Christine Jean, biologiste française et lauréate du prix Goldman en 1992 : « Aujourd’hui, militer pour l’environnement ce n’est pas vouloir le chaos, mais rester lucide et toujours se battre à partir de faits scientifiques »

Inondations de Port d'Ouroux sur Saône, Saône-et-Loire ©Yann Arthus-Bertrand

Inondations de Port d'Ouroux sur Saône, Saône-et-Loire ©Yann Arthus-Bertrand

En 1992, la biologiste Christine Jean remportait le prix Goldman à la suite d’une campagne nationale pour empêcher la construction de barrages sur la Loire, dont celui de la Serre de la Fare en Haute-Loire, au sein du comité Loire Vivante. Aujourd’hui, Christine Jean s’investit dans la Ligue de Protection des Oiseaux. Christine Jean fait partie avec Claire Nouvian et Lucie Pinson des écologistes françaises qui ont reçu le prix Goldman. Son combat pour défendre la Loire contre des projets d’aménagement semble rétrospectivement précurseur et résonne avec l’actualité. Pour GoodPlanet Mag’, Christine Jean revient sur son combat de l’époque pour préserver la Loire de l’installation de barrages et sur la situation actuelle des cours d’eau naturels.

Vous avez reçu en 1992 le prix Goldman pour l’environnement, qu’est-ce que cela a changé pour vous ?

Je trouve que c’est quelque chose qui a été fabuleux. Le prix est décerné à une personne, mais c’est Loire Vivante qui était récompensé. L’immense chance que j’ai eue d’être désignée, m’a permis de rencontrer des personnes de continents différents.

« Dans certains pays, se battre pour l’environnement, c’est mettre en danger sa vie »

J’ai ainsi pu mesurer l’importance d’une démocratie. Dans certains pays, se battre pour l’environnement, c’est mettre en danger sa vie. Le prix Goldman m’a également permis de réaliser à quel point les droits humains et les droits de l’environnement sont liés. Pour beaucoup de personnes, notamment les peuples autochtones, défendre l’environnement, c’est faire valoir ses droits.

Christine jean reçoit le prix Goldman en 1992 pour l'Europe. ©Goldman Environmental Prize
Christine jean reçoit le prix Goldman en 1992 pour l’Europe. ©Goldman Environmental Prize

Dans quel contexte avez-vous reçu le prix Goldman 1992 et qu’est-ce que cela a apporté à Loire Vivante ?

Pour Loire Vivante, ça a été une reconnaissance de toute l’action qui avait été menée. Il y avait déjà des choses qui étaient enclenchées bien avant le prix Goldman et qui se sont poursuivies après pour penser autrement la gestion du fleuve. C’est le cas de la campagne nationale pour empêcher la construction du barrage de la Serre de la Fare en Haute-Loire. Ce qui a été un déclencheur très fort de la mobilisation a été l’annonce de la priorité donnée à ce barrage et la création d’une association spécifique qui est SOS Loire Vivante. Il y a eu une grande mobilisation avec une occupation du site dès 1989.

« La construction du barrage de la Serre de la Fare a été annulée dès 1991. »

Ces politiques très techno-solutionnistes visaient à construire des barrages pour protéger les populations contre les crues et permettre l’irrigation avant même qu’on parle vraiment des effets du changement climatique. L’émergence des questions environnementales s’est faite à cette époque-là, un peu plus fortement. Cette mobilisation sur le terrain s’est effectuée au moment où, on a eu au niveau gouvernemental davantage d’écoute. Il y a eu l’arrivée au ministère de l’Environnement de Brice Lalonde, très impliqué dans les Amis de la Terre. Donc quelque chose était enclenché en dehors même du prix Goldman. On était sur un questionnement de ces solutions vues à travers les barrages, dont beaucoup voyaient les limites, notamment en matière de protection des populations contre les crues. La construction du barrage de la Serre de la Fare a été annulée dès 1991.

Pourquoi lutter contre l’installation de barrages sur la Loire ?

