Nous sous-estimons l’ampleur de la crise de la surpêche

Daniel Pauly dirige le Fisheries Centre de l’université de Colombie britannique à Vancouver – c’est le plus éminent spécialiste mondial des ressources halieutiques. Il a créé Fishbase et Sealifebase, les plus grandes bases de données mondiales sur la biodiversité marine et il dirige Sea around Us, un projet qui vise à à étudier et à limiter l’impact des pêcheries sur les écosystèmes.

Que dit la science de l’état de la pêche dans le monde ?

La situation des océans à considérablement empiré et cela au niveau mondial. Et on se dirige vers une impasse car les marchés et les capacités de capture sont complètement incompatibles avec la productivité et donc avec la durabilité des prises. Il n’y a pratiquement aucun pays, à l’exception des Etats-Unis et de l’Australie, qui aient réduit leur pêche de manière substantielle.

Mais la prise de conscience de l’importance du problème est relativement récente. Elle s’est déroulée en deux temps. La première phase date de la fin des années 90, quand les spécialistes ont commencé à se rendre compte que tel ou tel stock de poissons était en train de s’effondrer. Progressivement, il est devenu clair qu’il ne s’agissait pas de phénomènes isolés mais d’une tendance globale.

Puis, en 2001, une étude a montré que la baisse des stocks n’était ni un processus récent ni un processus modeste. En regardant plusieurs décennies en arrière, depuis l’avènement de la pêche industrielle, elle montrait que les pertes étaient énormes : la biomasse (une mesure des quantités de poissons et autres organismes vivants) avait chuté non pas de 10 ou 20 % mais de 90 % ! Pour comprendre l’écroulement des stocks il fallait donc regarder les 50 ou 100 dernières années.

Pourquoi ce décalage entre les études sur 20 ans et les études plus longues ?

Les stocks qui sont les plus étudiés aujourd’hui sont ceux qui sont encore exploités. Or, ils correspondent à des cas atypiques : ce sont ceux qui ont survécu à l’exploitation. Les statistiques s’appuient sur les stocks de mer du Nord mais jamais sur les stocks de Mauritanie, par exemple, – qui se sont déjà effondrés. Comme l’ensemble des stocks qui ont déjà disparu ne rentre pas dans les équations, la base de données sur laquelle la plupart des scientifiques s’appuie est complètement faussée.

Ce résultat est-il unanimement accepté ?

Malheureusement, nous faisons face à des résistances, y compris dans le milieu scientifique : les spécialistes du sérail – les halieutes les plus classiques – se focalisent sur les 20 dernières années, sur lesquelles ils constatent une relative stabilité des stocks. Ils sous-estiment donc profondément l’ampleur de la crise.

A l’heure actuelle, nous n’arrivons pas à faire admettre le diagnostic aussi largement qu’il le faudrait. Or, si l’on n’est pas d’accord sur le constat, comment espérer faire accepter des solutions – dont certaines seront difficiles ? Il faut sans cesse redémontrer l’évidence. C’est la même question que pour le changement climatique. Le climat change-t-il ? A cause de l’Homme ? Oui. Pourtant il y a encore beaucoup de monde pour croire ou prétendre l’inverse. Comme aurait dit Galilée : Et pourtant elle tourne…

Même un chercheur influent comme vous a du mal à convaincre ?

J’enseigne aux chercheurs du monde entier à évaluer les stocks de poissons. Cette évaluation est indispensable car les données sur les pêcheries restent, à l’heure actuelle, incomplètes, inégales, partisanes ou tout simplement inaccessibles. Il faut encore accumuler des données. Mais chaque jour, je constate le manque de moyens auquel les scientifiques du monde entier doivent faire face sur ce genre de question. Et lorsque, tant bien que mal, des études de qualité sont publiées, il reste extrêmement difficile de faire remonter l’information aux hommes politiques, car ils ne s’intéressent pas à l’avis des scientifiques.

C’est peut-être aussi lié à une question de forme : En général, les données sur les pêches sont présentées sous la forme de tableaux de données qui sont incompréhensibles pour le grand public ou les décideurs. A l’inverse, le bulletin météorologique du journal télévisé présente des infos extrêmement complexes sous la forme de cartes très simples compréhensibles par tous. Mon équipe et moi avons donc décidé de transformer les chiffres sur les pêches en cartes qui permettent de visualiser de façon claire les problèmes de stocks à l’échelle globale ou régionale. Nous avons publié de telles cartes sur l’évolution des captures et elles sont devenus de véritables contre-réalités dans le monde de la pêche ; nous les mettons à la disposition de toutes les organisations qui le souhaitent.

Il existe donc une fracture entre les scientifiques et les institutions ?

Il ne viendrait à personne l’idée de refuser un ordinateur plus performant qu’amènerait le service informatique et de lui préférer un boulier ou une vieille machine à calculer. C’est pourtant ce qui se passe avec l’environnement ! La science progresse à grands pas dans la compréhension de notre planète mais personne ne s’y intéresse. L’État finance la recherche scientifique avec l’argent public – et donc nos impôts – mais il ne l’utilise pas.

