De gré ou de force, la décroissance

Pour Serge Latouche, théoricien de la décroissance, la décroissance subie n’est pas la décroissance choisie. La première (la récession) génère famines, guerres, pandémies. L’autre, celle de la sobriété choisie, nécessite d’inventer un autre mode de rapport au monde, mais permettra une société festive.

« Si la planète brûle un jour, c’est que les « écologistes » auront eu raison ; mais tant que cela n’arrive pas, tant que l’on peut maintenir l’apparence spectaculaire que le système tourne et que le monde est debout, alors la Raison est du côté des gestionnaires ».

Amiech Matthieu et Mattern Julien (1)

« La décroissance, mais on y est déjà ! » Il n’est pas rare que le partisan de la décroissance s’entende opposer cette argument de la part de ses adversaires. C’est aller un peu vite en besogne. Notre croissance est faible, certes, mais nous n’en sommes pas encore à la croissance négative. Avec un PIB de 1000 milliards d’Euros, 1% de croissance fait tout de même 10 milliards, soit 10 % de la croissance d’un pays dont le PIB n’est que de 100 Milliards d’Euros (ordre de grandeur de celui des pays du Sud). 10 milliards de prélèvement des ressources naturelles, de déchets et de pollution supplémentaires ; 10 milliards de plus de dérèglement climatique et d’extinction des espèces. C’est encore trop pour la régénération de la biosphère.

Mais surtout, la décroissance choisie n’est pas la décroissance subie. Le projet d’une société de décroissance est radicalement différent de la croissance négative. Le premier est comparable à une cure d’austérité entreprise volontairement pour améliorer son bien-être lorsque l’hyperconsommation en vient à nous menacer d’obésité. La seconde est la diète forcée pouvant mener à la mort par famine. Nous l’avons assez dit et répété. Il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance. On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, en raison du chômage, de l’accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres, des atteintes au pouvoir d’achat des plus démunis et de l’abandon des programmes sociaux, sanitaires, éducatifs, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe sera un taux de croissance négatif ! Cette régression sociale et civilisationnelle est précisément ce qui nous guette si nous ne changeons pas de trajectoire. Dans une conférence de 1974 intitulée, « Leur écologie et la nôtre », André Gorz écrivait déjà : « Ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc), aura des effets entièrement négatifs : les production polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches ».

Malheureusement, la fin du pétrole n’est pas nécessairement la fin du capitalisme, ni même de la société de croissance. Une économie capitaliste pourrait encore fonctionner avec une grande rareté des ressources naturelles, dérèglement climatique, etc. C’est la part de vérité des défenseurs du développement durable et du capitalisme de l’immatériel. Les entreprises (au moins certaines) peuvent continuer à croître, à voir leur chiffre d’affaires augmenter ainsi que leurs profits tandis que les famines, les pandémies, les guerres extermineraient les neuf dixième de l’humanité. Les ressources, toujours plus rares, augmenteraient plus que proportionnellement de valeur. La rareté du pétrole ne nuit pas, bien au contraire, à la santé des firmes pétrolières. S’il n’en va pas de même pour la pêche, cela tient à l’existence de substituts pour le poisson dont le prix ne peut croître à proportion de sa rareté. La consommation diminuera en substance tandis que sa valeur continuera d’augmenter. En emboîtant, vers 1850, la voie « thermo-industrielle », selon l’expression de Jacques Grinevald (2), l’Occident a pu donner consistance à son désir d’épouser la raison géométrique, rêve qui se manifeste depuis 1750 au moins avec la naissance du capitalisme et de l’économie politique. Toutefois, ce n’est que vers 1950, avec l’invention du marketing et la naissance subséquente de la société de consommation qu’il peut libérer tout son potentiel créateur et destructeur. Ce faisant, il a construit les structures de la catastrophe.

