« Le plus grand échec n’est pas le Jour du Dépassement, mais de refuser d’y prêter attention » Mathis Wackernagel, créateur de l’empreinte écologique à l’occasion du Jour du Dépassement

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Déforestation en Indonésie pour la culture de palmiere à huile © Yann Arthus-Bertrand

À compter de ce jeudi 29 juillet 2021, et pour le reste de l’année, l’humanité vivra à crédit sur les ressources naturelles de la planète. C’est ce que rappelle chaque année le Jour du Dépassement (Overshoot Day) qui mesure l’empreinte des activités humaines sur l’environnement. Cette mesure initiée par le Global Footprint Network participe à la prise de conscience de l’impact des activités humaines sur l’environnement. Elle démontre la nécessité de faire face aux crises écologiques pour le bien-être de l’humanité et nous aide à voir comment nous pouvons réagir. Depuis des décennies, sa date de plus en plus précoce témoigne de la surexploitation croissante des ressources. Dans cet entretien, Mathis Wackernagel, président et fondateur du Global Footprint Network, un des concepteurs de l’empreinte écologique, revient sur les implications du Jour du Dépassement.

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Mathis Wackernagel, fondateur du Global Footprint network

Tout d’abord, que nous dit l’empreinte écologique ?

De mon point de vue, les choses sont simples : nous disposons d’une seule planète. Si nous voulons que d’autres espèces y vivent, nous devons utiliser moins que la biocapacité entière de la Terre. Sinon, les autres espèces sauvages n’auront pas suffisamment de biocapacité pour vivre. Pour cela, si nous voulons maintenir 85 % de la biodiversité, le professeur E.O. Wilson suggère de ne pas utiliser plus de la moitié de la Terre. Partant de là, en termes écologiques, la contrainte budgétaire est donc d’utiliser moins de 0,5 Terre. Mais actuellement, nous en utilisons 1,7. Cette contrainte physique n’est pas prise en compte par les gouvernements. Pour moi, c’est la condition de base de la durabilité. Les pays auront de meilleures chances de réussir s’ils prennent au sérieux cet impératif de durabilité. Cela signifie que la sécurité en ressources est incluse dans leurs stratégies et politiques économiques aussi sérieusement que la maitrise de l’inflation ou le chômage. Mais, malheureusement, aucune politique économique contemporaine n’intègre pour le moment la sécurité des ressources comme un pilier essentiel.

« La contrainte budgétaire est donc d’utiliser moins de 0,5 Terre. Mais actuellement, nous en utilisons 1,7. »

Année après année, le Jour du Dépassement de la Terre (Earth Overshoot Day) tombe de plus en plus tôt , ce qui signifie que l’humanité consomme de plus en plus de ressources, quelles interprétations tirer de ce terrible constat ?

Lorsque chaque année survient et revient l’overshoot day, beaucoup d’entités, comme des villes, des entreprises, des pays ou même des gouvernants et des particuliers ont une attitude passive. Ils se comportent en spectateurs impuissants qui se disent que c’est triste pour le monde, sans pour autant réaliser que la surconsommation des ressources les affecte aussi. Je crois cependant qu’il est plus utile et intelligent de penser le futur en termes de contraintes sur les ressources, de changement climatique et d’érosion de la biodiversité afin de préparer au mieux l’avenir, sans quoi on se retrouvera dans une situation bien plus désastreuse. Si les villes et les pays ne se préparent pas déjà au futur, elles ne seront pas en mesure d’y faire face. Or ce futur est en partie déjà connu puisqu’il dépend de la situation actuelle.

« Il est plus utile et intelligent de penser le futur en termes de contraintes sur les ressources. »

Quand tombe votre Jour du Dépassement ?

Cette année, j’ai travaillé depuis la maison. J’ai moins voyagé, j’ai principalement utilisé mon vélo. Je me suis fait livrer des cageots de légumes venant de la ferme. On a installé des panneaux solaires sur le toit et je partage la maison avec trois autres personnes (ma femme, mon fils et un de ses amis). J’utilise donc 1.7 planètes et mon jour du dépassement est le 3 août.
 

