La propagation de la moule zébrée prouve que de petits envahisseurs peuvent causer de gros dégâts

moules invasives

Louisiane - Bayous à la pointe de la Hache (delta du Mississippi) - Etats Unis © YAnn Arthus-Bertrand

Par Christine Keiner, Rochester Institute of Technology

La moule zébrée fait figure d’exemple d’espèce envahissante depuis qu’elle a déclenché des ravages économiques et écologiques dans les Grands Lacs à la fin des années 1980. Pourtant, malgré les efforts intensifs déployés pour la neutraliser, ainsi que sa parente, la moule Quagga, ce mollusque de la taille d’un ongle se répand dans les rivières, les lacs et les baies des États-Unis, et du Canada, notamment dans le fleuve Saint-Laurent, colmatant les tuyaux d’alimentation en eau et altérant les réseaux trophiques.

Aujourd’hui, les moules menacent d’atteindre les dernières grandes zones d’eau douce non infestées, à l’ouest et au nord des États-Unis : à Washington et en Oregon, le bassin du fleuve Columbia, et les voies navigables de l’Alaska.

En tant qu’historienne de l’environnement, mon travail consiste à étudier comment l’attitude de la population envers les espèces non indigènes a changé au fil du temps. Comme beaucoup d’autres intrus aquatiques, la moule zébrée et la moule Quagga se propagent dans de nouvelles étendues d’eau, transportées par les gens, que ce soit par accident ou de façon délibérée. Les structures érigées par les humains, comme les canaux, et le matériel détritique peuvent aussi aider les envahisseurs à contourner les barrières naturelles.

À mon avis, pour réduire les dommages provoqués par ces épidémies — et les prévenir dans la mesure du possible — il faut comprendre que les activités anthropiques sont la cause première des invasions biologiques coûteuses.

Une carte montrant la distribution des moules zébrées et Quagga en 2021

Les moules zébrées et Quagga se sont déplacées vers l’est, le sud et l’ouest des Grands Lacs pour atteindre de nombreux autres lacs et rivières des États-Unis.
(USGS)

Invasions transocéaniques du passé

L’exploration des Amériques par les Européens entre la fin des années 1400 et les années 1700 a entraîné des transferts massifs d’organismes, un processus connu sous le terme « échange colombien », nommé d’après Christophe Colomb. De nombreux investisseurs se sont enrichis en expédiant du bétail et des cultures de plantation par-delà les océans. Ces voyages transatlantiques ont également favorisé l’introduction de microbes à l’origine de maladies infectieuses, comme la variole et la rougeole, qui ont tué des millions d’Autochtones qui n’étaient pas immunisés.

Au cours du XIXe siècle, les colonisateurs européens et nord-américains ont créé des sociétés d’acclimatation pour importer les espèces souhaitées de plantes et d’animaux étrangers afin de les utiliser pour la nourriture, la chasse sportive ou pour embellir leur environnement. Bon nombre de ces efforts ont échoué. Les espèces introduites ne parvenant pas à s’adapter à leurs nouvelles conditions, elles n’ont pas survécu.

D’autres événements ont été à l’origine de catastrophes écologiques légendaires. Par exemple, après que la Victorian Acclimatisation Society ait relâché des lapins européens en Australie en 1859, ces derniers se sont multipliés rapidement. Les lapins sauvages, ainsi que d’autres espèces introduites comme les chats ont détruit des millions de plantes et d’animaux indigènes d’Australie.

Le transport maritime a aussi contribué à la propagation accidentelle d’espèces exotiques. Les canaux artificiels ont facilité le transport des marchandises, mais ont aussi fourni de nouvelles voies d’accès aux parasites aquatiques.

À la fin du 19e et au début du 20e, par exemple, le Canada a agrandi le canal Welland entre le lac Ontario et le lac Érié pour permettre aux grands navires de contourner les chutes du Niagara. Dès 1921, ces améliorations technologiques ont permis à la lamproie marine, un poisson parasite, de passer du lac Ontario aux Grands Lacs supérieurs, où elle constitue toujours une menace sérieuse pour les activités de pêche commerciale.

En 1959, les États-Unis et le Canada ont ouvert la Voie maritime du Saint-Laurent, un réseau de navigation qui relie l’Atlantique aux Grands Lacs. Les navires océaniques qui empruntent la Voie maritime ont transporté des espèces clandestines dans leurs eaux de ballast — des réservoirs remplis d’eau utilisée pour maintenir la stabilité des navires en mer.

L’eau se déverse dans le port à partir d’un orifice situé sur la proue d’un grand vraquier
Navire amarré à Southampton, en Angleterre, déversant de l’eau de ballast.
(Peter Titmuss/UCG/Universal Images Group via Getty Images)

Lorsque les navires atteignent leur destination et vident leurs citernes de ballast, ils libèrent des plantes exotiques, des crustacés, des vers, des bactéries et d’autres organismes dans les eaux locales. Dans une étude importante de 1985, le biologiste Jim Carlton du Williams College a décrit comment les rejets d’eaux de ballast constituaient un puissant véhicule pour les invasions biologiques.

