Introduction à la justice climatique à l’usage des citoyens

La réduction des émissions de gaz à effet de serre, en plus d’être un impératif écologique, s’avère aussi une question de justice sociale notamment sur la répartition et la redistribution des efforts. Comment faire accepter socialement de mettre un prix sur la pollution engendrée par les énergies fossiles et le carbone émis ? Et comment s’assurer qu’une telle mesure ne creuse pas les inégalités ? Cette question préoccupe les économistes et les écologistes. Afin de sortir d’une écologie parfois jugée punitive, dans son Petit manuel de justice climatique à l’usage des citoyens, l’économiste américain James K. Boyce plaide pour une redistribution des dividendes du carbone à tous les citoyens.
Nous republions, dans notre rubrique Débats et Opinions, l’introduction de ce livre qui parait le 16 janvier 2020 en France aux Éditions des liens qui libèrent. L’économiste spécialisé dans le développement et l’environnement plaide pour revoir la manière de tarifer les émissions de gaz à effet de serre et surtout d’en faire bénéficier la majorité d’une communauté.

Ce livre est un appel à l’action commune informée par l’intelligence collective. Contre le dérèglement climatique, nous avons besoin de tous les savoirs : les sciences dures, l’économie politique, les politiques publiques, d’autres encore. Les sciences physiques nous disent clairement que le principal défi qui se pose à nous est de limiter notre utilisation de combustibles fossiles. Pour y parvenir, il est essentiel de donner un prix à nos émissions de carbone, ce que l’économie politique peut nous aider à faire. Enfin, à mes yeux, la clé d’une politique viable de tarification du carbone est d’en redistribuer au public tous les revenus sous forme de dividendes égaux. Car, pour relever le défi du changement climatique, nous aurons besoin d’une politique climatique durable au sens écologique et politique du terme.

La clé d’une politique viable de tarification du carbone est d’en redistribuer au public tous les revenus sous forme de dividendes égaux.

L’exigence écologique se traduit généralement par l’objectif de réduction des émissions de carbone d’au moins 80 % par rapport à leur niveau de 1990 d’ici le milieu du siècle. Mais comment concevoir une politique climatique politiquement soutenable ?

Elle repose à mes yeux sur un soutien public suffisamment large et intense, susceptible de la porter pendant les décennies qui seront nécessaires pour mener à bien la transition vers des économies et des sociétés libérées du carbone.

Les stratégies climatiques passées ou présentes partent trop souvent du principe selon lequel réduire notre utilisation de combustibles fossiles nécessite des sacrifices de la part de la génération actuelle pour le bien des générations futures, principe qui inspire aussi bien les partisans que les opposants de ces politiques.

Mais en échouant à élaborer et à proposer des mesures qui bénéficieraient à la majorité des membres de la génération actuelle dans les pays mêmes où ces mesures sont appliquées, ce récit sacrificiel a fatalement limité le spectre politique du soutien à l’action climatique.

Prix du carbone et dividendes du carbone

Je soutiens dans les pages qui suivent qu’un élément capital d’une politique climatique durable consiste à introduire un prix du carbone qui renchérira les combustibles fossiles et de tout ce qui est produit et distribué grâce à eux. Un tel prix du carbone peut être mis en oeuvre au moyen d’une taxe, d’un système d’échange de quotas d’émissions (ou marché de « droits à polluer ») ou d’une combinaison des deux. À court terme, le prix du carbone réduira la demande de combustibles fossiles. À long terme, il créera de fortes incitations à investir dans l’efficacité énergétique et les énergies alternatives. La tarification du carbone se heurte toutefois à un obstacle politique majeur, dont la France a fait l’expérience brutale au cours des douze derniers mois : comment obtenir le soutien du public en faveur d’une politique qui augmente considérablement les prix du carburant pour les consommateurs ?

