Dans les Carpates, protéger les forêts, traquer les pilleurs

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Dans les Carpates polonaises trop peu protégées selon Greenpeace. Montagnes de Bieszczady (sud-est), le 15 juin 2023 © AFP JANEK SKARZYNSKI

Carpates (AFP) – Dans les tréfonds d’une forêt des Carpates en Pologne, des marques de griffes ornent l’écorce d’un vieux sapin. Garnie de branches et de feuilles, la tanière d’ours se trouve à quelques pas d’une zone déboisée.

« Vous voyez cette colline? Ils l’ont déjà rasée. A environ 50 mètres du repaire », montre un porte-parole de Greenpeace, Marek Jozefiak, dans le village de Zatwarnica (sud-est).

En Pologne, il ne reste plus que 150 plantigrades et il faut préserver leur habitat, poursuit M. Jozefiak, mais les forêts qui recouvrent les montagnes des Carpates, ces lieux « sacrés », sont trop peu protégées, se lamente-t-il.

La chaîne des Carpates s’étire sur 1.500 km à travers huit Etats d’Europe centrale et ses forêts, certaines anciennes (âgées de plus de 150 ans) voire primaires (jamais altérées par l’activité humaine), sont l’un des derniers havres de biodiversité de l’Europe.

Peuplées de hêtres ou de conifères, de centaines d’espèces de plantes, de bisons, de lynx, de loups, de chats sauvages, de nombreuses espèces d’oiseaux comme le pic tridactyle, elles jouent un rôle clé dans la lutte contre le changement climatique en capturant le CO2.

Mais, notait Greenpeace dans un rapport de novembre 2022, ce sont « en moyenne, plus de cinq terrains de football de forêt qui disparaissent chaque heure » dans les Carpates.

Une réalité qui suscite encore une relative indifférence en Pologne mais déjà un sursaut en Roumanie, comme ont pu le constater des journalistes de l’AFP.

Une lucrative exploitation

Plus de la moitié de la superficie des Carpates se trouve en Roumanie, la chaîne parcourant également la Slovaquie, la Pologne, l’Ukraine et dans une moindre mesure la Hongrie, la Serbie, la République tchèque et l’Autriche.

Sur le papier, « c’est l’une des régions les plus protégées de l’Union européenne », notait Greenpeace dans son rapport.

Dans les faits, en Pologne, seules 1 à 3% de forêts le sont « strictement », ajoutait l’ONG.

L’agence forestière d’Etat, chargée à la fois de préserver et d’exploiter les forêts, en possède la majorité. Ses recettes ont augmenté de 50% en 2022 sur un an, à 15,2 milliards de zlotys (3,4 milliards d’euros), dont 90% issues de la vente du bois.

Elle « essaie d’en tirer autant d’argent qu’elle le peut », accuse Marek Jozefiak.

En 2018, la Pologne avait été condamnée par la justice européenne pour ses abattages dans la forêt primaire de Bialowieza (est), la plus grande encore existante en Europe, classée au patrimoine mondial de l’Unesco.

Face aux critiques, les autorités répondent planter de nouveaux arbres.

Une solution qui ne compense pas les dégâts écologiques causés, avancent les militants.

Au cours des deux dernières décennies, la Pologne n’a pas créé un seul parc national en raison d’une législation accordant aux autorités locales un droit de veto. Même dans ceux qui existent, l’exploitation n’est pas interdite.

« Le processus n’a pas d’impact négatif sur l’écosystème forestier », assure la cheffe d’une exploitation Ewa Tkacz. « La nature nous est très chère. »

Des défenseurs de l’environnement mènent régulièrement des opérations de protestation.

Les Carpates « deviennent une sorte de terre agricole, subordonnée à l’exploitation forestière », s’emporte Andrzej Zbrozek, un enseignant en biologie vivant au cœur des bois.

« Il m’est difficile d’accepter que les forêts dans lesquelles je me suis promené toute ma vie se clairsèment petit à petit », poursuit le quinquagénaire.

Les ravages sont les mêmes en Slovaquie, où selon le géographe Mikulas Huba, bien que la superficie forestière dépasse officiellement 40% du territoire slovaque, « ce ne sont plus de véritables forêts » mais souvent des sites d’exploitation ou de simples buissons.

Devant ce qu’elle qualifie d’inaction des autorités polonaises, Greenpeace demande à l’UE de développer et de financer un plan pour « protéger » les Carpates « en tant qu’héritage naturel clé ».

C’est ce qu’il s’est passé en Roumanie.

Apps et caméras de surveillance

Les épicéas montent jusqu’au ciel et l’ingénieur forestier Gabriel Oltean s’enfonce dans les ténèbres des Carpates roumaines, à la recherche d’arbres qu’il avaient marqués au fer d’un numéro il y a deux ans.