À l’époque, la Loire était considérée comme le dernier grand fleuve sauvage d’Europe puisqu’une grande partie de son cours était préservée de la construction de barrages. Par le passé, il y avait déjà eu l’aménagement du Rhône et du Rhin. Et donc des scientifiques, parfaitement au courant des dégâts causés à l’environnement, dénonçaient les conséquences sur la biodiversité. Par exemple, la disparition des poissons migrateurs sur le Rhône empêchés d’accéder à leurs frayères.

« L’écosystème vivant qu’est le fleuve est altéré dès lors qu’on crée des barrages qui anéantissent cette respiration du fleuve entre crues et étiage.»

Dans un premier temps, ce sont des naturalistes qui se sont mobilisés pour défendre des espèces emblématiques comme le saumon sur la Loire ou les sternes. Ces espèces ont besoin d’un fleuve vivant, d’un fleuve qui alterne crues et étiages. Puis, très vite est venue la question d’une ressource en eau de qualité. En transformant de l’eau courante en eau stagnante, les barrages créent de l’eutrophisation qui génère des problèmes de qualité de l’eau.

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Quand on a commencé à regarder le dossier de plus près, un autre argument très fort est apparu : le côté illusoire de la protection de la population contre les crues par des barrages. L’histoire nous a enseigné que dès qu’on fait des ouvrages de protection contre les crues, on a tendance à supprimer les crues les plus fréquentes ce qui incite les populations locales à s’installer dans des zones toujours exposées à des crues de plus grande ampleur et augmente le risque quand les inondations surviennent.

Le château de Montsoreau sur les bords de la Loire - Maine et Loire - France ©Yann Arthus-Bertrand
Le château de Montsoreau sur les bords de la Loire – Maine et Loire – France ©Yann Arthus-Bertrand

En bref, l’écosystème vivant qu’est le fleuve est altéré dès lors qu’on crée des barrages qui anéantissent cette respiration du fleuve entre crues et étiage. Les barrages constituent des obstacles à la circulation des sédiments et des organismes vivants et transforment l’eau courante en une eau dormante plus vulnérable aux pollutions.

Quelles sont les solutions utilisées pour remplacer les barrages et protéger les riverains contre les inondations ?

L’argumentation qui a été développée à la fin des années 1980, a vraiment permis de démontrer les limites de cette théorie du barrage comme solution face aux crues. Sur la Loire, il est apparu que la priorité était de s’assurer de l’efficacité du système de digues existant. Et surtout, ce mouvement a été l’occasion de rappeler la priorité de préserver les zones inondables de toute implantation. Sauf erreur de ma part, le combat sur la Loire est à l’origine des atlas des zones inondables qui permettent de connaître les phénomènes d’inondations liés aux débordements des cours d’eau. À partir de ces cartes, sont déterminées les règles de constructibilité selon l’exposition au risque et la situation en zone urbaine ou non-urbaine : interdiction de construire dans les secteurs très exposés, préservation des champs d’expansions des crues dans les zones non-urbaines. On voit bien à l’œuvre aujourd’hui la difficulté à mettre en place ces principes puisqu’on continue à construire dans des zones très exposées.

En tout, 38 barrages sont installés sur la Loire. DR Flickr
En tout, 38 barrages sont installés sur la Loire. DR Flickr

Défendre le caractère sauvage de la Loire est-ce toujours d’actualité ?

Un slogan qu’on avait développé à l’époque était l’idée qu’il faut vivre avec la nature et pas contre elle. À travers la Loire, c’était bien sûr préserver les richesses écologiques du fleuve. La question de la Loire se pose pratiquement sur tous les fleuves. Donc de dire que la Loire est un fleuve sauvage, c’est préserver des écosystèmes, mais également poursuivre la réflexion qui consiste à s’appuyer sur des solutions fondées sur la nature. Alors pourquoi pas envisager une retenue d’eau dans des circonstances très particulières, mais certainement pas comme la première solution ou comme la solution définitive. C’est un risque de fuite en avant, une façon d’éviter de se poser les bonnes questions alors que le changement climatique nous y invite fortement.

