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Intervenir sur les biocarburants et sur le stock OMC de riz du Japon pour stabiliser les prix alimentaires mondiaux

crise alimentaires

Nouvelle plantation de palmiers à huile près de Pundu, Bornéo, Indonésie (1°59’ S – 113°06’ E). Sur l’île de Bornéo, les palmiers à huile remplacent les forêts tropicales vierges à un rythme croissant, et ces plantations entraînent la perte de 80 % de la flore d’origine et de 80 à 90 % des espèces animales, comme l’orang-outan. La demande mondiale pour l’huile de palme est la principale cause de déforestation dans certaines parties de l’Asie. Au début de l’année 2010, il y avait 7,9 millions d’hectares plantés contre 600 000 en 1985, ainsi que 1,9 million d’hectares en attente de plantation. L’archipel indonésien est devenu le premier producteur mondial d’huile de palme en 2008, devant la Malaisie. La demande mondiale pour cette matière première augmente, passant de 14,5 millions de tonnes en 1990 à 56 millions de tonnes en 2013 car elle entre dans la composition de beaucoup de produits alimentaires, mais aussi dans celle des détergents et des cosmétiques. De plus en plus utilisée pour la fabrication d’agrocarburants, cette huile alimentaire pourrait devenir trop chère pour les consommateurs pauvres des pays en voie de développement. Dans l’Union européenne, l’utilisation de la moitié de la production d’huile de colza pour produire des agrocarburants contraint les pays membres à importer davantage d’huile de palme et de soja pour la consommation humaine. © Yann Arthus-Bertrand

Face à la hausse des prix alimentaires qui engendre des risques de famines et de paupérisation des populations les plus vulnérables, l’économiste et chercheur au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) Franck Galtier propose deux pistes. D’une part, freiner le recours aux agrocarburants et permettre au Japon de réexporter ses stocks de riz. Dans cette analyse issue de son blog et de la revue Perspectives que GoodPlanet Mag’ republie, Franck Galtier explique l’intérêt de telles mesures pour faire face à la crise alimentaire actuelle et aux prochaines.

Sur les marchés internationaux, les prix des céréales (blé, maïs) et des huiles végétales (colza, tournesol, soja, palme) ont augmenté à partir de la mi-2020. Les biocarburants jouent un rôle majeur dans cette hausse, et la guerre en Ukraine, qui a débuté en février 2022, l’a exacerbée. Les biocarburants lient en effet le prix de ces denrées à celui du pétrole : lorsque le prix du pétrole augmente, l’industrie des biocarburants accroît sa demande de maïs et d’huiles végétales. Limiter provisoirement cet usage industriel ferait baisser leurs prix. De plus, en cas de hausse du prix du riz, une solution serait d’autoriser le Japon à exporter son stock de riz constitué dans le cadre des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Afin de prévenir les crises futures, ces deux leviers pourraient être déclenchés dès que les prix internationaux de ces denrées agricoles atteignent des niveaux prédéfinis.

Sur les marchés internationaux, les prix des produits alimentaires essentiels, comme les céréales et les huiles végétales, ont plus que doublé au cours des deux dernières années. Les enjeux de cette crise internationale concernent tout autant la sécurité alimentaire que la pauvreté et la stabilité politique. Pour de nombreux ménages vulnérables dans le monde, que ce soit dans les pays en développement ou dans les pays industrialisés, ces produits sont vitaux, par les calories et nutriments qu’ils apportent mais aussi par leur poids dans les budgets des ménages. Associés à la hausse des dépenses de l’énergie et des transports, il en résulte une forte baisse de pouvoir d’achat, avec des conséquences probables sur l’insécurité alimentaire et la malnutrition, mais aussi sur les dépenses de santé et d’éducation. On se souvient tous des émeutes urbaines et des troubles politiques qui se sont produits dans de nombreux pays au cours des crises précédentes, en 2008 et en 2011.

