Interview avec l’économiste Régis Marodon : « l’économie offre des clés de lecture pour optimiser le système sans détruire la nature »


Couverture du livre Combien coûte une abeille ?

Régis Marodon, docteur en économie, nous invite à repenser nos modes de vie en harmonie avec la nature, à travers son livre Combien coûte une abeille ?, illustré par Ruedi Baur. Au cours d’une enquête, les protagonistes vont se rendre compte que même si le vivant n’a à priori pas de prix, il a une immense valeur. La nature entretient des services gratuits, qui sont menacés par nos modèles économiques. Dans un entretien avec GoodPlanet’Mag, Régis Marodon, conseiller spécial à l’Agence Française de Développement, revient sur son livre. Il apporte ainsi un éclairage pour mieux construire un futur commun, sur le lien entre économie, biodiversité et politique.

Qu’est-ce qui vous a poussé, en tant qu’économiste, à écrire un livre illustré sur la biodiversité ? Et à qui s’adresse-t-il ?

Ce qui m’a poussé, c’est mon parcours professionnel. Je suis économiste de formation et j’ai travaillé pendant 30 ans sur les questions de développement un peu partout dans le monde : en Afrique, en Amérique Latine, au Moyen-Orient… J’ai vu comment certains pays tentent de mettre en œuvre une économie efficace pour diffuser du bien-être, mais ce projet se heurte aux limites de la planète. On ne peut pas tous vivre comme un Américain du XXIe siècle. Ni comme un Européen, dans une moindre mesure. Il faut inventer une autre façon de se développer, qu’on appelle aujourd’hui le développement durable.

« tout le monde sait que sans la nature, il n’y a pas de futur possible »

Ce concept est à la fois compliqué et simple. Compliqué dans sa mise en œuvre, car il suppose de prendre en compte l’environnement et la nature dans les décisions économiques. Mais simple, car tout le monde sait que sans la nature, il n’y a pas de futur possible. D’où l’idée de partager ces réflexions avec le plus grand nombre, en utilisant des concepts accessibles, afin que ces réflexions aillent au-delà de la sphère des experts. Le livre est de ce fait pour tout le monde. Il s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à la crise environnementale actuelle et veulent mieux comprendre ses causes et ses solutions.

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Planche du livre Combien coûte une abeille ?

Le titre “Combien coûte une abeille” est assez provocateur. Pourquoi ce titre ? Peut-on vraiment mettre un prix sur les services rendus par la nature ?

C’est toute la question du livre. Il y a différents niveaux de réponse. D’un point de vue spirituel, certains peuples premiers, comme ceux d’Amazonie, disent que la nature est tout, qu’ils en font partie. Ils sont représentés dans le livre, et pour eux, parler de prix est absurde. Respecter un arbre ou un fleuve est une évidence dans le domaine du spirituel. Mais notre économie est différente, elle fonctionne avec des signaux de prix, qui motivent toutes nos décisions. On décide en fonction de “combien ça coûte”, et notre économie est dirigée par ce principe.

« Elles ont une valeur, mais comme elle n’est pas monétisée, on les néglige. »

Or, la nature et les abeilles rendent des services considérables, comme la pollinisation, qui n’ont pas de prix. Elles ont une valeur, mais comme elle n’est pas monétisée, on les néglige. Le titre est une provocation pour faire prendre conscience que ces services gratuits ont une valeur qu’il faut préserver. Sinon, il faudra les remplacer à un coût exorbitant. L’image des abeilles peut avoir un impact fort, qui pousse à se demander comment le monde serait sans elles. Par exemple, 80 % des plantes cultivées sont pollinisées spontanément par les insectes. Si on devait le faire manuellement, ce serait ingérable. On a réellement besoin des abeilles. D’où l’importance de leur travail discret et quotidien.

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Planche du livre Combien coûte une abeille ?

Justement, quels sont, selon vous, les écosystèmes les plus sous-estimés ou invisibilisés dans nos modèles économiques actuels ?

Un des services les plus importants, c’est la régulation thermique rendue par les forêts. Le climat est viable grâce aux échanges quotidiens entre les forêts et l’atmosphère : captation de carbone, libération d’oxygène… Chaque fois qu’on coupe un arbre, on enlève un petit bout de ce service.