Est-ce un échec collectif ?

Avec le calcul du Jour du Dépassement grâce à l’empreinte écologique, nous mesurons effectivement la demande globale pour les ressources. Nous utilisons les données des Nations Unies, près de 15 000 indicateurs par pays et par année. Nos suivis des ressources montrent combien de ressources les pays consomment ainsi que la biocapacité qui reste disponible. Toutefois, plutôt que de se demander qui est responsable en regardant les différentes contributions, il est plus utile de comprendre comment sa ville, sa nation ou son entreprise peut être affectée et de les aider à fonctionner avec moins de ressources. S’y préparer bénéficiera à tout le monde. De mon point de vue, le plus grand échec n’est pas simplement le Jour du Dépassement en soi, mais de refuser d’y prêter attention. Notre plus grand échec réside dans notre refus ou notre incapacité à réagir face aux risques écologiques. Ceux qui trainent à le faire perdront beaucoup alors que ceux qui se préparent seront prêts à faire face à un avenir qu’il est possible d’anticiper.

L’an dernier, à cause de la pandémie, le Jour du Dépassement a reculé. Que pouvons-nous apprendre de la crise sanitaire du Covid-19 ?

Nous n’avons pas encore retenu toutes les nombreuses leçons de la pandémie. Il est clair que la manière dont le monde fonctionne ne nous apparait plus souhaitable.

Un des enseignements positifs de cette crise est que nous avons pris conscience que nous sommes des êtres biologiques liés au vivant et que nous dépendons de la biosphère. J’espère donc que la reconnaissance de l’importance du caractère biologique demeurera. Par exemple, quand on parle de climat, de nombreuses personnes pensent, à tort, que c’est avant tout une question d’énergie et de carbone, ils oublient pourtant ainsi le rôle de la biodiversité et des biomécanismes dans le climat. Nous devons réussir à nous affranchir des énergies fossiles sans augmenter l’exploitation des autres ressources allouées par la biosphère. L’interconnexion avec le vivant se trouve partout et ne peut pas être négligée, y compris et surtout quand on parle du climat.

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« L’interconnexion avec le vivant se trouve partout et ne peut pas être négligée, y compris et surtout quand on parle du climat. »

Une autre des grandes leçons à retenir de la pandémie est que se protéger soi-même protège également les autres en évitant de devenir un vecteur de transmission de la maladie. Il y a un parallèle intéressant à tracer avec la durabilité. Parce que, trop souvent, quand on aborde les grands enjeux écologiques, les gens pensent qu’il faut d’abord tous se mettre d’accord avant d’agir. Mais, si vous vous préparez déjà aux défis à anticiper pour l’avenir, en réduisant par exemple l’intensité énergétique ou les émissions de gaz à effet de serre, cela augmente notre sécurité en ressources et bénéficie également au reste du monde.

Enfin, nous avons réalisé que les changements de comportements à court-terme ne durent pas. Les progrès accomplis l’an dernier dans la réduction de l’empreinte écologique n’ont pas été confirmés car notre système n’est pas devenu plus efficient. De plus, à juste titre, notre attention s’est portée sur la pandémie, mais sans doute trop pour nous permettre de bâtir ce futur durable dont nous avons besoin. Même si on parle beaucoup du monde de demain, quand on regarde l’affectation budgétaire des plans de relance économique, on est loin du compte pour parvenir à changer de direction.

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Quand la tendance à l’augmentation de l’empreinte écologique va-t-elle s’inverser ?

