S’inspirer des savoirs autochtones pour préserver la planète

peuples autochtones

Guyane, France © Yann Arthus-Bertrand

Il y a vingt-cinq ans, alors que j’étais un jeune anthropologue travaillant dans le nord de la Sibérie, les pêcheurs et les trappeurs autochtones que je côtoyais faisaient souvent des haltes rituelles pour offrir quelque chose à la toundra. Il s’agissait généralement de pièces de monnaie, des boutons ou d’allumettes. Des offrandes modestes mais considérées comme essentielles.

Avant chaque nouveau départ en expédition de chasse ou de pêche, on me demandait ainsi si j’avais de la monnaie dans mon manteau. Et si ce n’était pas le cas, quelqu’un m’en donnait alors pour que j’en aie toujours à portée de main. D’autres cadeaux étaient aussi laissés sur notre passage, comme de la graisse de renne sauvage utilisée pour alimenter le feu.

J’étais intrigué. Pourquoi faisaient-ils cela ? Les réponses qui fusaient alors étaient généralement quelque chose comme :

« Nous sommes les enfants de la toundra. »

« Nous faisons ces sacrifices pour que la toundra nous donne plus d’animaux à chasser l’année suivante. »

Récemment, les médias du monde entier ont été fascinés par d’autres types d’offrandes et de rituels réalisés à quelques 12 000 kilomètres du nord de la Sibérie. Dans la jungle colombienne, quatre enfants de la communauté Huitoto rescapés d’un crash aérien ont été recherchés pendant quarante jours puis retrouvés par des membres de leur communauté autochtone. Cette longue période de pistage dans la jungle colombienne dense et reculée était rythmée par des rituels et offrandes réalisés par les membres les plus âgés de la communauté.

Toutes ces actions avaient pour but d’invoquer des entités considérées comme les esprits de la forêt, de sa flore et de sa faune. Elles ont également entretenu la confiance mutuelle entre les membres de la communauté en leur permettant notamment de ne pas perdre espoir.

Les enfants Huitoto savaient que les adultes de leur communauté les cherchaient, invoquaient les esprits de la forêt pour les retrouver sains et saufs, les adultes savaient que les enfants les attendaient.

Au-delà des stéréotypes simplistes : une véritable expertise

Ces pratiques font partie de ce que nous autres anthropologues appelons les traditional ecological knowledge (TEK) ou savoirs écologiques traditionnels en français. Ces croyances et traditions relatives au monde naturel occupent une place centrale dans de nombreuses cultures autochtones à travers le monde, et relèvent tout à la fois de ce que les cultures industrialisées considèrent comme de la science, de la médecine, de la philosophie et de la religion.


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De nombreuses études universitaires se sont demandées si les économies et les sociétés autochtones étaient prédisposées à la conservation des écosystèmes ou à l’écologie. Assurément, les stéréotypes communs idéalisant le rapport entre groupes autochtones et environnement, avec lequel ils ne feraient qu’un, sont souvent simplistes et potentiellement nocifs pour les groupes eux-mêmes.

Mais des études récentes soulignent malgré tout que les défenseurs de l’environnement peuvent apprendre beaucoup des savoirs traditionnels, notamment pour la gestion efficace des ressources naturelles. Certains experts affirment également que les savoirs traditionnels doivent jouer un rôle dans la planification climatique mondiale, car ils favorisent des stratégies rentables, participatives et durables.

Le succès de ces savoirs traditionnels tient en partie à la façon dont ils favorisent la confiance sous différentes formes : confiance entre les membres de la communauté, confiance entre l’homme et la nature, confiance entre les générations.

Définir les traditional ecological knowledge

Si l’on examine de plus près les différents mots qui composent, l’expression traditional ecological knowledge, le premier, traditional (traditionnel en français), évoque ce qui est appris des ancêtres, ce qui est transmis.

