En Amazonie équatorienne, le « chemin sacré » de l’ayahuasca

ayahuasca

Isidro Lucitante, chamane et guérisseur de la comunauté autochtone Cofan Avie, se prépare à diriger une cérémonie du yagé (ayahuasca) dans un village de la réserve écologique de Bermejo, en Amazonie équatorienne, dans le nord de l'Equateur, le 14 janvier 2023 © AFP Pedro PARDO

Bermejo (Equateur) (AFP) – La petite communauté est célèbre pour avoir obtenu le départ des compagnies minières de son territoire amazonien du nord de l’Equateur. Les Cofan Avie ont pourtant une autre particularité, mystérieuse et fascinante: ils sont les maîtres de l’ayahu+asca, plante hallucinogène, « médecine » enseignante et porte du monde des « esprits ».

« Dieu à une époque vivait ici, sur cette planète », conte Isidro Lucitante, 63 ans, patriarche et « taïtan » (chamane) de ces neuf familles réparties sur 55.000 hectares de rivières et de jungles, le long de la frontière avec la Colombie.

« Il a arraché un de ses cheveux et l’a planté sur la terre. Ainsi est né le yagé (ayahuasca), source de la connaissance et de la sagesse ».

Pour le meilleur et pour le pire, l’ayahuasca, décoction traditionnellement préparée à partir de la liane « Banisteriopsis caapi » par les peuples du bassin occidental de l’Amazonie, a acquis une notoriété internationale.

Selon les versions, elle est vue comme un remède miracle, un outil d’exploration intérieure et de « développement personnel », un hallucinogène récréatif ou à l’inverse un dangereux psychotrope.

Au Pérou, et dans une moindre mesure en Equateur, tout un juteux tourisme psychédélique s’est développé autour de cette plante, que l’on trouve désormais à la vente, en gélules ou en infusion, sur internet.

Nobel de l’environnement

Chez les Cofan Avie, l’ayahuasca, appelée « yagé », est restée une culture vivante, partagée entre générations, connectée à la luxuriante nature qui les entoure et à leur ancestrale cosmogonie. Loin de toute folklorisation ou mercantilisme, mais ouverte sur le monde et à quelques visiteurs privilégiés, dont l’AFP.

Chaque fin de semaine, familiers, voisins et visiteurs, installés dans des hamacs, sous une maloca (maison de bois communautaire) plantée au coeur de la grande forêt, s’y retrouvent pour y boire l’étrange breuvage brunâtre et amer.

Sous la supervision du « taïtan » Isidro et de ses assistants, dans les effluves de tabac, les chants adressés aux « esprits », les nausées et les monologues enfiévrés des participants, c’est un voyage chaotique, hypnotique, intérieur et collectif, qui projette la conscience dans un nouvel espace inconnu…

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« Notre culture vient de la connaissance de nos ancêtres sur la médecine du yagé, plante millénaire, plante sacrée… », explique Isidro, visage à la peau cuivrée, strié de maquillages aux motifs animaliers.

Le yagé « est avant tout un remède », souligne celui qui se voit d’abord comme un guérisseur.

Cueillie dans la forêt, la liane est « écrasée, mélangée à de l’eau, bouillie pendant des heures. Le cuisinier doit jeûner, suivre un régime spécial. Car c’est à ce moment-là que se prépare l’énergie de la plante ».

Dans la famille Lucitante, la cérémonie a lieu à la nuit tombée, dans la maloca familiale, peinte de perroquets, serpents et têtes de panthères multicolores, ainsi que des visages des illustres anciens.

Les Cofan Avie sont connus en Equateur pour avoir remporté en 2018 une victoire juridique historique sur l’industrie minière, avec l’annulation par la justice locale de 52 concessions de mines d’or attribuées par l’Etat équatorien sans avoir consulté ni même informé la communauté.

Ce combat a été couronné en 2022 par le Prix Goldman, le Nobel des défenseurs de l’environnement, attribué à Alex Lucitante, l’un des leaders de la petite communauté.

