En Irak, les marais du Sud s’assèchent et une civilisation agonise

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Vue aérienne des marais asséchés de Chibayich, le 23 juin 2023 dans le sud de l'Irak © AFP/Archives Asaad NIAZI

Chibayich (Irak) (AFP) – Dans un « avant » aux accents idylliques, Mohammed Hamid Nour était à la tête d’un troupeau d’une centaine de buffles d’eau. Depuis, les marais mésopotamiens dans le sud de l’Irak se sont asséchés, son cheptel est décimé.

Quand, on regarde du ciel le marais central de Chibayich en début d’été, le panorama est dramatique.

Seules quelques étendues d’eau subsistent, reliées entre elles par des couloirs qui serpentent à travers les roseaux. En se retirant, l’eau a laissé place à une terre chauve qui ressemble à une peau parcheminée parcourue de ridules.

Pour la quatrième année consécutive, la sécheresse a accablé ces marais et décimé buffles et bufflonnes, dont le lait permet d’élaborer le « geymar », crème grumeleuse dont raffolent les Irakiens.

Fin juin. Le ciel est désespérément bleu et Mohammed Hamid Nour, 23 ans, keffieh sur la tête, contemple le désastre: « J’implore Ta miséricorde, mon Dieu! »

En quelques mois il a perdu les trois quarts de ses buffles, morts ou vendus avant qu’ils ne meurent. C’est sa seule source de revenus.

Au fur et à mesure que les marais s’assèchent, la salinité de l’eau augmente. Quand elle est trop forte, elle tue les bovins.

C’est la pire sécheresse en 40 ans et la situation est « alarmante » pour « les marais dont 70% sont dépourvus d’eau, indiquait l’ONU en juillet.

Les marais de Mésopotamie, ces zones humides réparties à Chibayich, Hawizeh et al-Hammar, classés patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, s’éteignent. Et avec eux la civilisation des Maadan, chasseurs-pêcheurs installés ici depuis 5.000 ans.

De 20.000 km2 au début des années 1990, les trois marais sont passés à moins de 4.000 km2, selon les dernières estimations. Seuls quelques milliers de Maadan y vivent encore.

En cause: la hausse des températures et le manque de pluie qui, il y a quatre ans, ont fait basculer dans la désolation ces marais qui survivaient déjà si difficilement aux barrages construits ces dernières décennies dans les pays voisins en amont du Tigre et de l’Euphrate, et à une ancestrale gestion des eaux jugée malheureuse par les experts.

50 degrés

En ce début d’été où l’AFP a parcouru le marais central de Chibayich, le thermomètre affiche 35 degrés dès l’aube. Dans la journée, il tutoie les 50 degrés.

L’ONU classe l’Irak parmi les cinq pays les plus affectés par certains effets du changement climatique. Les précipitations se font rarissimes et d’ici 2050, la température annuelle moyenne devrait avoir gagné 2,5 degrés, selon la Banque mondiale.

Le niveau du marais central et de l’Euphrate, sa principale source d’eau, « baisse d’un demi-centimètre par jour », constate Jassim al-Assadi, ingénieur de 66 ans, ardent défenseur des marais au sein de l’ONG Nature Iraq.

Mohammed Hamid Nour a pris ses quartiers avec ses buffles sur un lopin de terre d’où l’eau vient de se retirer.

Pour les abreuver, il est obligé d’aller en pirogue dans un coin plus profond, à la salinité moins élevée, remplir des citernes d’eau qu’il rapporte à ses animaux.

Sur son avant-bras, il arbore un tatouage de Zulfikar, l’épée de l’imam Ali, figure fondatrice de l’islam chiite. Le tatouage, c’est pour la « baraka », la « bénédiction », sourit-il.

Il y a trente ans, les marais avaient déjà connu une première mort, lorsque Saddam Hussein les avait fait assécher. Ulcéré par le soulèvement chiite survenu après la Guerre du Golfe en 1991, le dictateur s’était mis en tête de traquer les rebelles jusque dans les moindres recoins des marais.

En quelques mois, plus de 90% des marais s’étaient transformés en « désert », se remémore Jassim al-Assadi.

La majorité des 250.000 habitants « avaient alors quitté la région pour aller ailleurs en Irak, voire en Suède ou aux Etats-Unis ».

Après la chute de Saddam Hussein lors de l’invasion américaine en 2003, les marais ont connu une seconde vie avec la destruction des digues et canaux qui avaient servi à les assécher artificiellement. Les pirogues se sont remises à voguer dans des couloirs d’eau bordés de roseaux et d’îlots habités par des Maadan rentrés chez eux.

Vingt ans plus tard, à mesure que l’on progresse en pirogue, le niveau baisse inexorablement.

– Gaspillage –

« En Irak, l’Euphrate a vu son niveau baisser d’environ 50% depuis les années 1970 », avance Ali al-Quraishi, expert des marais et membre de l’université technique de Bagdad.

Selon lui, les raisons « principales » de cette débâcle se trouvent en amont, dans les pays voisins.