Comment expliquer cette flambée des prix ? L’explication est plus complexe que l’argument habituellement évoqué de la guerre en Ukraine. En effet, les responsabilités sont multiples, d’autant que cette augmentation a commencé en 2020 (voir encadré p. 2). L’usage intense des énergies fossiles dans le secteur agricole et l’industrie des biocarburants font partie des explications.

Depuis 2020, la hausse des prix des céréales et des huiles végétales a des causes multiples

Les prix des denrées agricoles, notamment ceux du maïs, du blé et des huiles végétales, ont commencé à augmenter dès la mi-2020. À la veille de la guerre en Ukraine, en février 2022, les prix avaient déjà pratiquement doublé par rapport au premier semestre 2020 (voir les figures 1 et 2). La guerre en Ukraine n’a fait qu’exacerber la tendance. Cette région du monde (Ukraine et Russie) produit une part significative du blé et du maïs exporté sur les marchés internationaux (environ 20 %) ; il en est de même pour les huiles végétales (notamment celle de tournesol) et pour les engrais azotés. Pour l’instant, c’est moins la production de cette région qui est compromise que ses exportations, qui se faisaient traditionnellement par les ports de la mer Noire. La hausse des prix de ces denrées agricoles s’est donc essentiellement produite avant le début de la guerre en Ukraine en raison de l’envolée du prix des énergies fossiles (pétrole et gaz naturel). Ce qui est en cause, c’est en partie le modèle de production agricole fondé sur l’utilisation intense de ces énergies, à travers les intrants chimiques (en particulier les engrais azotés, qui sont fabriqués avec du gaz naturel), la mécanisation et le transport à grande distance. Mais c’est surtout l’utilisation massive de produits alimentaires pour fabriquer des biocarburants de grande consommation, encouragée et subventionnée par les États (notamment aux États-Unis pour le maïs et dans l’Union européenne pour le colza), qui explique le lien entre prix alimentaires (blé, maïs, huiles végétales) et prix des énergies fossiles. Lorsque le prix du pétrole augmente, la demande en maïs et en huiles végétales de l’industrie des biocarburants s’accroît et le prix de ces denrées augmente jusqu’à atteindre le seuil à partir duquel leur utilisation comme biocarburant cesse d’être rentable.

Si la guerre en Ukraine a amplifié cette crise, lui en attribuer la responsabilité est inexact. Du fait de leurs politiques de soutien aux biocarburants, les États-Unis et l’Union européenne ont aussi leur part de responsabilité dans l’actuelle flambée des prix alimentaires.

Face à la crise, un premier levier : réguler l’utilisation des céréales et des huiles par la filière des biocarburants

Un changement des politiques concernant les biocarburants pourrait contribuer à résoudre la crise actuelle. Il existe en effet un lien, très fort depuis 2008, entre le prix du pétrole et celui du maïs (voir encadrés p. 2 et 3). Ce lien est asymétrique : quand le prix du pétrole augmente, le prix du maïs augmente mais quand le prix du pétrole baisse, le prix du maïs ne baisse que jusqu’à un certain niveau à partir duquel il se stabilise — on observe un « prix plancher ». Ce prix plancher est lié aux politiques de soutien aux biocarburants, en particulier aux mandats d’incorporation, qui rendent obligatoire l’inclusion d’un certain volume ou proportion de biocarburants dans le carburant vendu à la pompe. En conséquence, des quantités élevées de maïs sont utilisées pour fabriquer du biocarburant même quand le prix du pétrole est trop bas pour que cette utilisation soit rentable

Il est possible de renverser ce mécanisme en régulant, par interdiction ou plafonnement, l’utilisation de céréales pour fabriquer du biocarburant. Cela permettrait de ramener le prix international du maïs à son niveau d’avant la crise (150 dollars US la tonne). Les volumes concernés sont en effet considérables : aux États-Unis, 140 millions de tonnes de maïs sont utilisées chaque année pour fabriquer du biocarburant. À titre de comparaison, la quantité de maïs échangée annuellement sur le marché international est d’environ 200 millions de tonnes.

