La dangereuse stratégie d’ExxonMobil pour le climat


Brise-glace Louis-Saint-Laurent dans Resolute Bay, territoire du Nunavut, Canada (74°42’ N – 95°18’ O). © Yann Arthus-Bertrand/Altitude

 L’actuelle stratégie commerciale d’ExxonMobil constitue un véritable danger pour ses actionnaires et pour le monde entier. C’est ce que nous constatons à nouveau dans le cadre d’un rapport du National Petroleum Council du Conseil de l’Arctique, présidé par le PDG d’ExxonMobil, Rex Tillerson. Ce rapport recommande en effet au gouvernement américain de procéder à des forages pétroliers et gaziers en Arctique – sans en mentionner les conséquences en termes de changement climatique.

Alors même que d’autres sociétés pétrolières commencent à s’exprimer avec franchise sur la question du changement climatique, le modèle d’entreprise d’ExxonMobil continue de nier la réalité. Or, non seulement cette approche se révèle-t-elle moralement défaillante, mais elle s’avère également vouée à l’échec sur le plan financier.

L’année 2014 a été la plus chaude qu’aient jamais enregistré les instruments de mesure, nous rappelant avec gravité les enjeux planétaires des négociations mondiales sur le climat qui s’opéreront cette année, avec pour point d’orgue le rassemblement de Paris au mois de décembre. Les gouvernements mondiaux ont d’ores et déjà convenu de maintenir le réchauffement d’origine humaine en-dessous de 2°C. Or, la trajectoire actuelle nous oriente vers un réchauffement bien au-dessus de ce seuil, avec une augmentation potentielle de 4 à 6°C d’ici la fin de ce siècle. La solution consisterait bien entendu à passer des combustibles fossiles à une énergie à faible émission de CO2, de type éolien et solaire, ainsi qu’à des véhicules électriques alimentés par une électricité faiblement émettrice de CO2.

Nombre des plus grandes sociétés pétrolières de la planète commencent à admettre cette vérité. Des entreprises telles que Total, ENI, Statoil et Shell préconisent la mise en place d’un tarif carbone (de type taxe ou système de permis) afin d’accélérer la transition vers une énergie faiblement émettrice de CO2, et commencent à s’y préparer en interne. Shell a renforcé ses investissements dans la technologie de capture et de séquestration du CO2 (CCS), afin de déterminer si l’utilisation des combustibles fossiles pourrait être rendue plus sûre en capturant le CO2, qui à défaut se trouve libéré dans l’atmosphère.

Il ne s’agit pas d’évoquer un consensus total parmi ces sociétés ; elles ont promis de formuler leurs positions et politiques climatiques à l’approche du sommet de cette année sur le climat. Il faut quoi qu’il en soit leur reconnaître une volonté de débattre autour du changement climatique, et de commencer à s’intéresser aux nouvelles conditions à long terme du marché. ExxonMobil, en revanche, se comporte hélas de manière tout à fait différente.

La direction de l’entreprise, aveuglée par l’ampleur de sa puissance politique, fait preuve d’une négligence obstinée vis-à-vis des réalités changeantes du monde. L’entité évolue dans le cocon des lobbyistes et conseillers politiques de Washington, qui ont su persuader les dirigeants de l’entreprise que dans la mesure où le Sénat américain était actuellement aux mains des Républicains, les risques commerciaux du changement climatique se trouvaient en quelque sorte annihilés, et que le monde ne changerait pas sans eux, ou malgré eux.

Pendant ce temps, ExxonMobil est loin d’opérer comme un simple acteur secondaire du drame planétaire. L’entreprise en est bel et bien l’un des protagonistes majeurs. Dans le cadre d’une étude de 2013, ExxonMobil apparaissait en deuxième position des sociétés mondiales, juste derrière Chevron, en termes de contribution totale aux émissions de CO2. En effet, l’étude démontre que l’entreprise à elle seule aurait contribué pour plus de 3 % au total des émissions mondiales depuis le début de l’ère des combustibles fossiles !

Ainsi, comment ExxonMobil aborde-t-elle les nouvelles réalités climatiques ? Comment réconcilie-t-elle ses politiques d’entreprise avec les besoins de la planète ?

Malheureusement, l’entreprise se contente d’esquiver cette problématique. Lorsque les analystes indépendants tels que Carbon Tracker l’interrogent sur la manière dont elle entend inscrire son activité effrénée de forage pétrolier en conformité avec les seuils planétaires régissant l’utilisation des combustibles fossiles et mis en place afin de demeurer en-dessous de la limite des 2°C de réchauffement climatique, l’entreprise dit ignorer ces limites. Elle semble croire avec insouciance que les gouvernements mondiaux honoreront tout simplement leurs engagements (ou qu’elle pourra recourir au lobbying afin de s’affranchir de quelque engagement propre).