L’invasion des Grands Lacs par les moules

La moule zébrée est originaire de la mer Noire et de la mer Caspienne. On pense qu’elle est entrée en Amérique du Nord au début des années 1980 et a été officiellement recensée dans les Grands Lacs en 1988, suivie par la moule Quagga en 1989.

Rapidement, les bivalves rayés ont recouvert les surfaces dures des lacs et se sont échoués sur les rivages, infligeant des coupures au pied des baigneurs. Les moules zébrées ont obstrué les tuyaux d’admission des usines de traitement d’eau potable, des centrales électriques, des bouches d’incendie et des réacteurs nucléaires, réduisant dangereusement la pression de l’eau et nécessitant des réparations coûteuses.

Les mollusques sont des organismes filtreurs qui rendent généralement l’eau plus claire. Mais les moules zébrées et Quagga filtrent tellement de plancton dans l’eau qu’elles affament les moules indigènes et favorisent la prolifération d’algues nuisibles. Les envahisseurs ont également transmis le botulisme de type E mortel pour les oiseaux piscivores.

Au début des années 1990, 139 espèces exotiques s’étaient établies dans les Grands Lacs, dont près d’un tiers après l’ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent. Les introductions liées aux navires, ainsi qu’à d’autres voies, comme l’aquaculture et les rejets de poissons d’aquarium et d’appâts, ont transformé les Grands Lacs en l’un des écosystèmes d’eau douce les plus envahis au monde.

Les responsables locaux sont aux prises avec une infestation de moules zébrées qui se propage dans le lac Brownwood, dans le centre du Texas.

Premières réactions politiques

Les États-Unis ont commencé à réglementer la gestion des eaux de ballast en 1990, mais ont eu du mal à combler les lacunes. Par exemple, les navires déclarant qu’ils n’avaient pas d’eaux de ballast pompables à bord n’ont pas eu à vider et à remplir à nouveau leurs citernes avec de l’eau de mer propre en cours de voyage. Résultat : les organismes d’eau douce vivants qui se cachaient dans les sédiments des réservoirs pouvaient encore être libérés dans les ports vulnérables.

Enfin, après des études approfondies, les États-Unis et le Canada ont exigé en 2006 que les navires rincent les réservoirs contenant des sédiments résiduels avec de l’eau de mer. Une évaluation de 2019 a révélé que seules trois nouvelles espèces se sont établies dans les Grands Lacs entre 2006 et 2018, et qu’aucune d’entre elles ne l’a été par le biais des eaux de ballast des navires.

Aujourd’hui, ce sont d’autres pratiques anthropiques qui contribuent de plus en plus aux introductions nuisibles en eau douce. Et les activités maritimes étant réglementées, les grands coupables sont des milliers de plaisanciers privés et de pêcheurs à la ligne.

Endiguer la propagation vers l’ouest

Les moules zébrées et Quagga se déplacent vers l’ouest et le sud des Grands Lacs, attachées à des bateaux privés ou transportées dans les eaux de cale et les seaux à appâts. On en a découvert au Nevada, en Arizona, en Californie, en Utah, au Colorado et au Montana.

Si les moules atteignent l’écosystème du fleuve Columbia, elles seront une menace pour la faune indigène et pour les canalisations d’irrigation et les barrages vitaux pour l’agriculture et l’hydroélectricité. Les représentants du gouvernement, les gestionnaires de la faune et les scientifiques travaillent sans relâche pour empêcher qu’une telle situation ne se produise.

La sensibilisation du public est essentielle. Les voyageurs qui transportent leurs bateaux sans les décontaminer peuvent transférer les moules zébrées et Quagga dans les réseaux fluviaux et lacustres intérieurs. Les moules peuvent survivre hors de l’eau dans des endroits chauds pendant des semaines. Il est donc important que les plaisanciers et les pêcheurs nettoient, vidangent et fassent sécher leur équipement de navigation et le matériel de pêche.

Les propriétaires d’aquarium peuvent aider à endiguer la vague en désinfectant leurs réservoirs et leurs accessoires afin d’éviter les rejets accidentels d’organismes vivants dans les cours d’eau publics, et en étant vigilants lors de leurs achats. En 2021, des moules zébrées ont été détectées dans des boules de mousse importées vendues comme plantes d’aquarium aux États-Unis et au Canada.

Maintenir le soutien du public

Certains de ces efforts ont donné des résultats encourageants. Depuis 2008, le Colorado a mis en place un programme rigoureux d’inspection des bateaux qui a permis de maintenir les moules zébrées et Quagga hors des eaux de l’État.

Mais la prévention n’est pas toujours bien accueillie. Les autorités ont fermé le réservoir de San Justo, dans le centre de la Californie, au public en 2008 après y avoir découvert des moules zébrées ; les résidents affirment que la fermeture a nui à la communauté et font pression sur le gouvernement fédéral pour éradiquer les moules afin de rouvrir le plan d’eau à la pêche.

Atténuer les effets destructeurs des espèces envahissantes est une mission complexe qui n’a pas forcément de finalité évidente. Cela requiert des connaissances scientifiques, technologiques et historiques, une volonté politique et des compétences pour convaincre le public que tout le monde fait partie de la solution.The Conversation

Christine Keiner, Chair, Department of Science, Technology, and Society, Rochester Institute of Technology

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Ecrire un commentaire