Pourquoi les grandes forêts de l’Ouest américain meurent-elles ?

À travers toute la partie ouest de l’Amérique du Nord, de vastes étendues de forêts meurent les unes après les autres à une vitesse affolante, principalement du fait de la pullulation d’insectes. Les scientifiques observent aujourd’hui ce phénomène un peu partout dans le monde et pensent qu’il est lié au changement climatique.

Pendant de nombreuses années, Diana Six, entomologiste à l’université du Montana, est toujours partie travailler sur le terrain durant les deux ou trois mêmes semaines de juillet. C’est en effet à cette époque que son objet d’étude, les dendroctones du pin ponderosa, minuscules et noirs, avaient l’habitude d’éclore dans l’arbre qu’ils venaient de tuer et le quittaient pour un autre afin de recommencer leur cycle de vie.

Mais aujourd’hui, déclare Diana Six, les règles du jeu ont changé. Les insectes sont présents en continu de mai à octobre et non plus seulement deux semaines, et s’attaquent aux arbres six mois durant, creusant des trous dans lesquels ils pondent leurs œufs. Et ce n’est pas tout. Alors qu’auparavant, ils prenaient rarement pour cible les arbres immatures, ils le font à présent en permanence. De plus, les températures, naguère plus froides, faisaient que ces insectes étaient absents des altitudes élevées, alors qu’on en trouve aujourd’hui en grand nombre et qu’ils tuent les arbres des sommets. Et par endroits, à ces altitudes, leur cycle de vie, qui était de deux ans du fait des températures peu élevées, se limite aujourd’hui à une année seulement.

Pour un entomologiste, de tels changements sont à la fois fascinants et troublants. L’augmentation des étendues de forêts de pins tordus et de pins ponderosas morts ne laisse rien présager de bon et inquiète Diana Six, ainsi que de nombreux chercheurs et habitants de l’Ouest des États-Unis, qui craignent qu’avec le réchauffement climatique, ces changements destructeurs ne s’intensifient.

« Quelques degrés de plus entraîneraient l’éclosion de plusieurs générations de dendroctones par an », déclare Diana Six, tout en arrachant un morceau d’écorce d’un pin tordu mort pour nous montrer les galeries remplies de larves. « Si c’était le cas, ce serait une catastrophe pour nos peuplements de pins. »

À travers toute la moitié ouest de l’Amérique du Nord, du Mexique jusqu’en Alaska, la mort des forêts se produit à une échelle phénoménale, une échelle qu’on n’avait pas constatée depuis au moins un siècle et demi et peut-être même beaucoup plus. En tout, les montagnes Rocheuses au Canada et aux États-Unis ont perdu quasiment 180 000 km² de forêts depuis 2000, soit l’équivalent de la superficie de l’État de Washington. Cette hécatombe est principalement due à la pullulation d’insectes xylophages, depuis un certain type de scolyte du Sud-Ouest qui a tué le pin d’Arizona, jusqu’aux dendroctonus rufipennis et pseudotsugae, en passant par le principal ravageur d’entre eux, le dendroctone du pin ponderosa, qui a mis à mal les forêts dans le nord.

Pour les scientifiques, la mort des arbres provoquée par l’invasion d’insectes est vraisemblablement révélatrice d’un problème de plus grande ampleur : l’augmentation des températures et du stress hydrique du fait du changement climatique. Bien que ce soit l’ouest de l’Amérique du Nord qui soit le plus durement touché par la pullulation des insectes, des surfaces non négligeables de forêts en Australie, en Russie, en France et dans d’autres pays ont elles aussi concernées, principalement du fait de la sécheresse, de températures élevées ou des deux réunies.

Une récente étude a rassemblé des données sur la mortalité à grande échelle des forêts à travers le monde. D’ordinaire, elle est inégalement répartie et les recherches sont rendues difficiles du fait des vastes étendues qui sont en jeu. Mais selon cette étude, publiée dans un des derniers numéros de Forest Ecology and Management, sur une zone de savane de 50 000 km² en Australie, un tiers ou presque des arbres étaient morts. En Russie, on constate une mortalité significative sur 25 000 km². Une grande partie de la Sibérie s’est réchauffée de plusieurs degrés au cours des 50 dernières années et du fait des conditions climatiques chaudes et sèches, on a compté durant la dernière décennie huit saisons de feux accidentels extrêmes. Les chercheurs russes s’inquiètent également du fait que ces conditions climatiques pourraient entraîner la pullulation du dendrolimus sibiricus, un papillon qui peut ravager de grandes surfaces de forêt boréale.