« Chaque fois qu’on coupe un arbre, on enlève un petit bout de ce service. »

Les forêts régulent aussi les eaux. Ce sont des filtres gigantesques qui récupèrent l’eau de pluie, la filtrent dans le sol, et la restituent sous forme de rivières. Et l’eau est indispensable à la vie des humains.

« Il faudrait tout remplacer par des services industriels, de la terre artificielle, de l’eau désalinisée… »

Un autre service plus discret, c’est celui de la biodiversité des sols. Dans le sol, il y a des millions de micro-organismes qui fertilisent la terre, dégradent les composés, enrichissent le sol. Sans eux, la planète serait stérile. Imaginez une planète comme le Sahara : comment ferait-on pousser des tomates ? Il faudrait tout remplacer par des services industriels, de la terre artificielle, de l’eau désalinisée… Et le prix de la tomate ne serait plus tout à fait le même. Tous ces exemples sont des services silencieux, auxquels on ne pense presque jamais.

Planche du livre Combien coûte une abeille ?

Vous dites dans votre livre que conférer à la nature une valeur morale ou spirituelle peut poser un problème, car les critères deviennent subjectifs. Est-ce que l’approche économique permet de mieux sensibiliser le grand public à la crise écologique ?

Oui, j’en suis convaincu. C’est une question de savoir et de connaissance. Nous faisons partie de la nature. Quand on est en forêt ou dans un environnement naturel, on ressent un bien-être immédiat. Les humains savent que la nature est précieuse, c’est presque inscrit dans nos gènes.

« Quand on est en forêt ou dans un environnement naturel, on ressent un bien-être immédiat. »

Mais nos systèmes économiques nous éloignent de cette réalité. On ne se demande plus d’où vient ce qu’on consomme. Face à cette distance, il faut rétablir notre lien avec la nature. Avec un peu d’explication, l’empathie vient naturellement. Les enfants, par exemple, réagissent immédiatement quand on leur dit qu’une espèce va disparaître. Ce qui leur manque, c’est de comprendre pourquoi et quelle est leur part de responsabilité. Le livre est pédagogique, il ouvre les questions, il exige du lecteur qu’il s’interroge avec nous.

« Face à cette distance, il faut rétablir notre lien avec la nature. »

Comment fonctionnent les trois méthodes que vous évoquez pour donner un prix à ce qui a de la valeur : externalité, coût du service équivalent, titrisation ?

Planche du livre Combien coûte une abeille ?

Ce sont des méthodes d’évaluation qu’on utilise déjà. Par exemple, pour un projet de TGV, on évalue l’impact d’une infrastructure nouvelle sur la nature. Plusieurs méthodes peuvent être utilisées.

« Si les gouvernements régulent ces émissions, ces dernières seront limitées, avec des acteurs financiers qui s’arrangeront entre eux. »

La titrisation est probablement la plus connue, car elle est illustrée par la taxe carbone. En fixant un prix, on titrise le carbone. On crée un marché et on donne des quotas d’émission. Ceux qui n’utilisent pas leurs quotas peuvent les vendre. Ceux qui en ont besoin en achètent. Si les gouvernements régulent ces émissions, ces dernières seront limitées, avec des acteurs financiers qui s’arrangeront entre eux. Plus les quotas carbones deviendront rares, plus leur prix montera, ce qui permet de limiter les émissions aux usages les plus pertinents.

« Si la nature ne rend plus le service, combien ça coûte de le remplacer avec un processus industriel ? »

Le coût du service équivalent, c’est ce qu’on a évoqué avec l’abeille ou la forêt. Si la nature ne rend plus le service, combien ça coûte de le remplacer avec un processus industriel ? Ce prix peut être dissuasif. Le principe du pollueur-payeur est un bon exemple : si vous abîmez une ressource, vous devez payer pour la remplacer. C’est un critère supplémentaire pour le choix d’un investissement, qui intégrera ainsi la valeur du capital naturel.

Le principe d’externalité, c’est que toute action économique a des effets collatéraux. Une fête chez soi, c’est du bruit pour les voisins. Démarrer sa voiture, c’est du CO2. Manger un steak, c’est l’impact de l’élevage. Ces externalités ne sont pas intégrées dans le prix. Si elles l’étaient, certains produits coûteraient beaucoup plus cher. Et ça changerait les décisions des consommateurs.

