Violaine Nicolas Colin, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Bizarre, vous avez dit bizarre ? Dans la catégorie « animaux surprenants », le condylure étoilé occupe sans aucun doute une place de choix.
Cette taupe d’Amérique du Nord est dotée d’un nez tout à fait étonnant, formé de 22 appendices épidermiques, glabres et roses, rappelant indubitablement les tentacules d’un mollusque, comme la pieuvre ou le calamar. Ce sont ces 22 appendices en forme d’étoile qui lui ont donné son nom : condylure étoilé ou taupe à nez étoilé.
Comme toutes les taupes, elle est à peu près aveugle. Mais cela ne l’empêche nullement d’être le mammifère qui détecte ses proies et les mange le plus vite au monde ; et aussi l’un des rares à pouvoir sentir ses proies… sous l’eau.
Comment tout cela est-il possible ? Grâce à son nez pluritentaculaire, bien sûr !
Une taupe pas tout à fait comme les autres
Le corps de cet animal ressemble à s’y méprendre à celui de notre taupe d’Europe : gris-marron, mesurant une vingtaine de centimètres et pouvant peser jusqu’à 80 grammes. Sa durée de vie est d’environ 3-4 ans. Cette taupe a assez peu de prédateurs naturels en raison de son odeur et de son attitude défensive, mais elle peut occasionnellement être consommée par des rapaces, quelques gros poissons et de petits carnivores. Comme notre taupe, elle creuse galeries et tunnels souterrains à l’aide de ses pattes avant.
Ce qui la différencie du premier coup d’œil d’une taupe « classique », c’est bien évidemment ce nez glabre et rose aux 22 appendices lui permettant d’explorer son environnement et de chercher sa nourriture. Comment fonctionne-t-il ?
En 1993, sur base d’une série d’expériences, le chercheur Edwin Gould et ses collègues émettent l’hypothèse que ces appendices épidermiques permettent à la taupe de détecter le champ électrique généré par le clitellum des vers de terre ; le clitellum correspond à cette zone du corps qui produit du mucus, permettant aux vers de se maintenir l’un à l’autre durant l’accouplement.
En étudiant ce nez au microscope électronique, Kenneth Catania a pour sa part constaté que les appendices épidermiques sont complètement recouverts de minuscules récepteurs mécaniques, appelés organes de Eimer. Ces organes mécanosensoriels sont présents sur le nez de la plupart des taupes mais, chez le condylure étoilé, on en compte plus de 25 000, une concentration tout à fait exceptionnelle.
Chaque organe de Eimer est innervé par 4 fibres nerveuses ; soit près de 100 000 fibres sur une surface d’environ 1cm2. Ce nez comporte ainsi cinq fois plus de récepteurs mécanosensoriels qu’on en trouve sur une main humaine.
Les 22 appendices épidermaux se distribuent en rayons, disposés de façon symétrique (11 de chaque côté). Lorsqu’elle se déplace, la taupe touche les objets et les parois de son tunnel grâce aux mouvements ultrarapides de son étoile : elle peut ainsi atteindre 10 à 13 endroits différents par seconde lorsqu’elle est à la recherche de nourriture.
En 2012, à l’aide de caméras ultrarapides l’équipe de Kenneth Catania a montré une subdivision fonctionnelle de l’étoile : lorsque la taupe touche quelque chose d’intéressant avec ses appendices 1 à 10, elle repositionne immédiatement son étoile afin de l’explorer de façon plus approfondie à l’aide de ses 11e appendices.
Ces derniers, situés au centre de l’étoile, correspondent à ce que les chercheurs appellent la « fovéa du toucher ». Des études très détaillées du néocortex de ces animaux ont permis de mettre en évidence la nature très spécialisée du cerveau de ces taupes : une large proportion du cortex somato-sensoriel est en effet consacrée à l’étoile et, au sein de celui-ci, le 11e appendice fovéal est fortement surreprésenté par rapport à sa taille, au nombre d’organes sensoriels à sa surface et au nombre de fibres nerveuses qu’il contient.
Du point de vue neurologique, cette fovéa est organisée de manière similaire à notre système visuel.
Mangeur express !