Il est possible de la réduire dès aujourd’hui. Au lieu de parler de diminution de l’empreinte écologique, je préfère dire, notamment aux villes et aux États, que je me renforce en augmentant ma sécurité en termes de ressources et, par conséquent, ma capacité à agir sans dépendre de trop de ressources. Nous ne parviendrons pas à nous sortir de cette situation si nous vendons une image de l’avenir qui s’apparente à « un renoncement ». Nous leur proposons plutôt de sécuriser les ressources. Si les gens entendent qu’on veut les priver de leur « chocolat », ils auront peur des sacrifices à consentir et des souffrances à endurer pour l’ensemble de l’humanité. Nous devons leur prouver que c’est important pour eux-mêmes. Si nous imposons ces sacrifices, nous ne produisons que de la résistance. Certaines régions du monde travaillent déjà à réduire leur dépendance aux ressources. Par exemple, l’Écosse est parvenue à grandement réduire son intensité carbone car le pays savait que l’âge des énergies fossiles touche à sa fin. En Europe, on observe une réduction de la demande en ressources, mais pas encore aux niveaux requis pour accomplir les objectifs fixés. Néanmoins, le dérèglement du climat devient tangible pour tous, entre les inondations et les sècheresses qui affectent la production agricole, la pression s’accentue pour diminuer l’empreinte. J’espère que la nécessité économique apparait plus clairement bien qu’il reste encore à trouver un moyen de l’expliquer aux acteurs clefs et à l’électorat.

« Il s’avère pour le moment difficile de dire si on assiste à une accélération ou une décélération de l’empreinte humaine sur la planète. »

Qu’on le veuille ou non, le Jour du Dépassement finira par disparaitre soit à cause des désastres écologiques soit grâce à nos choix. Évidemment, je préfère que nous agissions pour empêcher la destruction des écosystèmes, le changement climatique ou la surexploitation des ressources.  Il s’avère pour le moment difficile de dire si on assiste à une accélération ou une décélération de l’empreinte humaine sur la planète. Par conséquent, difficile de prédire quand les choses changeront. La bataille n’est pas encore gagnée, mais je suis heureux de voir les acteurs économiques évoluer sur ces questions. Il suffit de voir la volonté affichée par la Commission Européenne d’atteindre rapidement ses objectifs climatiques, tandis que des industries comme l’aviation ou l’automobile affirment qu’ils ne peuvent pas se le permettre.

Est-il possible de concilier croissance économique et réduction de l’empreinte écologique ?

Nous ne pouvons plus continuer de s’appuyer sur le PIB, en se concentrant uniquement sur les revenus sans prendre en compte les coûts et les destructions. La croissance économique actuelle se base sur un système de pyramide de Ponzi. Nous payons pour le présent en liquidant le futur. Les décisions présentes se font au détriment du futur qui en subira les conséquences alors qu’une économie qui ne détruit pas les ressources présentes ou futures est pourtant possible. Soit nous augmentons notre capacité à générer des revenus sans nous appauvrir, soit nous détruisons le socle indispensable aux êtres vivants que les écosystèmes représentent. Les économistes appellent cela « la richesse » et une des composantes les plus importantes de cette richesse réside dans notre biocapacité.

Nous aspirons tout à une vie agréable, mais nous n’avons qu’une seule planète afin de répondre à nos besoins. L’économie d’aujourd’hui fait face à ces contradictions et peine à les résoudre.

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En France, les idées de sobriété et de décroissance rencontrent un certain succès chez les écologistes, voire au-delà, qu’en pensez-vous ? comment convaincre le reste du monde de leur pertinence ?

Je suis effectivement familier des idées de la décroissance et de la sobriété. D’un point de vue mathématique, il est absolument nécessaire de réduire l’usage des ressources. Maintenant, la difficulté est de parvenir à convaincre les gens de le vouloir. Parce que pour beaucoup de personnes, cela fait peur, ils vivent ceci comme un sacrifice, ils veulent conserver leur douche, leur chocolat, leur voiture, leurs vacances… Nous devons leur faire comprendre qu’assurer la sécurité des ressources pour leur avenir personnel est primordial.. Cela les renforce car le monde devient plus instable.