Tandis que certains, par endroits, se payent le luxe de douter du changement climatique, il reste difficile de se montrer sceptique dans les montagnes Rocheuses. Ainsi, dans le Glacier National Park et ailleurs, la glace fond, les hivers sont plus chauds et durent moins longtemps et les feux de forêts augmentent en intensité. Mais le signe le plus tangible reste ces étendues d’arbres rouges et morts qui recouvrent les collines et les montagnes. Elles ont littéralement transformé la vie dans de nombreuses zones des Rocheuses.

Ce phénomène me touche tout particulièrement. En effet, sur les centaines de vieux pins ponderosas qui poussaient sur les 8 hectares où je vis, à Helena, dans le Montana, presque tous sont morts, et nous sommes cernés par une vallée recouverte de forêt morte ou agonisante. La plupart des arbres ont été découpés et acheminés vers une fabrique de pâte à papier où ils ont été transformés en carton pour constituer des boîtes.

Selon Steve Running, écologue à l’université du Montana, la hausse des températures dans les Rocheuses avance l’arrivée du printemps d’une semaine et recule celle de l’automne de la même durée, tandis que les précipitations restent à peu près les mêmes. Cela se traduit par une période de sécheresse, or les arbres en stress hydrique deviennent très sensibles aux invasions d’insectes. Dans les années 50, les températures minimales en hiver étaient comprises entre moins 40 et moins 45 degrés Celsius. Elles tournent aujourd’hui autour de moins 34 et il est plus rare que ces minimales soient atteintes. Il ne fait donc plus assez froid pour que les insectes meurent. Ils hivernent au stade larvaire et survivent aux températures moins froides, car ils renferment du glycol, un antigel naturel.

En outre, la suppression des incendies et le fait que de nombreux arbres atteignent un âge qui convient aux dendroctones – entre 80 et 100 ans – sont des facteurs qui expliquent eux aussi la mort à grande échelle des forêts.

La catastrophe est telle que le ministre américain chargé de l’administration des parcs nationaux, Ken Salazar, l’a baptisée « l’ouragan Katrina de l’Ouest ». Dans le Colorado et dans le sud du Wyoming, le U.S. Forest Service a mis sur pied une équipe d’intervention d’urgence pour couper les arbres morts à proximité des villes et le long des routes et des lignes électriques. Les terrains de camping et les chemins du Forest Service ont été fermés à cause du risque que font courir les arbres morts, et les communes qui sont entourées de forêts mortes ont élaboré un plan d’évacuation d’urgence de leurs résidents.

Ce genre de phénomène s’est déjà produit par le passé. En effet, le dendroctone du pin ponderosa est un insecte indigène de l’Ouest et fait partie de l’écosystème. Les forêts de pins tordus se régénèrent grâce à certains grands « événements de remplacement des peuplements » parmi lesquels les incendies et les attaques d’insectes. Mais cette fois, la catastrophe prend une ampleur inconnue depuis la conquête de l’Ouest et elle a des répercussions inattendues sur les écosystèmes.

Ainsi, selon Diana Six, le pinus albicaulis, autrefois largement épargné par les insectes car poussant à des altitudes élevées et donc protégé par le froid, frôle aujourd’hui l’extinction fonctionnelle dans une grande partie de son habitat et pourrait ne plus être en mesure de nourrir les grizzlys ni d’autres animaux qui raffolent de ses graines riches en graisses. Au Mexique, les scolytes s’attaquent à présent aux sapins sacrés d’une précieuse réserve de biosphère de 70 000 hectares où migrent en hiver la majorité des papillons monarques d’Amérique du Nord. Jusqu’à présent, 50 hectares environ sur une zone-clé de 15 000 hectares ont été décimés par les scolytes.

Les insectes xylophages ne constituent pourtant pas le seul problème. En 2005, en effet, des chercheurs du Colorado ont remarqué qu’un grand nombre de trembles étaient soudain en train de mourir. Cette année-là, ils sont comptabilisé 15 000 hectares de forêts de trembles morts. L’année suivante, il y en avait 75 000 hectares, et en 2008, c’était monté en flèche pour atteindre 275 000 hectares. Ce phénomène est connu sous le nom de « Mort subite du Tremble ». « Cela augmente de façon exponentielle », déclare Wayne Shepperd, qui mène des recherches sur le tremble pour le Forest Service. « C’est vraiment déprimant de voir le flanc entier d’une montagne couvert de trembles morts. »

Les bosquets qui poussent à une faible altitude et au soleil meurent plus vite que les autres, et pour les scientifiques, c’est lié à une hausse des températures et à un climat plus sec. Et non seulement les arbres matures meurent, mais la masse racinaire aussi. Un bosquet de trembles est la partie visible d’une vaste masse clonale souterraine qui donne naissance à des pousses. « C’est tout l’organisme qui disparaît et ça a de profondes répercussions », déclare Wayne Shepperd. « Lorsque les racines mourront, les bosquets, qui sont vieux de centaines de milliers d’années, ne seront plus là. »

Si l’hécatombe se poursuit, ce sera un coup terrible porté aux autours, oiseaux chanteurs et autres espèces que les trembles nourrissent et abritent.