Ce livre présente une politique à la hauteur de ce défi : les dividendes du carbone. La stratégie que je détaille, non pas seulement de prix du carbone, mais de « prix et dividendes du carbone », vise à restituer directement les sommes que les consommateurs doivent consentir du fait de prix plus élevés des combustibles fossiles sous forme de paiements égaux à chaque femme, homme et enfant. Le prix plus élevé acquitté par les consommateurs est proportionnel à leur empreinte carbone, ceux qui consomment plus de combustibles fossiles payant davantage. Le « dividende carbone » est, quant à lui, versé également à toutes et tous, selon un principe de propriété commune de notre environnement (plus exactement, la capacité limitée de notre environnement à absorber en toute sécurité nos émissions de carbone). Les personnes dont l’empreinte carbone est supérieure à la moyenne paieront davantage qu’elles ne percevront, tandis que celles dont l’empreinte carbone est inférieure à la moyenne percevront plus qu’elles ne paieront. C’est l’application de la logique du bonus-malus pratiquée en matière d’assurance automobile : les particuliers paient des redevances en fonction de l’utilisation qu’ils font d’une ressource partagée et reçoivent des remises ou rabais en vertu de la propriété commune de celle-ci.

La logique des dividendes du carbone peut être illustrée au moyen d’une analogie intuitive. Imaginez que 1 000 personnes travaillent dans un immeuble de bureaux dont le parking ne compte que 300 places. Si tout le monde pense pouvoir se garer  gratuitement, il en résultera une demande chroniquement excédentaire et une congestion du parking. Pour éviter cette situation néfaste, des frais de stationnement sont appliqués pour ajuster la demande à la capacité du lieu. Tous les mois, l’argent perçu en frais de stationnement est redistribué sous forme de rabais égaux à toutes les personnes travaillant dans l’immeuble.

Ceux qui utilisent les transports en commun ou le vélo pour aller travailler sont largement bénéficiaires : ils ne paient rien et touchent néanmoins leur part des revenus générés. Ceux qui font du covoiturage pour se rendre au travail ne sont peu ou prou pas affectés par la mesure (ils perçoivent à peu près ce qu’ils contribuent). Et ceux qui viennent tous les jours dans un véhicule à occupant unique (les pratiquants de « l’autosolisme ») paient davantage qu’ils ne perçoivent.

Les incitations à la mobilité douce, partagée et moins polluante, sont tout à fait claires. Les dividendes du carbone appliquent cette même logique au carbone fossile qui stationne dans l’atmosphère.

Parce que tout le monde reçoit le même dividende, quelle que soit son empreinte carbone, tout le monde est incité à réduire sa consommation de combustibles fossiles. Étant donné que l’empreinte carbone est fonction des revenus et des dépenses, elle est nettement plus élevée pour les ménages les plus aisés.

Parce que tout le monde reçoit le même dividende, quelle que soit son empreinte carbone, tout le monde est incité à réduire sa consommation de combustibles fossiles.

Ainsi, la majorité des ménages – à commencer par les familles à revenu faible et moyen – sont gagnants, sans même prendre en compte les bienfaits (ou « co-bénéfices ») environnementaux et sanitaires considérables liés à la baisse des émissions de carbone.

Ces « dividendes du carbone », versés mensuellement ou trimestriellement par virement bancaire, constitueraient un moyen très transparent de distribuer les revenus générés par la tarification du carbone.

Cette politique n’aurait en outre aucune incidence sur les recettes publiques et donc sur la capacité de la puissance publique à exercer ses missions. Et puisque tout le monde paierait en fonction de l’utilisation de la ressource rare pour recevoir des dividendes égaux fondés sur une propriété partagée, la politique serait largement perçue comme équitable. Les citoyens la soutiendraient donc.

On peut difficilement faire mieux pour garantir et consolider un large soutien du public face à la flambée attendue du prix des combustibles fossiles.

Je montre au premier chapitre pourquoi il nous faut réduire notre consommation de combustibles fossiles du fait du dérèglement climatique à l’évidence, mais pas uniquement. Il existe d’autres raisons impérieuses de réduire nos émissions de carbone : améliorer la qualité de l’air et la santé publique, de même que stimuler une économie verte à forte intensité d’emploi.

Ces bénéfices sanitaires et sociaux profiteront aux générations présentes dans les pays mêmes qui feront le choix de réduire leurs émissions, en leur apportant des gains immédiats, qui, combinés aux dividendes du carbone, peuvent aider à surmonter les obstacles qui ont jusqu’à présent empêché une action climatique véritablement efficace.