Ainsi convient-il de nous intéresser au récent rapport sur l’Arctique. Le département de l’Énergie a demandé au groupe industriel National Petroleum Council de lui prodiguer ses conseils autour du forage en Arctique. Ce que lui a fourni le comité de Tillerson n’est autre qu’un exercice de manipulation. Le développement des ressources pétrolières et gazières de l’Arctique contribuerait au réchauffement climatique bien au-dessus de la limite des 2°C. La région arctique connaît elle-même un réchauffement considérablement plus rapide que la moyenne planétaire, susceptible d’engendrer des perturbations climatiques majeures à l’échelle du globe – parmi lesquelles peut-être les modèles météorologiques extrêmes récemment observés au niveau des latitudes intermédiaires des États-Unis.

C’est la raison pour laquelle les meilleurs travaux scientifiques récents, parmi lesquels une importante étude publiée dans le magasine Nature au cours de l’année, formulent un message clair et sans équivoque : laissez le pétrole arctique dormir dans les sols et sous les eaux profondes de la région, dans la mesure où le système climatique ne dispose pas de l’espace suffisant pour l’accueillir.

Notre monde dispose d’ores et déjà de réserves pétrolières et gazières bien suffisantes ; notre tâche consiste désormais à nous orienter vers une énergie faiblement émettrice de CO2, en équilibrant les réserves avérés plutôt qu’en les développant jusqu’à menacer encore davantage la planète. Comme le fait valoir l’étude publiée dans Nature : « Le développement des ressources de l’Arctique, de même que tout accroissement de la production pétrolière non conventionnelle, sont incompatibles avec les efforts consistant à limiter à 2°C le réchauffement mondial moyen. »

D’aucuns se seraient attendus à ce qu’un tel sujet s’inscrive au cœur de l’étude du National Petroleum Council sur l’Arctique. Or, le rapport rendu n’évoque nulle part la question de savoir si les ressources pétrolières et gazières de l’Arctique seraient compatibles avec la sécurité climatique.

Il serait bon que les actionnaires de l’entreprise s’offusquent de l’insincérité dont fait preuve ExxonMobil. La direction de la société prévoit de dépenser des sommes colossales – sans doute plusieurs dizaines de milliards de dollars – aux fins du développement des réserves pétrolières et gazières de l’Arctique, qui ne peuvent pourtant être exploitées de manière sûre. De la même manière que la réorientation du monde en direction des énergies renouvelables a d’ores et déjà contribué à une baisse considérable des prix du pétrole, les politiques climatiques qui seront adoptées au cours des années à venir sont vouées à faire des forages d’Arctique un véritable gaspillage de ressources.

Les fonds de pension, universités, pools d’assurance et autres fonds souverains du monde entier se heurtent aujourd’hui à la difficulté des risques croissants, qu’ils soient moraux ou financiers, associés à la détention de parts au sein d’entreprises opérant dans le pétrole, le gaz et le charbon. Comme Lisa Sachs et moi-même l’avons récemment expliqué, il est nécessaire que les investisseurs les plus responsables interrogent rapidement ces entreprises sur la question des business plans qu’elles entendent mettre en œuvre pour se conformer au seuil des 2ºC de réchauffement.

Ceux des plans d’affaires qui font intervenir des investissements en Arctique, dans les eaux les plus profondes, ainsi que dans les sables pétrolifères du Canada, n’ont pas leur place dans un monde soucieux de la viabilité de son climat. Il est nécessaire que les investisseurs d’ExxonMobil interrogent au plus vite la direction de la société sur sa stratégie commerciale, qui s’inscrit en contradiction avec les accords politiques et les besoins mondiaux. Dans le cas où ExxonMobil persisterait à appliquer une stratégie commerciale dangereuse, les investisseurs de l’entreprise feraient bien d’en conclure rapidement qu’il est temps pour eux de plier bagages et d’aller de l’avant.

La stratégie commerciale dangereuse d’ExxonMobil
Par Jeffrey D. Sachs
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Copyright : Project Syndicate, 2014.
www.project-syndicate.org

2 commentaires

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    • Oskar Lafontaine

    Investir pour obtenir du pétrole à partir de sites difficiles d’accès ou onéreux, zones arctiques, pétroles offshore profonds, pétroles non conventionnels comme en Alberta au Canada, perd de sa justification à partir du moment où le prix du baril, lui-même conséquence de la loi de l’offre et de la demande, descend à un niveau trop bas pas assurer la rentabilité financière de ces extractions complexes et donc onéreuses.,
    Les hydrocarbures de synthèse, fabriqués à partir d’eau et de CO², et en utilisant l’énergie solaire, devraient devenir financièrement réalistes, dans les deux décennies qui viennent, ce qui fera disparaître le recours à l’extraction de produits carbonés enfouis dans le sous-sol, et les problèmes climatiques qui en découlent.
    La technologie se révélera finalement plus efficace que la politique et les taxes, pour traiter le problème préoccupant de l’augmentation du taux de CO² dans l’atmosphère.
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