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« Rééquilibrer le monde »

Alex, 30 ans et l’un des fils du chamane Isidro, est celui qui a organisé la riposte aux chercheurs d’or, en mettant sur pied une garde indigène, des patrouilles et un système de drones de surveillance pour collecter les preuves des violations de leur territoire.

« Ce fut une lutte longue et difficile, pour protéger notre territoire et la nature, un chemin où nous avons été inspirés par la sagesse des anciens et le savoir du yagé », confie Alex à l’AFP.

Collier de dents de pécaris sur la poitrine, foulard rouge autour du cou et plume en travers du nez, ce « héros de la biodiversité », comme le désignent certaines ONGs, officie ce soir au côté de son père comme assistant et chanteur à la guitare pour accompagner le voyage et la transe des participants.

« La plante est tout pour nous, au même titre que notre territoire. Nous ne pourrions vivre sans l’un ou l’autre. C’est grâce à la médecine du yagé que nous pouvons nous connecter aux esprits et (…) rééquilibrer le monde. Le yagé est un chemin sacré qui nous invite à vivre en harmonie avec la nature ».

« Le yagé ne se vend pas! », prévient d’emblée Isidro, qui dénonce son exploitation commerciale et les individus sans scrupule « qui font n’importe quoi avec la plante, ce n’est pas bon! ».

« Le yagé n’est pas une drogue, c’est au contraire un remède qui nous rend meilleur », insiste de sa voix caverneuse le vieux chamane. « Mon grand-père buvait le yagé chaque semaine, il est mort à 115 ans! Nous sommes tous en pleine santé! ».

Il est reconnu scientifiquement que l’ayahuasca ne crée aucune dépendance, et agirait au contraire contre l’addiction. « Des gens malades, certains accros à la drogue, viennent ici. Ils repartent apaisés, ou en meilleure santé », assure Isidro, selon qui le « yagé est un don de Dieu pour prendre soin de l’humanité ».

« La plante peut tout guérir, si tu le fais avec foi et en respectant les règles », renchérit Alex, levant un voile discret sur la dimension ésotérique et initiatique de ce savoir caché.

« J’ai commencé à boire le yagé à l’âge de 5 ans. Depuis j’ai beaucoup souffert, mais c’est comme ça que j’ai appris. C’est un très long apprentissage… », commente Isidro.

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La « purge »

« Le contact avec cet autre monde peut s’avérer dangereux, c’est le rôle du chaman de guider et protéger le pratiquant », prévenait en 2004 le documentaire de référence sur le sujet, « D’autres mondes », du cinéaste Jan Kounen.

Boire de l »‘ayahuasca est une proposition risquée », le breuvage « agissant comme un révélateur de la psyché, on ne sait jamais, avant de l’avoir ingéré, ce que ce puissant hallucinogène va révéler sur soi (…) », met en garde l’ouvrage « Deux plantes enseignantes, le tabac et l’ayahuasca ».

C’est aussi un rite éprouvant, comme l’indique l’un des qualificatifs de la liane, la « purge ». « Vous vomissez. Toute la mauvaise nourriture et les mauvaises énergies accumulées dans votre corps. C’est comme un grand nettoyage », décrit simplement Isidro.

Ensuite seulement « les visions peuvent venir. D’abord des couleurs. Puis, en se concentrant, la jungle apparaît. Viennent alors les animaux, le boa maître des rivières, le poisson-chat, ou encore le jaguar, maître de la chasse. Et enfin les personnes et les esprits… mais tout le monde ne peut pas les voir », précise, énigmatique, le vieux sage.

Sous la maloca, chacun se prépare au « voyage », les novices dans un silence d’appréhension, les habitués en papotant et plaisantant. Le « taïtan » appelle tour à tour chacun à boire une coupelle de l’écoeurante mixture.

Ordre d’éteindre la caméra, fini le journalisme. Chacun se cale dans son hamac. Ici commence la voie du serpent… « Là bas j’ai pénétré le monde des visions », a résumé Jan Kounen. « Là bas, j’ai tremblé en affrontant mes peurs, j’ai vomi en découvrant ma noirceur, et j’ai pleuré en traversant la lumière ».

© AFP

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