Cette mesure ferait aussi fortement baisser le prix du blé : même si cette céréale est peu utilisée pour les biocarburants, son prix est très lié à celui du maïs du fait des nombreuses possibilités de substitution entre les deux céréales (voir encadré ci-dessous). Si le prix du maïs était ramené à 150 dollars US la tonne par l’arrêt de son utilisation en biocarburant, il est très peu probable que le prix du blé reste à 500 dollars la tonne. En effet, au cours des 60 dernières années, la différence de prix de ces deux céréales n’a atteint 200 dollars qu’une seule fois, en février 2008, et seulement pendant deux mois.

Une autre manière de raisonner consiste à estimer les exportations de blé et de maïs potentiellement compromises par le conflit ukrainien. La pire hypothèse serait que toutes les exportations de blé et de maïs de la Russie et de l’Ukraine soient stoppées : la baisse d’exportation s’élèverait alors à environ 85 millions de tonnes. Prendre la moitié du maïs habituellement utilisé pour fabriquer du biocarburant permettrait donc d’effacer cet effet potentiel de la guerre en Ukraine.

Ce raisonnement appliqué aux céréales peut être transposé aux huiles végétales. Cette fois, c’est l’Union européenne qui est en première ligne. Les pays de l’Union européenne utilisent en effet d’énormes quantités d’huiles végétales pour fabriquer du biocarburant, environ 11 millions de tonnes d’huiles, ce qui représente 45 % de leur consommation. En conséquence, une relation asymétrique s’est également mise en place entre le prix du pétrole et le prix des huiles (voir encadré p. 3). Les exportations d’huiles végétales compromises par le conflit ukrainien s’élèvent à 6 millions de tonnes alors que l’Union européenne utilise 11 millions de tonnes (essentiellement de l’huile de colza) pour les biocarburants. Comme pour le maïs, réduire de moitié cet usage permettrait d’annuler les effets de la guerre en Ukraine. Même si certaines huiles (colza, soja, palme) sont plus utilisées que d’autres pour fabriquer du biocarburant, arrêter cette fabrication aurait pour effet de réduire le prix de l’ensemble des huiles : du fait des substitutions entre elles, leurs prix sont très liés

Les deux principaux acteurs concernés, États-Unis et Union européenne, ont les moyens de prendre des décisions rapides dans ces domaines. Précisons aussi qu’un arrêt de l’utilisation de céréales et d’huiles végétales pour fabriquer du biocarburant aurait très peu d’effet sur le prix des énergies fossiles : en 2020, l’ensemble des biocarburants ne représentait que 1,7 % de la demande d’énergie liquide, et la proportion est encore plus faible pour les biocarburants spécifiquement fabriqués à partir de céréales ou d’huiles végétales.

Un deuxième levier : autoriser le Japon à exporter son stock OMC de riz

Au cas où la crise s’étendrait au riz (les experts sont divisés sur cette éventualité), un mécanisme assez similaire pourrait être mis en place pour cette céréale dont le prix joue un rôle crucial pour la sécurité alimentaire et la stabilité politique en Asie et dans une partie de l’Afrique et de l’Amérique latine.

Le riz est une céréale à part, très peu substituable au blé et au maïs : son prix est par conséquent relativement déconnecté de celui de ces deux céréales. Il n’est pas utilisé pour fabriquer des biocarburants mais il existe un stock de riz dormant qui pourrait être mobilisé en cas de crise, le stock OMC du Japon. Au moment de son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sous la pression de certains États membres, le Japon s’est engagé à importer chaque année l’équivalent de 5 % de sa consommation de riz. Ce riz est importé et stocké par le gouvernement japonais — les japonais n’en veulent pas, ils préfèrent le riz produit localement. Une partie est donnée sous forme d’aide alimentaire et se retrouve par exemple dans les stocks publics des pays du Sahel, une autre est utilisée dans l’alimentation du bétail et dans l’industrie agroalimentaire.