Cette méthode encore utilisée pour vérifier si des coupes illégales ont eu lieu est cependant peu efficace, souligne l’expert de 32 ans incapable de retrouver les troncs en question dans cette commune rurale de Ghimes-Faget (est). « Alors imaginez un inspecteur qui débarque sans rien connaître de l’endroit ! »

Le personnel manque et les traces s’effacent avec le temps ou disparaissent sous la résine.

Relativement préservées sous le régime du dictateur communiste Nicolae Ceausescu qui en avait fait un terrain de chasse, les forêts ont subi après sa mort en 1989 un défrichage clandestin que les autorités ont longtemps peiné à enrayer.

Vues du ciel, de vastes balafres de coupes apparaissent dans la verdure. Au sol des souches rappellent les arbres qui peuplaient des zones aux allures désormais de pâturages. Quelque 80 millions de m3 de bois ont été coupés illégalement entre 1990 et 2011, selon une estimation de la Cour des comptes roumaine datant de 2013.

Actuellement, les forêts couvrent un tiers du territoire (6,6 millions d’hectares), pour une industrie représentant au total 4,5% du PIB, soit près de 10 milliards d’euros, selon le cabinet PwC.

Les arbres coupés servent de bois de chauffage, notamment en zone rurale, ou sont destinés au marché international de l’ameublement et du bricolage.

S’il est difficile d’avoir des chiffres exacts, le Fonds mondial pour la nature (WWF) estime, sur la base d’activités de surveillance ponctuelles, qu’un tiers des convois sont illégaux.

Un fléau tel qu’à la suite du signalement d’ONG, la Commission européenne a lancé début 2020 une procédure d’infraction et menacé la Roumanie de sanctions financières.

Pour mieux pister les pilleurs, un outil numérique de traçage des camions mis en place en 2014, Sumal, a depuis été modernisé. Les transporteurs doivent télécharger dans une application des photos montrant la quantité de bois quittant la forêt afin de la comparer avec celle entrant dans les entrepôts.

Fin janvier, le ministre de l’Environnement de l’époque, Barna Tanczos, a vanté dans la presse locale « le système le plus sophistiqué d’Europe ».

Mais les groupes criminels parviennent encore souvent à déjouer les contrôles en organisant plusieurs transports avec un seul avis d’autorisation. Seule une petite partie est confisquée: près de 90.000 m3 de bois en 2022, selon les chiffres officiels.

Le gouvernement a décidé d’aller plus loin. En juin le Parlement a adopté une loi pour rendre les caméras obligatoires sur les routes forestières. En 2024, les premières 350 seront déployées.

Corruption

Gabriel Oltean en avait posées dès 2021 pour superviser la zone de Ghimes, aux portes de la légendaire Transylvanie.

En diffusant ses images en direct sur YouTube, montrant un incessant ballet de camions et de pilleurs présumés sillonnant des routes au bord desquelles des troncs s’empilent, il a provoqué « un choc psychologique » chez les habitants, raconte-t-il.

Comme d’autres lanceurs d’alerte, il a pu détecter par ce biais plusieurs camions suspects, des cas qui ont ensuite débouché sur l’ouverture d’enquêtes et la confiscation de bois. Aucune condamnation n’a été prononcée à ce stade.

Pour pouvoir intercepter les coupables, il faudrait un logiciel capable d’alerter en temps réel, explique Radu Melu, expert de WWF en Roumanie.

Sinon à moins d’une vigilance constante, « les camions passent devant la caméra, les images sont archivées et effacées après un certain temps sans que rien ne se passe ».

Le gouvernement prévoit de mettre en place un sophistiqué système de surveillance avec images satellites, drones et avions survolant les zones – un investissement de 46 millions d’euros financé par des fonds européens.

Pour Gabriel Oltean, seule la technologie permettra de lutter contre la déforestation en « réduisant l’intervention humaine ». Car la mafia du bois bénéficie souvent de complicités au sein d’une administration forestière corrompue, comme l’ont montré plusieurs scandales retentissants ces dernières années.

« C’est comme un radar routier: vous aurez beau être ami avec le policier qui vous arrête, votre excès de vitesse est enregistré et rien ne peut vous sauver », résume le loquace jeune homme qui travaille désormais comme consultant dans le domaine.

Dans sa zone de Ghimes, le garde-forestier Petre Oltean (sans lien de parenté avec Gabriel), voit au jour le jour le combat contre le déboisement sauvage s’améliorer grâce à la mobilisation de « gens compétents » et l’arrivée de collègues « plus jeunes, avec une mentalité différente », dit-il.

Mais ceux qui luttent le font parfois au péril de leur vie.

Des agressions de militants et d’agents forestiers ont été recensées, deux d’entre ont été tués en 2019.

© AFP

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