Le chapitre 2 présente les arguments en faveur de la tarification du carbone. Premièrement, je montre qu’il s’agit d’un pilier essentiel des politiques climatiques, qui ne doit pas remplacer la réglementation et les investissements publics, mais qui en est au contraire un nécessaire complément. Deuxièmement, j’explique comment un prix du carbone peut être mis en place au moyen d’un marché de droits ou d’une taxe, ou d’une politique combinant les caractéristiques les plus attrayantes des deux. Troisièmement, je discute de la meilleure façon de mettre en œuvre la tarification du carbone au moyen d’un système « en amont » dans lequel le prix est facturé là où les combustibles fossiles entrent dans le système économique (et non là où ils sont distribués).

Le chapitre 3 met en évidence une conséquence importante de toute politique limitant l’offre de combustibles fossiles : la hausse de leurs prix, et la répercussion de cette hausse sur les utilisateurs finaux de combustibles fossiles et sur tout ce qui est produit et distribué via leur usage. C’est une caractéristique souhaitable de la tarification du carbone et non un dommage collatéral : le signal-prix vise à réduire la consommation de combustibles fossiles dans l’ensemble de l’économie. Mais c’est aussi un problème social qui appelle une solution publique, car si les ménages à revenu élevé paient davantage en valeur absolue que les ménages à revenu faible, ils paient moins en pourcentage de leur revenu, les pauvres étant le plus souvent davantage touchés par la hausse du prix des énergies fossiles que les riches. L’usage des revenus générés par la tarification du carbone est donc un enjeu crucial pour la réussite de la politique climatique.

Le chapitre 4 plaide précisément en faveur de la redistribution de la majeure partie ou de la totalité des revenus du carbone au public sous forme de dividendes égaux pour chacune et chacun. Ces dividendes ont le pouvoir de plus que compenser l’impact régressif de la tarification du carbone, en faisant de celle-ci une politique progressive en matière de répartition des revenus. À l’instar du revenu de base universel, les dividendes du carbone contribueraient ainsi à atténuer la crise des inégalités. Dans le même temps, ces dividendes carbone universels peuvent aider à promouvoir une éthique du partage des intérêts et des responsabilités à une époque où la polarisation politique fragmente nos sociétés pluralistes.

Pour illustrer les effets distributifs des prix et des dividendes du carbone, le présent ouvrage se concentre sur les États-Unis – qui est, parmi les pays industrialisés avancés, à la fois le plus grand émetteur de carbone et celui où la politique climatique pose le plus de difficultés –, mais il traite aussi, dans cette édition, de la France, qui a été le théâtre de la plus spectaculaire « révolte du carbone » jamais vue à ce jour. Pour autant, les idées avancées ici trouvent à s’appliquer dans le monde entier.

Dans chaque pays, une politique « prix et dividendes du carbone » qui consacrerait une part substantielle des recettes tirées de la tarification du carbone à des dividendes égaux pour chacun aurait un effet net positif sur les revenus de la majorité de la population, à commencer par les plus pauvres et les classes moyennes. En outre, ces gains seraient indépendants du fait que d’autres pays mettent en place des politiques comparables. Pour cette raison, les stratégies nationales « prix et dividendes du carbone » peuvent constituer un tremplin vers un accord international substantiel sur le climat (qui donne vie aux ambitions de l’Accord de Paris de 2015), plutôt que de subordonner la politique climatique nationale à d’hypothétiques accords internationaux.

En somme, ce livre défend l’idée que les dividendes du carbone sont le moyen le plus efficace et le plus équitable de faire face au plus grand défi écologique de notre temps.

Petit manuel de justice climatique à l’usage des citoyens
James K. Boyce
Éditions Les Liens qui Libèrent 

2 commentaires

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  • partagé

  • Facile à dire et extrêmement difficile à faire particulièrement sur le plan mondial

    Pourtant l’ONU a déjà estimé mondialement le montant des dégâts si l’on ne fait rien qui sont considérables

    L’Europe de son côté a fait une estimation dans ce sens pour ce qui la concerne.

    Voir ces 5 images qui ont un rapport avec le financement de la transition et qui peuvent aider à comprendre
    https://www.dropbox.com/s/4ok6foqyfxe38rv/IESF-images-finance.pdf?dl=0