Le Japon n’a pas le droit de réexporter ce riz qu’il a été contraint d’importer. En 2008, à la suite de la crise survenue sur le marché international du riz, deux experts, Tom Slayton et Peter Timmer, ont suggéré que le gouvernement des États-Unis, alors principal fournisseur de riz du Japon, pourrait exceptionnellement autoriser le gouvernement japonais à exporter la part de son stock OMC importée des États-Unis. Cette autorisation a effectivement été accordée et, avant même que le Japon n’exporte ce riz, la crise s’est terminée sur le marché du riz : anticipant une baisse des prix, les pays qui avaient bloqué leurs exportations ont supprimé les prohibitions et ceux qui cherchaient à importer à n’importe quel prix ont décidé d’attendre. Par la suite, le prix du riz est rapidement revenu à un niveau acceptable.

Si la crise actuelle devait s’étendre au marché du riz, la même mesure, c’est-à-dire autoriser le Japon à exporter son stock OMC, pourrait être prise par les principaux fournisseurs du Japon.

Prévenir les prochaines crises

D’autres crises se produiront sur les marchés internationaux. On s’attend même à une augmentation de leur fréquence et de leur intensité. C’est pourquoi les deux leviers proposés autour des biocarburants et du stock OMC de riz du Japon pourraient être pérennisés. Réguler l’utilisation de céréales et d’huiles végétales pour fabriquer du biocarburant – Lorsque le prix international du maïs ou de l’huile de colza dépasse un niveau prédéfini, l’utilisation des céréales ou des huiles végétales pour fabriquer des biocarburants pourrait être interdite ou plafonnée. Cela reviendrait à compléter le dispositif actuel des mandats d’incorporation par un dispositif symétrique. Une telle symétrie se justifierait pleinement : les mandats d’incorporation offrant une protection aux producteurs agricoles face aux baisses de prix (les prix planchers observés, voir encadré ci-dessous), il serait légitime de leur demander d’accepter un plafond quand les prix flambent. Ceci reviendrait à considérer les quantités de céréales ou d’huiles habituellement utilisées pour fabriquer du biocarburant comme des stocks virtuels pouvant être mobilisés en situation de crise, comme cela avait déjà été proposé après la crise de 2008.

Transformer le stock OMC de riz du Japon en stock virtuel – Le Japon pourrait être immédiatement autorisé à exporter son stock OMC de riz dès que le prix international du riz atteint un niveau prédéfini. Ces deux dispositifs reviennent à automatiser les mesures recommandées pour gérer la crise actuelle. Les bénéfices à attendre de cette automatisation sont de deux ordres, d’une part avoir un effet rapide sur les prix, dans la mesure où les décisions seraient instantanées, et, d’autre part, rendre totalement prévisibles les mesures d’intervention pour les acteurs des marchés.

En conclusion, pour la crise actuelle comme pour les futures crises, les clefs de ces deux leviers sont pour l’essentiel entre les mains des États-Unis et de l’Union européenne. Pour pérenniser leur usage, des engagements pourraient être formalisés par un accord à l’Organisation mondiale du commerce. Cela semble assez évident pour le stock OMC de riz du Japon, puisqu’il concerne des règles de cette organisation. Mais cela pourrait aussi être envisagé pour la régulation de l’usage des céréales et des huiles végétales dans la fabrication des biocarburants. Cela permettrait de rendre ces engagements contraignants et de mobiliser l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC pour garantir leur application effective.

Intervenir sur les biocarburants et sur le stock OMC de riz du Japon pour stabiliser les prix alimentaires mondiaux
par Franck Galtier

Cet article est la republication de l’article de Franck Galtier (Cirad) publié le 20/07/2022 par Perspective, le policy brief du Cirad.
Galtier F., 2022. Intervenir sur les biocarburants et sur le stock OMC de riz du Japon pour stabiliser les prix alimentaires mondiaux. Montpellier, Cirad, Perspective 59.

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