Des rivières mortes, le prix exorbitant de la veine économique du Bangladesh

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Les eaux polluées du fleuve Buriganga, le 13 mars 2022 à Karanigonj, dans les environs de Dacca, au Bangladesh © AFP Munir UZ ZAMAN

Dacca (AFP) – Le batelier bangladais Kalu Molla a commencé à travailler sur le fleuve Buriganga, qui borde la capitale Dacca, avant que les bas quartiers qui pullulaient sur ses rives ne cèdent la place aux usines de confection et que ses eaux vives ne deviennent noires.

Cet homme de 52 ans, qui souffre d’une toux incessante, d’allergies et d’éruptions cutanées, vient d’apprendre que les boues toxiques et nauséabondes qui ont anéanti la vie aquatique de la rivière en sont responsables.

« J’ai perdu l’odorat, alors je suis allé à l’hôpital pour me faire soigner », explique M. Molla à l’AFP près de son domicile dans la banlieue industrielle de Dacca.

« Les médecins m’ont conseillé de quitter ce travail et m’éloigner du fleuve. Mais comment faire? Le transport de passagers assure ma subsistance ».

Lorsque le Bangladesh a obtenu son indépendance du Pakistan en 1971 après une guerre qui a coûté la vie à trois millions de personnes, Henry Kissinger, alors conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, avait qualifié le pays de « cas désespéré ».

Aujourd’hui, ce pays d’Asie du Sud de 169 millions d’habitants devrait bientôt sortir de la liste des pays les moins développés établie par les Nations unies.

L’essor de l’industrie textile a grandement contribué au succès économique du pays, aujourd’hui deuxième exportateur mondial de vêtements, derrière la Chine.

Le secteur compte pour environ 80% des 50 milliards de dollars que génèrent les exportations annuelles du pays.

« Le plus grand égout du pays »

Mais, selon les écologistes, le prix de cette croissance est exorbitant pour le Buriganga dont les eaux charrient teintures et acides tannants entre autres produits chimiques et toxiques.

« C’est désormais le plus grand égout du pays », déplore Sheikh Rokon, à la tête de Riverine People, organisation de défense des droits environnementaux.

« Pendant des siècles, les gens ont construit leurs maisons sur ses rives pour jouir de la brise du fleuve », ajoute-t-il, « à présent, l’odeur des boues toxiques en hiver est insupportable au point de devoir se boucher le nez ».

Selon un document publié en 2020 par l’Institut de recherche fluviale du gouvernement bangladais, des échantillons d’eau du Buriganga présentaient des niveaux de chrome et de cadmium six fois supérieurs aux maxima recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Ces deux métaux sont utilisés pour le tannage du cuir et une exposition excessive à l’un ou l’autre est extrêmement toxique et potentiellement cancérigène.

L’ammoniac, le phénol et d’autres sous-produits de teinture contribuent aussi à priver la rivière de l’oxygène nécessaire aux organismes aquatiques.

Selon les dires des habitants de Shyampur, un des nombreux districts industriels autour de Dacca, au moins 300 usines déversent leurs eaux usées, non traitées, dans le fleuve, et les entreprises fautives savent facilement se soustraire à leurs responsabilités.

« Les usines versent des pots-de-vin pour acheter le silence des régulateurs », accuse Chan Mia, un homme du cru, « si quelqu’un tente de soulever la question auprès des usines, elles le feront battre. Elles sont puissantes, elles ont des relations ».

L’importance du commerce du textile dans l’économie nationale a noué des liens entre les industriels et l’establishment politique du pays où, dans certains cas, des politiciens sont eux-mêmes de puissants acteurs du secteur.

Plus au sud, à Narayanganj, des riverains ont conduit l’AFP au bord d’un cours d’eau de couleur cramoisie s’écoulant de canaux stagnants d’une usine des environs.

« Mais on ne peut rien en dire à voix haute », confie à l’AFP un habitant, « nous ne pouvons que souffrir en silence ».

Se mettre « au vert »

L’Association des fabricants et exportateurs de vêtements du Bangladesh (BGMEA), représentant les intérêts de quelque 3.500 usines d’importance, défend son bilan en vantant les certifications environnementales accordées à ses membres.

« Nous nous mettons au vert, c’est pourquoi nous enregistrons de fortes hausses des commandes à l’exportation », affirmait récemment Faruque Hassan, président de la BGMEA.

Mais petites usines et sous-traitants disent n’avoir pas les mêmes moyens pour supporter le coût du traitement des eaux usées.

Un haut responsable du secteur, dans le district industriel de Savar, assure que la plupart des grandes usines, œuvrant pour les grandes marques américaines et européennes, ne font guère fonctionner leurs systèmes de traitement des eaux.

« Tout le monde n’y recourt pas systématiquement. Ils cherchent à économiser des coûts », dit-il à l’AFP sous couvert d’anonymat.

Le Bangladesh est un pays de deltas, sillonné par plus de 200 cours d’eau, affluents du Gange ou du Brahmatura qui prennent leur source dans l’Himalaya et traversent le sous-continent asiatique.

Plus d’un quart d’entre eux sont désormais fortement contaminés par des polluants industriels et doivent être sauvés « de toute urgence », selon un avis juridique envoyé au gouvernement en avril par l’Association des avocats de l’environnement du Bangladesh (BELA).

Déjà trop tard

D’autant que près de la moitié de la population du pays dépend des cours d’eau pour son agriculture, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

La Commission nationale des rivières a lancé plusieurs campagnes très médiatisées pour mettre à l’amende les usines coupables de pollution. Selon son nouveau patron, Manjur Chowdhury, les industriels « cupides » en sont responsables, tout en admettant que l’application des sanctions à disposition ne suffisait pas à répondre à l’ampleur du problème.

« Nous devons élaborer de nouvelles lois pour affronter cette situation d’urgence », estime-t-il auprès de l’AFP, « mais cela prendra du temps ».

Quelle que soit l’action entreprise, pour les cinq rivières qui entourent Dacca et sa périphérie industrielle, il est trop tard, selon Sharif Jamil, éminent militant écologiste. Elles sont déjà mortes, c’est-à-dire totalement dépourvues de vie aquatique, dit-il à l’AFP.

« Avec des usines qui s’installent désormais en profondeur, au cœur même des campagnes, les rivières de tout le pays risquent de subir le même sort ».

© AFP

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