La Turquie, où le Tigre et l’Euphrate prennent leur source, la Syrie et l’Iran ont construit une multitude de barrages sur les deux fleuves et leurs affluents.

« Les Turcs ont construit davantage de barrages afin de répondre à la demande de (leur) agriculture. Plus la population augmente, plus la demande en eau à usage domestique et en eau d’irrigation augmente », explique M. Quraishi.

Le dossier de l’eau alimente toujours les tensions entre la Turquie et l’Irak. Alors que l’Irak demande à Ankara de libérer plus d’eau, l’ambassadeur de Turquie à Bagdad, Ali Riza Güney, a provoqué l’indignation en juillet 2022 en accusant les Irakiens de « gaspiller l’eau ».

Dans la critique du diplomate turc se niche une partie de vérité. De l’avis des scientifiques, la gestion des ressources hydriques par les autorités irakiennes est loin d’être idéale.

Depuis les époques sumérienne et akkadienne, les agriculteurs irakiens ont recours à l’irrigation par inondation, largement considérée comme un immense gaspillage.

Mais même pour l’agriculture, l’eau vient à manquer et les autorités ont drastiquement réduit les cultures.

La priorité est désormais de répondre aux besoins en eau potable des 42 millions d’habitants.

– Métaux lourds –

En s’enfonçant dans le marais central, la pirogue manque de s’embourber. Il n’y a tout simplement plus d’eau.

Le rivage est une terre désertique d’où l’eau s’est retirée « il y a deux mois », explique Youssef Mutlaq, éleveur de 20 ans, le visage protégé du soleil et de la poussière par un foulard.

Il y a peu encore, une dizaine de « mudhifs », traditionnelles habitations en roseaux, étaient occupées.

« Il y avait plein de bétail, mais quand l’eau a commencé à disparaître, les gens sont partis », souffle-t-il un oeil sur ses buffles qui mâchouillent de la nourriture en sac, faute d’herbe et de feuillage de plus en plus rares dans les marais.

A la salinité s’ajoute la pollution.

Pesticides, égouts, déchets des usines ou hôpitaux déversés dans l’Euphrate le long des villes traversées en amont sont autant de facteurs de dégradation, explique Nadheer Fazaa, enseignant à l’université de Bagdad et spécialiste du changement climatique en Irak.

Les polluants « finissent leur course » dans le marais central. « Nous avons analysé la qualité de l’eau et nous y avons trouvé de nombreux polluants, comme les métaux lourds » qui provoquent des maladies, rapporte le scientifique.

La pêche meurt à petit feu. Là où frayait jadis le « binni », roi de la table irakienne, ne godillent plus que de petits poissons impropres à la consommation.

 « Notre vie est là-bas »

Faute de pouvoir agir sur ses causes, certains tentent d’atténuer les conséquences de la sécheresse.

L’ONG française Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF), soutenue par la diplomatie française, mène des missions d’appui aux pêcheurs et éleveurs.

Ce jour-là, les vétérinaires français se rendent dans des élevages en bordure du marais central pour former leurs collègues irakiens aux techniques de diagnostic sur vaches et buffles, qui souffrent notamment de pathologies liées à l’eau.

« On a passé l’été dernier à distribuer de l’eau potable pour ravitailler les animaux et les humains dans les marais », raconte Hervé Petit, vétérinaire et expert en développement rural pour AVSF.

A cause de la raréfaction de l’eau et des roseaux, beaucoup d’éleveurs sont forcés de « vendre un maximum d’animaux à un prix dérisoire, en raison de la loi de l’offre et de la demande », poursuit-il.

Mais les initiatives de la société civile restent rares. L’ingénieur Jassim al-Assadi est l’un des seuls à se battre pour préserver les marais en tentant d’alerter les pouvoirs publics, dans des conditions parfois difficiles tant la gestion de l’eau est politisée.

Au ministère des Ressources hydriques, un porte-parole Khaled Chemal affirme qu’on « travaille dur » pour oeuvrer à la restauration de ces zones humides. Mais en matière d’approvisionnement en eau, l’eau potable, l’eau à usage domestique et l’agriculture passent d’abord.

Alors, nombre d’Arabes des marais se résignent à partir pour les villes — où ils sont souvent traités en parias.

En août 2022, l’antenne irakienne de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) évoquait un « exode de population », notamment vers Bassora ou Bagdad.

A l’instar de Walid Khdeir, 30 ans. Avec sa femme et ses six enfants, il a récemment quitté les marais pour s’installer à quelques kilomètres, dans une maison en dur dans la ville de Chibayich.

« Ca a été difficile, nos vies étaient là-bas, comme nos grands-parents avant nous. Mais que faire? Il n’y a plus de vie » dans les marais, se désole Walid Khdeir.

Aujourd’hui, l’éleveur veut engraisser ses buffles pour les revendre. Mais ici il est obligé d’acheter à des prix exorbitants le fourrage que ses bovins trouvaient naguère à foison dans les marais.

« Si l’eau revient comme avant, nous retournerons dans les marais. Notre vie est là-bas », lâche-t-il.

© AFP

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