« Appliquées à la vie de tous les jours, ces méthodes seraient pertinentes pour s’interroger sur l’impact de nos consommations sur l’environnement. »

Ce sont des méthodes très classiques qu’on utilise en économie, surtout pour les gros projets industriels. Appliquées à la vie de tous les jours, ces méthodes seraient pertinentes pour s’interroger sur l’impact de nos consommations sur l’environnement.

Est-ce que l’économie classique réussit à intégrer la biodiversité dans ses calculs ?

Ce ne sont pas ces méthodes qui posent un problème, mais les conséquences qu’elles vont avoir. Si un gouvernement décidait d’intégrer le coût environnemental de la viande, le prix du steak doublerait peut-être. Politiquement, c’est inacceptable à l’heure actuelle.

« le système politique ne peut pas l’intégrer pour l’instant, parce qu’il n’y a aucun appétit du grand public pour ce genre de mesures, encore trop incomprises »

C’est la raison pour laquelle il faut de la pédagogie au préalable. Peut-être que ça prendra une génération, mais c’est indispensable. Le livre vise à ouvrir les yeux sur ces réalités et ces externalités. Ce n’est pas de la théorie, c’est concret. Cependant, le système politique ne peut pas l’intégrer pour l’instant, parce qu’il n’y a aucun appétit du grand public pour ce genre de mesures, encore trop incomprises.

« Les États prennent des décisions à l’intérieur de leurs frontières, alors que la nature et le climat sont des enjeux planétaires. »

Aujourd’hui, on observe un jeu collectif international : celui du passager clandestin. Chacun veut reporter sur les autres les responsabilités planétaires. C’est un autre frein pour l’économie et la biodiversité. Les États prennent des décisions à l’intérieur de leurs frontières, alors que la nature et le climat sont des enjeux planétaires. Il n’y a pas de solution nationale. On doit résoudre ça ensemble, sans passagers clandestins.

Vers la fin du livre, vous alertez sur le repli identitaire. Pourquoi introduire cette dimension politique dans un livre sur l’économie et la biodiversité ?

Parce que les trois sont liés. La solidarité internationale suppose une forme de fraternité. Mais l’angoisse créée par les crises environnementales renforce le nationalisme. Il y a un refus de sauter l’obstacle, un repli sur soi, qui est une fausse solution. On ne peut pas résoudre ces problèmes seuls. Les frontières n’ont pas de sens face au climat, à la biodiversité. C’est la planète qui est en jeu.

Planche du livre Combien coûte une abeille ?

Pour sa dernière phrase, Malia, personnage principale et journaliste indépendante, dit : « cela fait un demi-siècle que l’on sait et qu’on attend » en parlant d’une meilleure gestion des ressources naturelles. Comment sortir de cette inaction ? Comment construire notre futur commun ? 

J’ai une réponse très positive et optimiste. Quand on rencontre des jeunes, partout dans le monde, il y a une forme de désespoir. Ils disent : “On est foutus, rien ne change.” Mais cette génération va changer les choses. Elle va prendre des postes à responsabilités, éduquer ses enfants autrement.

« Ces changements se sont construits à partir de récits collectifs. »

C’est une question de récit collectif. On a déjà réussi à abolir le travail des enfants, l’esclavage… Des pratiques qui ont duré des millénaires. Et aujourd’hui, personne ne trouve ça normal. Il ne reste que des formes déviantes, punies par la loi. Ces changements se sont construits à partir de récits collectifs.

« L’économie offre des clés de lecture pour optimiser le système sans détruire la nature. »

Notre relation à la nature est complexe, mais il faut prendre le chemin. Le livre donne de l’espoir et une exigence aux lecteurs. Il montre que des solutions existent, tout en gardant un niveau de bien-être élevé. L’économie offre des clés de lecture pour optimiser le système sans détruire la nature.

Le livre essaie de n’oublier aucune question : il parle des communs, des services récréatifs, du plaisir d’être dans la nature. À chaque fois, il propose un angle différent, souvent économique ou financier, pour voir si ça fonctionne. Et chaque planche se termine souvent par une question ouverte : “Et vous, qu’en pensez-vous ?”

Enfin, si vous deviez résumer votre message en une seule phrase ?

La science établit que la nature va mal, donc l’humanité va mal aussi, car nous faisons partie de la nature : il faut comprendre et bouger.

Propos recueillis par Violette Cadrieu

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Un commentaire

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    • Yves Lanceau

    Bien sûr, tout cela est clair, mais si éloigné de nos pensées de basique humain qui croît encore que tout est gratuit, alors que tout se paie !