Et si l’exploration avait changé de but ? Dans un monde découvert, explorer ne signifie plus découvrir de nouvelles contrées mais repenser les paradigmes actuels pour protéger la planète. Dans le livre Repousser les limites : Sur terre, en mer et jusque dans l’espace, Bertrand Piccard questionne le sens de l’exploration au regard de ses expéditions à bord notamment de son avion solaire Solar Impulse. Repousser les limites : Sur terre, en mer et jusque dans l’espace est un livre co-écrit par Laurent Ballesta, Jean-Louis Etienne, Luc-Henri Fage, Patrice Franceschi, Philippe Frey, Sabrina Krief, Bertrand Piccard, Sylvain Tesson au éditions Robert Lafont. Dans cet entretien avec GoodPlanet Mag’ à l’occasion de la sortie du livre le 11 septembre, Bertrand Piccard revient sur l’exploration, son sens et son lien avec l’environnement.
Vous écrivez qu’être explorateur réside dans « le courage inouï de changer les règles communément admises », faut-il alors partir loin de chez soi pour l’être ?
Non, on n’a pas du tout besoin de partir loin de chez soi. Les règles qui nous entourent sont parfois étouffantes. Il peut s’agir de règles politiques ou religieuses rigides. C’est tous ces dogmes de société, c’est tout ce qu’on croit être impossible.
[À voir aussi notre entretien vidéo Bertrand Piccard nous éclaire sur les enjeux environnementaux de l’exploration]
Je dirais donc qu’on peut être explorateur depuis chez soi. On n’a pas besoin de partir, il faut déjà développer autour de soi une bulle de liberté. Liberté de penser, liberté d’agir, liberté de remettre en question les certitudes. En fait, pour être explorateur, il faut être hérétique. L’hérésie au sens étymologique, c’est-à-dire le droit de choisir. Je crois qu’on a le droit de choisir ce qu’on pense, de mettre en pratique cette curiosité et cette recherche de sens dans la vie.
Aujourd’hui, l’exploration a-t-elle changé de but ?
Je pense qu’autrefois, l’exploration, c’était vraiment aller le plus loin possible, découvrir, conquérir de nouveaux territoires et de nouvelles régions. A mesure que l’homme est allé partout, on est passés un peu plus de l’exploration à l’aventure. L’aventure est une chose nouvelle pour soi-même, mais qui a déjà été faite, contrairement à l’exploration qui est nouvelle pour tout le monde.

Pour prendre l’exemple de l’Everest, lorsque Edmund Hillary et Tensing Norgay atteignent le sommet, c’est une exploration puisqu’ils sont les premiers. Aujourd’hui, grimper en haut de l’Everest est une aventure. Ce n’est plus de l’exploration, on connaît l’Everest. Je dirais que c’est presque la même chose pour la Lune, douze personnes y ont déjà posé les pieds. Maintenant, y retourner est de l’aventure, ou de la science, de l’industrie, mais peut-être moins de l’exploration.
« Pour être explorateur, il faut être hérétique. »
Il faut appliquer l’état d’esprit de l’exploration à ce dont on a besoin aujourd’hui. Autrefois, on avait besoin de comprendre le monde. Aujourd’hui, on a besoin de le protéger. Explorer des nouvelles manières de faire, c’est sortir des paradigmes actuels. Il y a d’un côté une écologie chère, rébarbative, sacrificielle, punitive et décroissante. Et puis, en face, une industrie qui est rentable, qui fait vivre le monde, mais qui est polluante et qui détruit l’environnement. Il faut sortir de ce conflit-là, de cette polarisation, pour arriver à avoir une industrie qui est propre, qui amène des solutions pour protéger l’environnement et une écologie qui est attrayante, qui est économiquement rentable, qui crée des adeptes plutôt que de l’opposition et du rejet.
Justement, vous parlez de protéger le monde et dans votre essai, vous prenez l’exemple de la fusée de Jeff Bezos et de la pollution qu’elle a entraîné. Comment trouver le juste milieu entre exploration, aventure et protection de l’environnement ?
Vous savez, aujourd’hui, la conquête spatiale consiste à refaire ce qu’on a déjà fait. Alors, est-ce que ça justifie autant de pollution pour aller faire du tourisme spatial ? Je ne pense pas. Moi, je serais très emprunté si on me proposait d’y aller. Émotionnellement, forcément, j’aurais envie d’y aller, mais rationnellement, je refuserais. Je pense que l’exploration n’est plus là maintenant, elle est dans la protection de l’environnement et non pas dans l’accroissement de la charge de pollution qu’on inflige à la planète. Les temps ont changé.
Dans votre écrit, vous parlez de votre projet Climate Impulse. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ? Quel est son but et quelles sont les prochaines étapes de ce projet ?
Climate Impulse a pour but de faire ce que j’aime appeler le vol ultime, celui qui n’a jamais été fait jusqu’à maintenant. C’est un vol autour du monde, sans escale et sans aucune émission polluante. Et je pense qu’on peut le faire aujourd’hui avec de l’hydrogène liquide fabriqué par l’électrolyse de l’eau grâce à de l’énergie renouvelable.
Ça sert à quoi ? Ça sert à montrer qu’on peut faire beaucoup mieux que ce qu’on croit. Ça sert à sortir de cette certitude qu’on est dépendant du kérosène ou du pétrole. Ça sert à montrer la voie vers une aviation qui peut être décarbonée.
« Autrefois, on avait besoin de comprendre le monde. Aujourd’hui, on a besoin de le protéger. »
Cependant, cette aviation générale et commerciale décarbonée n’est pas pour demain mais il faut montrer la voie. Et c’est peut-être justement parce que ça durera longtemps qu’il faut commencer le plus vite possible. Et puis, j’ai aussi envie d’utiliser ce projet Climate Impulse pour redonner de l’espoir à ceux qui croient qu’il n’y a pas d’avenir, qu’il n’y a pas de solution, qu’on ne peut que vivre moins bien dans le futur. Il y a des solutions qu’on doit pouvoir utiliser pour améliorer la situation actuelle.
En attendant que des explorateurs et des chercheurs comme vous se questionnent sur ces projets-là, comment repenser l’aviation commerciale aujourd’hui ?
L’aviation paye le prix de son succès. Il y a énormément de voyageurs qui ne vont pas là où ils ont envie d’aller. Ils vont là où ce n’est pas cher et par conséquent, ils polluent pour rien. Et c’est ça qui pose le plus gros problème à l’aviation.
« L’aviation représente 3% des émissions de CO2 dans le monde, ce qui équivaut à la moitié des émissions de CO2 causées par le gaspillage alimentaire. »
Il faut remettre les choses dans leur contexte. L’aviation représente 3% des émissions de CO2 dans le monde, ce qui équivaut à la moitié des émissions de CO2 causées par le gaspillage alimentaire. Alors, je pense qu’il y a des causes beaucoup plus urgentes et graves qu’il ne faut pas passer sous silence simplement parce qu’on prend l’aviation comme bouc-émissaire.
Avec Solar Impulse, vous avez listé 1650 solutions. Laquelle vous tient le plus à cœur ?
L’objectif de Solar Impulse était d’atteindre 1000 solutions économiquement attrayantes pour protéger l’environnement de manière à pouvoir séduire l’économie, l’industrie, la finance et la politique. On est aujourd’hui à 1650.
« Les solutions qui me tiennent le plus à cœur sont celles dont la caractéristique est de permettre de l’efficience. »
C’est très difficile d’en prendre une individuellement. Chaque solution va enlever un petit peu de CO2, un petit peu de pollution, un petit peu d’inefficience, un petit peu de gaspillage. Et c’est prises toutes ensembles qu’il y a un vrai bras de levier pour protéger l’environnement.

