenant compte des impératifs de justice sociale. Il faut instaurer une taxe carbone avec une progressivité affichée dans le temps de manière à ce qu’elle soit anticipée par les ménages et l’ensemble des acteurs économiques. Il faudrait que les revenus dégagés accompagnent la transition et aident à compenser les efforts fournis par les ménages les plus modestes.

Il faut aussi une planification et un accompagnement pour les secteurs qui seront amenés à décroitre en préparant notamment la reconversion professionnelle des travailleurs de ces secteurs d’activités.

Enfin, une taxe d’ajustement aux frontières est discutée par la Commission Européenne dans le cadre de son plan de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030. Cette taxe permettrait de ne plus avoir peur des pertes de compétitivité suite à la mise en place de politiques climatiques en Europe. Elle rendrait moins vulnérable aux importations à bas coût de pays dépourvus de politiques climatiques ambitieuses. Dans un premier temps la Commission Européenne propose qu’elle soit restreinte à certains secteurs : le ciment, l’acier, le fer et l’aluminium. La difficulté de ce mécanisme est de le rendre compatible avec les critères de l’OMC qui déterminent les règles du commerce international.

La question du financement de la lutte contre le changement climatique reste un point de blocage des négociations. Sur les 100 milliards d’aides annuelles promises par les pays développés, seuls 80 milliards ont pour l’instant été trouvés. Est-ce que la situation peut évoluer ? Est-ce que cette question peut devenir un point de blocage dans les négociations à venir ?

Cela risque d’être un point de blocage puisque les pays en développement n’acceptent pas que les pays développés ne tiennent pas leurs promesses. C’était pourtant un engagement de l’Accord de Paris de 2015. Le sujet suscite des attentes et on peut espérer que des annonces seront faites lors de la COP26 pour trouver les 20 milliards manquants.

Il faut aussi inclure plus de transparence sur l’usage de ces fonds et vérifier qu’ils sont bien attribués à des projets de réduction des émissions de gaz à effet de serre, à l’atténuation du changement climatique et à l’adaptation. Il faudrait également davantage de financement pour l’adaptation, alors qu’aujourd’hui une très grande partie de ces financements visent l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre.

Corollaire de la question de la responsabilité historique du réchauffement, la question des Losses and Damages (pertes et préjudices) va revenir sur la table. Est-ce que des réparations sont envisageables ?

Dans la tête des pays développés, c’est inenvisageable. Pour l’instant, le sujet des pertes et préjudices nécessite d’avancer sur le niveau de connaissance des responsabilités. Il est encore difficile d’attribuer des événements climatiques au changement climatique puis demeure la question du comment tenir compte de phénomènes lents comme la montée des eaux ou la hausse des températures moyennes qui ont des répercussions sur les territoires, l’agriculture, le tourisme etc….

Qu’attendez-vous de la COP26 ?

Selon moi, il serait important d’y obtenir des engagements sur le charbon surtout quand on regarde la Chine où la mise en service de nombreuses centrales au charbon reste prévue. Et ce malgré l’affirmation comme quoi la Chine atteindrait le pic de ses émissions en 2030. 

Il faut très rapidement sortir du charbon. Beaucoup de pays ont annoncé cesser de financer des centrales au charbon à l’international, d’autres qu’ils ne construiront pas de nouvelles capacités de production au charbon, mais c’est largement insuffisant et on a besoin d’engagements plus fermes à ce niveau-là de manière très urgente.

Une des attentes de la COP26 ne sera-t-elle pas justement de demander aux pays comme la Chine et l’Inde d’en faire plus sur le charbon alors que les pays développés ont déjà pris beaucoup d’engagements et se reposent sur la technologie. Or, les pays en développement arguent de leur droit au développement pour maintenir encore le charbon ?

La Chine et l’Inde ne peuvent pas être mises au même niveau. Le niveau d’émission par habitant en Inde reste très bas en raison du retard économique du pays tandis que désormais celui d’un Chinois équivaut à celui d’un Européen.  Les deux géants asiatiques ont prévu de continuer à recourir au charbon. La Chine prévoit environ 150 gigawatts de capacité additionnelle d’électricité produite à base de charbon alors que l’Inde n’est « que » d’une vingtaine de gigawatts.

Aujourd’hui, l’enjeu est clairement de faire en sorte que la Chine réduise sa dépendance au charbon en affichant des objectifs plus ambitieux. Toute la difficulté sera d’y parvenir sachant que la guerre commerciale avec les États-Unis complexifie la donne.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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4 commentaires

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    • Balendard

    Vous avez raison Sandrine il y a effectivement COP et COP

    Pour vous en convaincre voir la page 30 du deuxième chapitre sur la consommation

    http://infoenergie.eu/riv+ener/essentiel.pdf

    • Guy J.J.P. Lafond

    Excellente réflexion. Merci!
    Et il ne faut pas avoir peur de continuer de montrer gentiment du doigt des pays comme le Canada, les É.U., l’Australie, la Chine,…
    Proprement et raisonnablement,
    @FamilleLafond au Canada
    https://twitter.com/UNBiodiversity/status/1395129126814691329
    Svp, à nos vélos, à nos espadrilles de marche, à nos vêtements de plein air! Car le temps file et car les enfants comptent. Merci,

    • Balendard

    je crois GUY que c’est avec vous que l’on a récemment évoqué sur GoodPlanet le fait que nous allons devoir remplacer nos chaînes énergétique actuelles par des chaînes énergétique du genre « solar water economy » de l’enthalpie et de l’hydrogène.

    Ceci pour une période de temps qui pourrait être de trois voire quatre générations.

    Mais il n’y a pas que la technique. Le fait que la fortune personnelle de quelque 200 millions d’€ de l’homme d’affaire Elon Musk patron de Tesla vient d’augmenter brutalement de 30 millions d’euros suite à une vente de voitures électriques au loueur Hertz prouve bien qu’il y a quelque chose qui cloche aussi dans notre fiscalité

    • Guy J.J.P. Lafond

    M. Balendar:
    Merci de me tenir à jour.
    L’OIF, la France, le Québec, Haïti, le Sénégal, le Maroc, l’Algérie, le Vietnam,…, sont tous des pays qui peuvent faire une différence quand il s’agit de tenir un nouveau cap vers un avenir plus propre et moins destructeur de la biodiversité.
    Et c’est de bonne guerre quand les États-Unis d’Elon Musk cherchent tant bien que mal à tirer leur épingle du jeu.
    Toutefois, les Américains devront reconnaître très rapidement avec la Chine et l’Australie que les règles du jeu ont changé. Car la loi de la Nature reprend de plus en plus ces droits. Nous n’avons plus beaucoup de marge de jeu pour ajuster nos comportements sur cette si fragile planète bleue.
    Et je crois que des juges au Canada et en Ontario vont regretter de m’avoir mis six mois en prison en 2019, moi un bon serviteur de notre pays, le Canada, et de notre planète aussi.
    À surveiller,
    À suivre et à faire suivre aussi.