C’est pourquoi j’essaye de prendre de la hauteur et j’envisage désormais mon rôle, ainsi que celui de Sea Around Us, comme un pont entre les scientifiques, les ONG et les décisionnaires. Les associations et les fondations sont en effet des acteurs très efficaces pour tisser des liens entre les scientifiques et l’opinion ou les décideurs. Aux Etats-Unis, par exemple, il est possible de porter plainte contre l’État pour mauvaise gestion d’un stock de poisson ou contre la mauvaise utilisation des subventions. Et si les plaintes individuelles sont rares, les ONG disposent des ressources humaines et financières pour faire aboutir de telles démarches. Toutefois ces actions en justice doivent être légitimées par le monde scientifique. Il ne s’agit plus pour les ONG de manifester hors des débats mais de prendre place à l’intérieur de ceux-ci. En quelques sortes nous leur fournissons des armes.

Pour en revenir à la pêche, comment, concrètement, a-t-elle changée ?

Le premier phénomène, que tous les chercheurs observent, c’est un déplacement des pêcheries vers le Sud. Mais là encore, si chaque scientifique peut observer, dans sa sphère d’étude, une petite modification, il s’agit d’un phénomène profond quand on dresse un schéma global. Depuis 1950, le centre de gravité de la pêche descend vers le Sud de 0,8° par an, comme un métronome, au rythme de l’épuisement des stocks.

L’image stéréotypée du marin breton avec barbe, pipe et chandail ne reflète plus la réalité. Suite à l’épuisement des stocks au Nord, même les bateaux européens – les plus gros en tout cas- vont pêcher dans l’océan Indien ou dans l’Atlantique sud. Cela a pour conséquences d’exposer à la surexploitation des espèces autrefois protégées par la profondeur ou la distance. C’est le cas par exemple de la légine qui est un poisson de fond, qui était encore complètement inaccessible et non péchée il y a quelques années.

Dans cette course vers le Sud, seules les flottilles les plus puissantes peuvent entrer en compétition, ce qui crée un clivage de plus en plus important avec les pays pauvres. Cette transformation amène aussi une globalisation de la pêche : plus personne ne sait plus d’où viennent les bateaux. Les navires qui ravitaillent l’Europe et l’Amérique du Nord sont des bateaux pourris immatriculés au Panama, avec des armateurs chinois, avec un équipage philippin dirigés par un capitaine ukrainien. Nous avons fait avec la pêche ce que nous avons fait avec les banques : des capitaux sains ont été mélangés à des capitaux pourris , qui vérolent le système dans son intégralité.

Cette transformation est-elle liée aux subventions ?

Bien sûr : les subventions permettent de pêcher toujours plus, plus loin et plus profond car les navires ont besoin de carburant et de moyens technologiques. Les subventions sont devenues le nerf de la guerre. Au niveau mondial, les subventions représentent environ 25 milliards de dollars par an dont près de 20 milliards directement alloués à l’expansion des flottes et à l’approvisionnement en carburant. En Afrique, les Chinois investissent des sommes colossales et sont en train de distancer les Européens.

Pourtant, les subventions peuvent être utilisées pour améliorer les pratiques des pêcheries ?

Les subventions pourraient être d’excellents leviers d’action. A plusieurs reprises, avec SeaAroundUs, nous nous sommes battus à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour qu’il y ait de vraies réformes en ce qui concerne l’attribution des subventions. Mais à chaque fois, nos efforts ont échoué.

Je pense que si les subventions sont si bien ancrées dans les politiques des États, c’est à cause des connexions qui existent entre la pêche et l’agriculture. De nombreux pays seraient prêts à réduire les subventions à la pêche, mais ils craignent que cela ne fragilise celles qu’ils accordent à leur agriculture. C’est le cas des USA, pour ne citer qu’eux.

Les quotas peuvent-ils préserver les stocks ?

Les quotas sont des mesures nécessaires – personne ne les remet en question. Mais les économistes s’en sont rapidement emparés et les aspects de conservation ont été emballés dans une sorte de paquet économique toxique qui s’appelle « quotas individuels transférables » ou « partage des prises ». En réalité, il n’est absolument pas question de partage mais bien au contraire de privatisation des stocks. Ce système de quotas existe déjà en Nouvelle-Zélande, au Canada, aux Etats-Unis ou en Islande. En ce qui concerne l’Islande, ces quotas transférables avaient été mis en place pour que les licences restent dans les villages côtiers. Mais très rapidement, l’ensemble de ces licences a été racheté par des banques américaines. Les islandais ne savaient même plus où étaient passé ces licences et le gouvernement se bat aujourd’hui pour les récupérer.

Pourra-t-on inverser la tendance malgré tout ?

Peu importe d’être optimiste ou pessimiste. Mais je crois qu’il sera difficile de mobiliser les opinions sur la seule question de la pêche. La seule manière de sortir de la crise viendra, à mon avis, d’une résolution « en passant », si la question de l’agriculture mondiale est remise à plat. Car, comme je l’ai dit, les subventions de l’une et de l’autre sont intimement liées. Mais pour cela, il faudra une évolution globale de notre regard sur la planète.

Propos recueillis par Cédric Javanaud

Nous sous-estimons la crise

Ce texte est extrait du livre de la Fondation GoodPlanet : « L’Homme et la mer ».

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