Les solutions qui me tiennent le plus à cœur sont celles dont la caractéristique est de permettre de l’efficience. L’efficience, c’est quand on obtient un meilleur résultat avec une consommation d’énergie ou de ressources plus faible, contrairement à la sobriété. La sobriété vous fait atteindre moins avec moins quand l’efficience vous fait atteindre plus avec moins. Donc la sobriété, c’est une réduction avec un sacrifice, alors que l’efficience est une réduction avec un bénéfice.
Et c’est pour ça que toutes les solutions efficientes, pour moi, sont fondamentales, parce qu’elles peuvent créer de l’engouement. Elles vont être attrayantes, alors que la sobriété ne l’est pas.
Est-ce que vous arrivez encore à avoir foi en la technologie pour résoudre les problèmes environnementaux actuels ?
L’effet de la technologie va dépendre de son utilisation. Avec la technologie, on peut détruire le monde ou le sauver. Cela dépend de l’être humain derrière cette technologie. Donc finalement, la question n’est pas de savoir si la technologie est bonne ou pas mais si l’être humain peut devenir bon quand il l’utilise.
On est malheureusement encore assez loin d’une sagesse humaine. Avec l’intelligence artificielle, vous pouvez créer des réseaux électriques intelligents, devenir efficients, diviser par 3 ou 4 la consommation d’énergie de la planète. Mais vous pouvez aussi décupler la consommation d’énergie de la planète en utilisant l’intelligence artificielle pour des divertissements plus rapides, pour des voitures autonomes, en fait des choses dont on n’a pas vraiment besoin.
« La question n’est pas de savoir si la technologie est bonne ou pas mais si l’être humain peut devenir bon quand il l’utilise »
Il faut que l’être humain augmente sa sagesse pour utiliser la technologie correctement, sinon ce sera encore pire.
Avez-vous un dernier mot ?
Pour faire le lien entre exploration et environnement, je pense qu’il faut vraiment comprendre que l’exploration implique une grande remise en question des habitudes, des certitudes, des paradigmes, des dogmes, des croyances. Pour être explorateur, il faut être très humble par rapport à tout cela.
Il faut arrêter de croire qu’on sait tout pour essayer de se mettre au niveau où on a tout à découvrir. Aujourd’hui dans la politique, dans l’écologie, dans la religion, dans la sociologie, je trouve qu’on a beaucoup trop de certitudes, de polarisations. Finalement, on fabrique des peurs au lieu de fabriquer de l’espoir. On fabrique une inaction et une paralysie au lieu de fabriquer une action qui peut résoudre les problèmes.
J’en veux beaucoup aux marchands de peur parce que leur effet est catastrophique, surtout sur la jeunesse. La jeunesse devrait apprendre à crier non pas « problème, problème » mais « solution, solution ». Il y a des solutions, et ce qu’il faut, c’est pousser les gouvernements et les entreprises à les utiliser. C’est donc un message positif qu’il faut avoir et pas négatif.
Madeleine Montoriol & Tania Mebarki
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Pour aller plus loin :
Le livre Repousser Les limites : Sur terre, en mer et jusque dans l’espace.

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