« La question ne devrait donc plus être de savoir jusqu’à quel point nous pouvons poursuivre la croissance, mais comment agir avec le budget fini en ressources renouvelables que la terre et la nature nous allouent chaque année. »

Si vous investissez dès à présent dans la sécurisation des ressources, vous avez de grandes chances d’avoir un futur. La question ne devrait donc plus être de savoir jusqu’à quel point nous pouvons poursuivre la croissance, mais comment agir avec le budget fini en ressources renouvelables que la terre et la nature nous allouent chaque année. Mais, nous sommes encore loin de penser ainsi.

Les personnes nées après 1985 seront encore dans la population active en 2050. D’ici cette date, et le plus tôt possible, nous devons sortir des énergies fossiles si nous voulons avoir une chance d’empêcher un réchauffement climatique extrême, de maintenir une production agricole en mesure de nourrir le monde et de préserver la biodiversité.

Quel regard portez-vous sur le plan de l’Union Européenne pour réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre ?

D’un côté, je suis impressionné par le fait que l’intégralité de la commission européenne mette en place un plan ambitieux et rapide de réduction des émissions de gaz à effet de serre. D’un autre côté, je crains que ce plan peine à convaincre une part suffisante de la population européenne et ne remporte pas l’adhésion et le soutien dont il a besoin pour devenir effectif. Cela m’inquiète car les sociétés européennes sont plus divisées qu’il y a une décennie, la contestation et le retour de bâton face à de telles mesures, pourraient être considérables.

« Les personnes nées après 1985 seront encore dans la population active en 2050. D’ici cette date, et le plus tôt possible, nous devons sortir des énergies fossiles si nous voulons avoir une chance d’empêcher un réchauffement climatique extrême, de maintenir une production agricole en mesure de nourrir le monde et de préserver la biodiversité. »

Avez-vous un dernier mot ?

Les personnes nées après 1985 seront encore dans la population active en 2050. D’ici cette date, et le plus tôt possible, nous devons sortir des énergies fossiles si nous voulons avoir une chance d’empêcher un réchauffement climatique extrême, de maintenir une production agricole en mesure de nourrir le monde et de préserver la biodiversité. De profondes transformations attendent les générations pas seulement futures, mais présentes, elles seront au cœur de leur vie professionnelle. Il faut se demander si ces générations-là sont suffisamment préparées à tous ces changements et si le système éducatif et universitaire leur donne une juste chance de faire face à ces défis. La question mérite d’autant plus d’être posée que les richesses et les compétences sont inégalement réparties, ce qui rend difficile une collaboration efficace. C’est pourquoi je reste persuadé que changer la société face aux crises écologiques se révèle en premier lieu une nécessité économique pragmatique et non pas seulement un impératif moral réservé à ceux qui veulent apparaitre comme les gentils.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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3 commentaires

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    • DAOUD

    Bonjour !
    les élements d’info ci dessus devrait attirer l’attention de l’humanité du risque qu’en cour la vie sur terre. aussi ne devrait-on nous inquiéter d’abord de la déforestation et la nécessité de la reconstituer voir élargir ses superficies par la création de puis de carbone aux cotés de la préservation des ressources en eaux. A+

    • Guy J.J.P. Lafond

    Merci pour ce rappel!
    Allons-y donc une étape à la fois:
    Pour 2022, pouvons-nous tous faire en sorte que le jour du dépassement recule au 02 août 2022?
    Tout le monde peut « mettre l’épaule à la roue »!

    @GuyLafond @FamilleLafond
    À nos vélos, à nos espadrilles de marche, à nos vêtements de plein air! Car le temps file et car les enfants nés après 1985 comptent aussi.

    • Guy J.J.P. Lafond

    Erratum:
    Il fallait lire:
    « Pour 2022, pouvons-nous tous faire en sorte que le jour du dépassement recule au 23 août 2022? »