La décroissance n’est envisageable que dans une « société de décroissance », c’est-à-dire dans le cadre d’un système reposant sur une autre logique. L’alternative est donc bien : décroissance ou barbarie ! Tout cela était parfaitement prévisible et avait été annonçé. On a souvent rejeté, sans les avoir lus et encore moins compris, les avertissements du Club de Rome. On peut bien sûr être sceptique sur tous les travaux de futurologie, mais ceux–là ont le mérite d’être infiniment plus sérieux et solides que les habituelles projections sur lesquelles s’appuient nos gouvernants ou les instances internationales. La modèlisation repose, en effet, sur la théorie des systèmes de Jay Forrester (en l’occurrence le modèle world 3). Elle présente deux aspects qui renforcent sa crédibilité : l’interdépendance des variables et les boucles de rétroaction (3). Tous les scénarios, sauf celui reposant sur une foi proprement « cornucopienne » (de la corne d’abondance) et qui ne remettent pas en question les fondamentaux de la société de croissance aboutissent à l’effondrement. Le premier scénario situe celui-ci, vers 2030, du fait de la crise des ressources non renouvelables, vers 2040 pour le deuxième, du fait de la crise de la pollution, vers 2070 pour le troisième, du fait de la crise de l’alimentation. Les autres scénarios sont des variantes de ces trois-là. Un seul est à la fois crédible et soutenable, le scénario 9, celui de la sobriété qui correspond aux fondamentaux de la voie de la décroissance.

Une société de sobriété choisie, celle proposée par le mouvement des objecteurs de croissance, supposera de travailler moins pour vivre mieux, de consommer moins, mais mieux, de produire moins de déchets, de recycler plus. Bref, de retrouver le sens de la mesure et une empreinte écologique soutenable. D’inventer sa félicité dans la convivialité plutôt que dans l’accumulation frénétique ; Tout cela suppose une sérieuse décolonisation de nos imaginaires, mais les circonstances peuvent nous y aider. Certes, diront les drogués du système, nous n’irons plus en vacances aux Seychelles. Il faut se faire une raison. L’âge d’or du consumérisme kilométrique est derrière nous. Au moment où Richard Branson, le milliardaire britannique propriétaire de Virgin veut mettre le tourisme spatial à la portée de tous (le Monde du 19 avril 2006), le très orthodoxe Financial times lui-même le reconnaît : »Le tourisme sera de plus en plus considéré comme l’ennemi environnemental public mondial numéro 1″ (4). Le désir de voyages et le goût de l’aventure sont sans doute inscrits au coeur de l’homme et sont une source d’enrichissement qui ne doit pas se tarir, mais la curiosité légitime et l’enquête éducative ont été transformées en consommation marchande destructrice de l’environnement non moins que de la culture et du tissu social des pays « cibles » par l’industrie touristique. Le « bougisme« , la manie de se déplacer toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus souvent (et pour toujours moins cher), ce besoin largement artificiel créé par la vie « surmoderne« , exacerbé par les média, sollicité par les agences de voyages, les voyagistes et les tour operators, doit être revu à la baisse. Pour cause de pénurie de pétrole et de dérèglement climatique, l’avenir ce sera : toujours moins loin, toujours moins souvent, toujours moins vite et toujours plus cher. A vrai dire, ce n’est dramatique qu’en raison du vide et du désenchantement qui nous font vivre de plus en plus virtuellement mais voyager réellement au dépens de la planète. A la différence des 750 peuples papous, condamnés pendant des millénaires à vivre toute l’expérience humaine dans l’horizon borné de leur canton (ce dont ils ne semblaient pas souffrir outre mesure), nous avons la chance inouïe, grâce aux merveilles de la technologie, de pouvoir voyager virtuellement sans quitter son foyer. Et puis, l’aventurier dans l’âme pourra toujours se rendre aux Seychelles en planche à voile si celles-ci existent encore …

Nous sommes arrivés, dit Woody Allen, à une bifurcation décisive. Une voie nous amène à l’extinction de l’espèce, l’autre au désespoir. Il ajoute : « J’espère que nous saurons faire le bon choix… ». La première voie est celle que nous suivons. La seconde, celle de la croissance négative générant famine, guerres, pandémies, et probablement gérée par un pouvoir écofaciste ou écototalitariste dont nous vivons déjà les prémisses. La décroissance représente une troisième voie, celle de la sobriété choisie. Pour cela, il nous faut inventer un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité. Les sociétés qui auto-limitent leur capacité de production sont aussi, des sociétés festives.

Notes

1 Le cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui. Climats, 2004.

2 Grinevald Jacques, La Biosphère de l’Anthropocène. climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires (1824-2007), Georg, Genève 2007.

3 Voir Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorden Randers, Limits to Growth The 30-year Update, Chelsea Green Publishing, 2004 et Christian Araud, Modèliser le monde, prévoir le futur, Entropia, Revue théorique et politique de la décroissance n°4, Parangon, Lyon 2008.

4 Welcome to the age of less By Richard Tomkins, Financial Times, November 10 2006

Per amore o per forza, la decrescita .

(De gré ou de force, la décroissance).

Par Serge Latouche.

Source : courtoisie de l’auteur

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