Craig Allen est sans doute plus sensibilisé que quiconque à ce phénomène. Il est écologue et spécialiste des forêts à la Station de Jemez Mountains de l’U.S. Geological Survey, dans le Nouveau-Mexique, et non seulement ses bureaux sont entourés de pins qui meurent, mais il est le principal auteur, avec 19 autres personnes, d’un article paru dans Forest Ecology and Management qui a pour but de documenter et de comprendre ce qui se produit en raison du changement climatique dans les forêts d’Amérique du Nord et d’ailleurs.

Craig Allen considère qu’à ce stade des recherches, il n’est pas possible de comprendre véritablement le phénomène. Les forêts constituent un écosystème complexe, malheureusement très largement sous-étudié, et les données sont insuffisantes pour tirer des conclusions sur les raisons de leur mort à l’échelle planétaire. « Il nous manque toutes sortes d’informations et nous avons encore beaucoup d’incertitudes », reconnaît-il.

Ce que les auteurs sont parvenus à faire à travers leur article, c’est à réunir des témoignages sur la mortalité à grande échelle de la forêt à travers le monde. « L’objectif de cet article est d’arriver à relier les données entre elles, du moins celles que l’on peut relier », déclare Craig Allen. « On ne peut même pas vous dire avec certitude si la mortalité de la forêt augmente. La surveillance n’est pas assez régulière. »

En 2005, un El Niño particulièrement fort a provoqué une terrible sécheresse en Amazonie, décimant la forêt dans la région. Ce phénomène est très bien documenté, car les chercheurs étaient très nombreux à posséder des représentations de la zone en question. « Le cœur de la plus grande forêt tropicale humide du monde a alors abandonné son rôle de puits de carbone pour devenir une source d’émissions », affirme Craig Allen. « Une période de sécheresse qui s’éternise peut entraîner le rejet de grandes quantités de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. »

Les insectes aussi peuvent faire passer des surfaces entières de forêts de puits de carbone en sources de carbone. Prenons par exemple la Colombie-Britannique, qui représente l’épicentre de l’invasion du dendroctone du pin ponderosa en Amérique du Nord. Elle a perdu quelque 140 000 km² de forêts de pins matures et elle devrait avoir perdu 80 % de ses pins tordus matures d’ici 2013. La deuxième plus grande vague de mortalité des arbres dans cette province s’est produite dans les années 80, décimant seulement 6000 km². Bill Wilson, directeur pour la Colombie-Britannique du Centre de Recherches sur l’Industrie, le Commerce et l’Économie, déclare avoir survolé la province pendant des heures et n’avoir eu sous les yeux que des forêts mortes à perte de vue.

Et en 2008, la superficie de forêts touchées dans cette province était telle que la Colombie-Britannique a cessé d’être un puits net de carbone pour en devenir une source.

Diana Six travaille également en Afrique où elle a pu constater la mort des forêts. « Là-bas, ce sont des collines entières qui meurent en très peu de temps », dit-elle. « Ça se produit tellement vite que les populations sont sous le choc. C’est une véritable tragédie. » Cela concerne entre autres l’aloe dichotoma, l’acacia erioloba et l’euphorbe géante, une plante succulente de 9 mètres de haut. Les causes ne sont pas encore identifiées, mais on soupçonne un climat plus chaud et plus sec ou bien un changement dans le régime des précipitations.

L’article coécrit par Craig Allen répertorie en tout 88 cas bien documentés de forêts mortes à travers le monde, des cas qui remontent aux années 60 et 70, même si la plupart d’entre eux datent des années 90 et 2000.

Selon lui, s’il existait un moyen de voir venir ce phénomène, les responsables des zones en question pourraient mettre en place des actions préventives, comme des éclaircissages mécaniques ou des feux dirigés pour accroître la vigueur de la forêt.

Ce qui inquiète les chercheurs, c’est que la plupart de ces cas sont survenus en quelques années, alors que le réchauffement climatique était minime. Dans l’Ouest, par exemple, la température moyenne s’est élevée de 1 degré au cours du siècle dernier. « On est loin des 2 à 4 degrés de réchauffement », fait remarquer Craig Allen, faisant allusion aux prévisions pour la fin de ce siècle. Selon lui, les arbres dans le monde sont déjà stressés par le morcellement des terres, la pollution atmosphérique, ainsi que d’autres phénomènes. « J’ignore jusqu’où ils peuvent tenir », prévient-il.

Ecrire un commentaire

Penser la post-croissance avec Tim Jackson : « il est temps de penser à la suite, de s’éloigner de la question et de l’obsession de la croissance »

Lire l'article