Le terme ecological (écologique en français) fait quant à lui référence aux relations entre les organismes vivants et leur environnement. Il vient du mot grec ancien oikos qui signifie « maison » ou « habitation ».

À ces deux notions est enfin adjoint le mot anglais knowledge (traduit ici par savoirs en français). Dans ces premiers usages, le nom knowledge signifiait tout à la fois la reconnaissance ou la possession de quelque chose, le constat de l’existence d’un objet et parfois même la reconnaissance de la position ou du titre d’une personne.

Ces sens, aujourd’hui obsolètes, mettent l’accent sur les relations, un aspect important que l’usage moderne néglige souvent, mais qui est particulièrement important lorsque l’on étudie les traditions écologiques des peuples autochtones.

Combinés ensemble, ces trois termes posent un cadre qui permet de comprendre la finalité des savoirs écologiques traditionnels autochtones : une stratégie qui promeut le respect pour les modes ancestraux d’interaction avec les écosystèmes. Il ne s’agit pas nécessairement de lois ou de doctrines strictes ni d’une simple observation de l’environnement.

Une vision du monde qui cherche à créer des liens

Les savoirs traditionnels écologiques dressent plutôt une vision du monde qui permet à une communauté de tisser des liens entre la terre sur laquelle elle vit, leur comportement et le comportement de ses différents membres. Les pratiques foncières autochtones reposent ainsi sur des générations d’observations attentives et perspicaces de l’environnement qui contribuent à définir et à promouvoir un comportement vertueux dans celui-ci.

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En tant que banlieusard américain au sein d’une communauté isolée de Sibérie, j’ai pu apprendre à leur contact ce qu’ils considéraient comme « correct » ou « incorrect ». De nombreuses fois, j’ai pu ainsi entendre certains des habitants décrire un de mes comportements, ou celui d’une tierce personne comme un « péché », au regard des savoirs écologiques traditionnels. La mort d’une femme, par exemple, pouvait être liée au nombre trop élevé de loups que son neveu avait tués l’hiver précédent.

De la même manière, après s’être arrêté pour analyser la fraîcheur de quelques traces de rennes dans la toundra, un chasseur m’a dit un jour

« Nous allons laisser ces rennes sauvages locaux errer cet hiver pour qu’ils reviennent l’année prochaine et pour les générations futures. »

Un homme coiffé d’un chapeau s’agenouille devant une tente et découpe de petits morceaux de bois
L’auteur apprend à couper le saule nain de la bonne façon afin de l’utiliser pour édifier une tente servant à fumer de la viande de caribou.
John Ziker, CC BY-NC-ND

Derrière ces exemples de savoirs écologiques traditionnels, ce sont les effets potentiels de l’avidité humaine envers l’environnement, ici, d’une chasse excessive, qui sont pensés.

De telles pratiques ne sont pas propres à la Sibérie. De nombreux travaux ont été réalisés pour examiner les parallèles entre les systèmes ancestraux de déférence en Sibérie, en Amazonie, en Amérique du Nord et dans d’autres régions.

Confiance et tradition

Tous ces exemples illustrent bien la manière dont les savoirs traditionnels écologiques sont un ensemble de systèmes qui favorisent la confiance en encourageant le respect pour les modes de vie ancestraux dans le monde.

Car modérer les actions d’intérêt personnel exige une telle confiance. Et la confiance en une nature pourvoyeuse – de caribous à chasser, par exemple, ou perdrix des neiges à piéger – dépend de l’idée que les gens traiteront l’environnement de manière respectueuse.

Pour certains de mes travaux de recherche, je me suis concentré sur les comportements prosociaux (les comportements centrés sur le souci de l’autre) dans les pratiques de partage de la nourriture, d’éducation des enfants et d’utilisation des territoires de chasse en Sibérie septentrionale.

Tous ces aspects de la vie reposent sur l’idée que les « vrais » propriétaires des ressources naturelles sont les ancêtres capables de punir ou récompenser les comportements des vivants. Cette vision du monde est encouragée par les anciens et les chefs, qui louent les comportements vertueux et prosociaux et associent les actions négatives à de l’égoïsme.