« Il faut vivre avec la nature et pas contre elle. »

Vous défendiez le caractère sauvage de la Loire, aujourd’hui, on parle de plus en plus de donner un statut juridique au vivant pour le représenter et/ou défendre ses spécificités, qu’en pensez-vous ?

Sur cette question précise je m’interroge. On a déjà eu beaucoup d’acquis environnementaux, mais, le problème aujourd’hui, c’est de faire appliquer la loi. Ce qui est essentiel, c’est la prise de conscience de l’importance du vivant en soit et pour nous, espèce humaine.

« On a déjà eu beaucoup d’acquis environnementaux, mais, le problème aujourd’hui, c’est de faire appliquer la loi. »

Je suis beaucoup plus préoccupée par les régressions environnementales et la non-prise en compte des enjeux environnementaux dans les projets d’aménagement, que par la question de donner un statut au vivant.

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Avec votre expérience dans la défense de l’environnement, avez-vous un conseil pour celles et ceux qui veulent s’engager voire porter un combat écologique ?

Il y a une chose dont je suis sûre, c’est que si l’engagement est extrêmement important, l’indignation ne suffit pas. Il faut se renseigner, s’informer pour mener les bons combats. Si j’ai quelque chose à dire aux gens qui veulent s’engager, c’est que l’important est de se forger soi-même sa propre opinion sur les dossiers, les sujets et ne pas uniquement reprendre des slogans.

« Aujourd’hui, militer pour l’environnement ce n’est pas vouloir le chaos, mais rester lucide et toujours se battre à partir de faits scientifiques, d’arguments, de s’efforcer au dialogue »

Je pense que l’enseignement de Loire Vivante est qu’il faut savoir créer un rapport de force en se mobilisant tout en évitant la violence. L’autre force de Loire Vivante, est d’avoir été capable de développer des arguments. Travailler ses arguments et savoir écouter ce que disent les autres en face permet d’aller à l’essentiel. Aujourd’hui, militer pour l’environnement ce n’est pas vouloir le chaos, mais rester lucide et toujours se battre à partir de faits scientifiques, d’arguments, de s’efforcer au dialogue. Voilà ce que je conseillerais, ne pas être naïf, mais être responsable.

Restaurant inondé entre Lux et Saint Loup de Varennes, Saône-et-Loire.©Yann Arthus-Bertrand
Restaurant inondé entre Lux et Saint Loup de Varennes, Saône-et-Loire.
©Yann Arthus-Bertrand

Aujourd’hui, comment la Loire se porte-t-elle ?

Je ne suis pas sûre qu’elle se porte très bien. Mais quand on pense au réchauffement climatique, j’ai envie de dire qu’elle se porterait moins bien si on n’avait pas agi sur la question des barrages il y a plus de 30 ans. Maintenant, la Loire reste soumise aux pressions dues au développement, au fait qu’on ait toujours cette tendance à la fuite en avant. La Loire souffre des maux dont souffre l’environnement en général et les cours d’eau en particulier. Les victoires ne sont jamais définitivement gagnées. Le combat doit être permanant. On voit bien que les tentatives pour revenir en arrière sont tellement présentes qu’il faut toujours se battre pour défendre l’environnement.

Un dernier mot ?

J’ai pu voir l’état d’avancement de la prise de conscience. Dans les années 2000, quand j’intervenais au Conseil Économique, Social et Environnemental des Pays-de-la-Loire, j’étais à peu près la seule à défendre l’environnement. Il n’y avait pas beaucoup de représentants des associations. Et puis, au Conseil Économique, Social et Environnemental Région Nouvelle-Aquitaine, j’ai pu constater que plus personne n’osait dire que les questions liées à l’environnement n’étaient pas importantes. Il y a véritablement du changement de côté-là.

Mais dans un contexte où l’universalisme régresse, il est important de rappeler que peu importe d’où l’on vient, quand on défend l’environnement, on parle des mêmes choses. Il faut garder en tête qu’on parle de faits scientifiques et qu’il y a des défenseurs de l’environnement qui nous ressemble partout dans le monde.

Propos recueillis par  Madeleine Montoriol avec Julien Leprovost 

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