La taupe à nez étoilé constitue la seule espèce de taupe à vivre dans le sol boueux des zones humides. Contrairement aux habitats typiques des taupes, où le sol est dense et stable, les tunnels des zones humides sont généralement peu profonds, éphémères et parsemés de chemins herbeux et de feuilles mortes.
Par conséquent, les tunnels sont accessibles aux mammifères divers qui se nourrissent également des nombreux invertébrés présents dans les sols riches en nutriments, à l’image des musaraignes. Une seconde caractéristique des habitats humides des taupes à nez étoilé concerne la richesse toute particulière en proies de très petite taille, par rapport à des milieux plus terrestres (les proies étant en moyenne 20 fois plus petites que dans les habitats plus secs). Les taupes à nez étoilé vivent ainsi dans un environnement compétitif, doté de proies diverses.
Les modèles mathématiques développés pour prédire le comportement des prédateurs face à de potentielles proies intègrent différents paramètres : apport énergétique lié à la consommation de la proie ; temps passé à la chercher ; temps passé à la capturer et à la manipuler avant de l’ingérer.
Les résultats de ces mesures pour les taupes à nez étoilé sont stupéfiants : lorsqu’elles consomment de petites proies, celles-ci ont le temps de manipulation le plus court documenté pour tous les mammifères. En laboratoire, elles ont pu identifier une proie, effectuer un mouvement saccadé vers la fovéa tactile, puis consommer la proie en 120 millisecondes (ms) seulement (avec un temps moyen de 227 ms).
Lorsque la rentabilité des petites proies est rapportée au temps de manipulation, la valeur pour les taupes à nez étoilé est étonnamment élevée. Il semble que ces taupes soient arrivées aussi près que possible d’un temps de manipulation nul pour les très petites proies. Il est donc plus profitable pour elle de consommer ce type de proies, qui sont par ailleurs délaissées par les autres prédateurs, comme les musaraignes.
Chez ces taupes, les dents de devant ont également une forme tout à fait originale : elles font penser à une pincette, située directement derrière la fovéa ; une forme particulièrement adaptée pour arracher les petites proies du substrat.
Ces dents spécialisées témoignent de la longue histoire des taupes à nez étoilé se nourrissant de petites proies ; on notera qu’elles possèdent également des dents arrière plus grandes pour manger des organismes plus gros, en particulier les vers de terre à corps mou.
Elle peut sentir ses proies sous l’eau
Habitante de zones particulièrement humides, cette taupe ne se nourrit pas seulement sur terre mais chasse aussi dans l’eau et même sous la glace. Excellente nageuse, elle peut rester immergée plusieurs secondes.
Grâce à des caméras ultrarapides, fixées sous un aquarium à fond de verre, l’équipe de Kenneth Catania a également montré que les taupes expulsaient des bulles de leurs narines à plusieurs reprises, pour ensuite les réinspirer rapidement.
La fréquence (environ 10 fois par seconde) et le volume de ces bulles se sont montrés étonnamment similaires au comportement de reniflage que rats et souris utilisent pour traquer leurs proies sur terre.
Grâce à un dispositif expérimental, Kenneth Catania a montré que les molécules d’odeur présentes dans l’eau se mélangent à l’air des bulles émises par la taupe pour être ensuite aspirées par elle, lui permettant de sentir sous l’eau. Le chercheur a ainsi pu montrer que la taupe était capable de suivre une piste d’odeur de vers de terre sous l’eau. Le même comportement a été observé chez la musaraigne d’eau américaine (Sorex palustris) et le desman de Moscovie (Desmana moschata).
Si les grands mammifères marins ont perdu leur odorat en devenant aquatiques, certains mammifères terrestres semi-aquatiques semblent encore pouvoir exercer leur flair sous l’eau !
En combinant des études expérimentales et théoriques, les chercheurs Alexander B. Lee et David L. Hu ont récemment montré que chez cette taupe, c’est la forme unique de son nez qui lui permet de stabiliser les bulles d’air sous l’eau. L’espèce est ainsi devenue un modèle pour tenter de construire de nouveaux capteurs chimiques sous-marins basés sur l’utilisation de bulles pour capturer les odeurs.
Taupe au physique franchement atypique, le condylure étoilé constitue un sujet d’étude passionnant pour les biologistes et n’a certainement pas fini de faire parler de lui…
Violaine Nicolas Colin, Maitre de conférence en systématique et phylogéographie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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