La confiance est une composante essentielle de la réciprocité – l’échange pour un bénéfice mutuel – et de la prosocialité. Car sans confiance, prendre des risques dans nos relations avec autrui n’a pas de sens. Sans confiance, il est impossible de coopérer ou d’adopter des comportements non exploitants, comme la protection de l’environnement. C’est pourquoi il est avantageux pour les sociétés de surveiller et punir ceux qui ne coopèrent pas.

divers petits objets sont éparpillés sur le toit d’un traîneau posé dans un champ
Un traîneau de renne abandonné, faisant probablement office de tombe, avec plusieurs objets personnels. Il est interdit de les déplacer, car ce serait un manque de respect pour les morts, considérés comme les véritables propriétaires de la terre.
John Ziker, CC BY-NC-ND

En d’autres termes, minimiser l’utilisation des ressources aujourd’hui pour améliorer l’avenir requiert de la confiance et des mécanismes pour la faire respecter. Cela est également vrai dans les relations sociales plus larges, voire même entre nations. Les groupes doivent être convaincus que les autres n’utiliseront pas les ressources qu’ils ont eux-mêmes protégées ou qu’ils ne sur-utiliseront pas leurs propres ressources.

Leçons tirées des savoirs écologiques traditionnels

Aujourd’hui, de nombreux spécialistes de l’environnement souhaitent intégrer ces enseignements tirés des sociétés autochtones dans les politiques climatiques. Notamment car des études récentes ont montré que les objectifs environnementaux, tels que la protection de la couverture forestière, par exemple, sont meilleurs dans les zones protégées autochtones. Selon les données de la Banque mondiale, 80% de la biodiversité forestière restante dans le monde se trouvent sur les territoires des peuples autochtones (qui ne représentent pourtant que 5 % de la population globale.)

On assiste également à une prise de conscience croissante de la nécessité de protéger les droits et la souveraineté des peuples autochtones. Or les savoirs écologiques traditionnels ne peuvent être soustraits de leur contexte d’origine. Les personnes extérieures doivent donc faire preuve de déférence à l’égard des détenteurs de ces connaissances et solliciter respectueusement leur point de vue.

L’une des approches que les sociétés peuvent adopter dans leur lutte contre le changement climatique est l’importance de la confiance, qui peut sembler difficile à obtenir de nos jours.

L’idée qu’il serait vain pour un pays occidental de chercher à réduire son empreinte carbone si des géants démographiques comme la Chine ne font pas de même est par exemple listée par l’Université de Cambridge comme la première des douze excuses les plus fréquentes pour ne rien faire face au dérèglement climatique.

De nombreux adeptes d’activités en plein air, de parc nationaux inscrivent sur leurs panneaux, sac à dos ou T-Shirt « Ne pas laisser de traces. » (Leave no trace en anglais).

En réalité, les humains laissent toujours des traces, aussi petites soient-elles. Les autochtones du nord de la Sibérie le savent bien, le moindre pas compresse sous lui le sol et affecte ainsi la vie animale et végétale, quelle que soit la prudence dont nous faisons preuve.

Pour être plus fidèle aux savoirs écologiques traditionnels, mais aussi plus réaliste, il faudrait plutôt dire

« Soyez responsables des traces que vous laissez aux générations futures. »


Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet associant The Conversation France et l’AFP audio. Il a bénéficié de l’appui financier du Centre européen de journalisme, dans le cadre du programme « Solutions Journalism Accelerator » soutenu par la Fondation Bill et Melinda Gates. L’AFP et The Conversation France ont conservé leur indépendance éditoriale à chaque étape du projet.The Conversation

John Ziker, Professor of Anthropology, Boise State University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’inspirer des savoirs autochtones pour préserver la planète
par John Ziker, Boise State University
The Conversation

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