Climat, tourisme, pollution: le chasseur inuit cerné de partout

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Cet été, une soixantaine de bateaux de croisière, du simple voilier à l'énorme paquebot, ont fréquenté les eaux turquoises du village d'Ittoqqortoormiit, dans l'est du Groenland. Le 16 août 2023 © AFP Olivier MORIN

Ittoqqortoormiit (Danemark) (AFP) – Pour chasser le narval, la « licorne des mers » de l’Arctique, le silence doit être absolu. A tel point que dans le détroit Scoresby, les Inuits interdisent à leurs enfants de jeter des cailloux dans l’eau glaciale.

La fenêtre est courte pour la chasse au cétacé dont la corne peut atteindre trois mètres de long: le plus grand fjord au monde, sur la côte est du Groenland, n’est libéré de ses glaces qu’un mois par an, pendant l’été arctique.

Initié par son grand-père, Peter Arqe-Hammeken, connait tout de l’art de la chasse en bateau au fusil et harpon du narval dont la viande est au coeur de la culture inuit.

Mais la tranquillité indispensable à son activité est fréquemment troublée par les bateaux de croisière qui viennent naviguer entre les icebergs pour montrer aux touristes cette région encore miraculeusement sauvage.

Cet été, une soixantaine, du simple voilier à l’énorme paquebot, ont fréquenté les eaux turquoises du village d’Ittoqqortoormiit, à quelque 500 km de la colonie humaine la plus proche.

Au tournant du siècle il n’y avait quasiment pas de bateaux de croisière. Aujourd’hui beaucoup s’aventurent loin à l’intérieur du fjord.

« Il y a une semaine, des chasseurs essayaient d’attraper des narvals là-bas et deux bateaux se dirigeaient vers eux », s’agace Peter Arqe-Hammeken. « Qu’ils débarquent en ville, c’est une chose. Mais qu’ils viennent là où on chasse, ce n’est pas bon. »

L’homme de 37 ans est inquiet: le bruit des bateaux effraie la faune et complique davantage la vie des chasseurs inuits, déjà en voie de disparition.

 Réduction des terrains de chasse

« Les chasseurs vivent de la chasse ici. Ils ont des enfants, une vie… », lâche-t-il.

Mais préserver un mode de vie traditionnel à Ittoqqortoormiit, 350 habitants, est de plus en plus difficile.

La population doit faire face aux effets conjugués du réchauffement climatique – en Arctique les températures grimpent quatre fois plus vite que la moyenne mondiale – et de l’activité humaine même lointaine.

Le narval s’y fait de plus en plus rare. Le réchauffement des eaux réduisant son habitat et sa nourriture, des scientifiques demandent aujourd’hui d’interdire la chasse de cette espèce vulnérable.

Les restrictions imposées depuis une vingtaine d’années et l’interdiction d’exporter sa défense torsadée n’ont pas suffi à enrayer la chute de sa population. Les prises de narval n’atteignent même plus le niveau des derniers quotas de 2021.

La fragilisation de la banquise complique la traque des phoques lorsqu’ils viennent respirer à la surface au travers des trous qu’ils construisent dans la glace.

« La glace disparait beaucoup plus vite qu’avant. Jadis, il y en avait toujours en été », dit Jørgen Juulut Danielsen, enseignant et ancien maire du village.

Les Anciens narraient des histoires de chasses fastes à la sortie du village. Désormais, il faut s’enfoncer au fin fond du fjord pour trouver une proie.

Tandis que la réduction des chutes de neige limite les déplacements en traîneau à chiens et la chasse au boeuf musqué l’hiver…

« Il y a 30 ans, il y avait plein de chasseurs », dit Peter Arqe-Hammeken. « Aujourd’hui, il n’y en a que dix ou douze. »

Le narval, le phoque, l’ours polaire, « ce que nous chassons est fondamental pour notre culture », explique Mette Pike Barselajsen, responsable de l’office du tourisme d’Ittoqqortoormiit.

Rien ne pousse ici. Le village, l’un des plus isolés du monde, est habitué à vivre sans aide extérieure, son supermarché aux prix élevés n’est ravitaillé par cargo qu’une ou deux fois par an.

Le produit de la chasse apporte à la population revenus, nourriture, habits.

Avec la peau de phoque on fait des bottes, avec la fourrure de l’ours polaire des pantalons portés l’hiver par les chasseurs et lors des cérémonies religieuses.

Leur viande, comme le fameux muktuk à base de peau de narval, est un pan majeur de l’alimentation qui fournit les protéines nécessaires pour survivre aux longs mois de nuit polaire.

« C’est essentiel que cela provienne des animaux que l’on chasse ici », poursuit Mme Barselajsen.

Mais en juillet, une étude du Lancet Planetary Health a montré que les Inuits d’Ittoqqortoormiit « qui ont l’habitude de consommer de la viande de phoque et d’ours polaire » avaient dans le sang un taux alarmant de PFAS (substances per et polyfluoroalkylés) susceptible de générer des problèmes immunitaires.

Des « polluants éternels », massivement présents dans la vie courante (emballages alimentaires, textiles, pesticides…) qui viennent de loin, arrivés par voie atmosphérique et marine dans la chaine alimentaire arctique.

 Tourisme de la dernière chance

Ces difficultés ont conduit certains chasseurs – qui n’ont plus de marché pour vendre les peaux d’ours hors de l’île depuis un embargo de l’UE -, à se mettre à la pêche au flétan du Groenland, explique M. Danielsen l’ancien maire du village.

D’autres à se tourner vers le tourisme.

Plantées sur la péninsule rocheuse en surplomb du détroit Scoresby et entourées de glaciers, les maisons multicolores d’Ittoqqortoormiit évoquent un paysage de carte postale.

Les sentiers longtemps tranquilles sont désormais sillonnés par des groupes de croisiéristes qui prennent des selfies avec des peaux d’ours suspendues à l’extérieur des maisons ou des carcasses de phoque dans le port.

Ittoqqortoormiit et son emplacement improbable aux premières loges du changement climatique attirent des visiteurs désireux de découvrir une culture traditionnelle avant qu’elle ne disparaisse.

« C’est plus spécial que beaucoup d’endroit », explique ainsi Nicholas Finnis venu de Nouvelle-Zélande.

Pour arrondir les fins de mois, certains chasseurs proposent tours de traîneau, visites guidées ou navettes en bateau.

« C’est un sérieux coup de pouce pour les chasseurs d’avoir des rentrées d’argent liées au tourisme », affirme Mme Barselajsen qui gère l’agence de voyage locale Nanu Travel.

Une croisière peut coûter jusqu’à 20.000 euros par personne. Jusqu’ici, faute de structures d’accueil adaptées, la manne touristique profitait principalement aux entreprises étrangères. Mais dès janvier 2024, les autorités locales pourront prélever une taxe sur les croisiéristes.

Tout un dilemme pour la population d’Ittoqqortoormiit.

« Le tourisme y est vraiment considéré comme une source de revenus qui peut améliorer les conditions de vie », souligne la géographe Marianna Leoni de l’Université finlandaise de Oulu.

En même temps « cela menace vraiment le mode de vie traditionnel, la chasse et la pêche, (…) qui sont le seul moyen de subsistance pour beaucoup ».

© AFP

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