Un tourisme qui enrichit les riches

Comment faire du tourisme un outil de développement (durable)? Les réponses de Georges Cazes, qui milite pour l’application de seuils, selon les capacités de charge des destinations.

Comment faire du tourisme un outil de développement (durable)? Les réponses de Georges Cazes, qui milite pour l’application de seuils, selon les capacités de charge des destinations.

Plus un pays est développé, plus les revenus du tourisme ont un effet positif sur son écono-mie. Comment les pays du Sud peuvent-ils sortir de cette logique et faire du tourisme un outil de développement?

En effet, le tourisme enrichit surtout les plus riches ! Il existe une relation logique, mais découra-geante, parfois même désespérante, entre les effets positifs du tourisme sur l’économie et la prospéri-té relative des pays. Les causes sont connues: quand des économies peu diversifiées du Sud accueil-lent des voyageurs du Nord, elles doivent avoir recours à l’importation de biens étrangers coûteux (alimentation, boissons, personnel de direction, animation, etc.). Du coup, une importante partie des bénéfices du tourisme repart sous forme de fuites au lieu d’être réinvestie localement. Par ailleurs, les statistiques de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (Cnuced) et de l’OMT montrent que le « gradient de dépendance » est proportionnel à la taille des pays récepteurs: très fort (plus de 75%) dans les petites îles, limité dans les grands pays (type Mexique ou Tunisie) et dans ceux à économie diversifiée; il est évidemment aggravé par la « monoculture » touristique.

Face à cela, les solutions sont complexes. Peut-on s’extraire de la concurrence mondiale où, dans le domaine du tourisme comme ailleurs, les firmes multinationales ont un poids considérable par rapport aux acteurs locaux des pays du Sud ? Même les pays qui, comme Cuba, ont tenté de trouver des voies originales ont dû se résigner à faire appel aux multinationales et aux investissements étrangers pour obtenir une croissance rapide de la fréquentation touristique. Une autre solution a été un moment envisagée: favoriser des projets touristiques s’appuyant sur l’utilisation de produits locaux et s’assurer que les revenus sont réinvestis sur place, de préférence dans d’autres branches économiques et so-ciales. Ce qui suppose une intervention étatique puissante, dont il est difficile d’imaginer le dévelop-pement dans le contexte du libéralisme actuel (les recommandations du Fonds Monétaire Internatio-nal pèsent sur les économies du Sud).

Les expériences de ce type sont encore éparses, souvent « ghettoïsées », toujours menacées. On le voit même quand elles atteignent une plus large échelle que celle du microprojet. C’est notamment le cas des villageois de Casamance – maintes fois évoqués sous l’intitulé typique de « tourisme commu-nautaire campements intégré » – qui ont éveillé l’espoir d’un contre-modèle d’aménagement, avant de rencontrer de grandes difficultés de survie.

En réponse à ces défis provenant des pays les plus pauvres, les institutions internationales brandis-sent la solution quasi miraculeuse du « tourisme durable ». Le concept est déjà éculé avant même d’avoir été réellement appliqué! Un développement soutenable (ou durable) serait une stratégie natio-nale de croissance et de protection de l’environnement, dans laquelle le tourisme s’inscrirait parmi d’autres secteurs économiques. Or, stratégie de croissance et protection de l’environnement peuvent se révéler dans ce domaine comme dans d’autres gravement contradictoires […]

Précisément, on ne peut empêcher les gens de voyager, même si l’expansion du tourisme pose des problèmes environnementaux. Que faire face à cette contradiction et quelles régulations trouver?

Il est effectivement prévu une forte croissance des flux internationaux de voyageurs dans les pro-chains décennies, liée à l’augmentation régulière des taux de départs dans les pays du Nord, mais surtout au décollage spectaculaire de certains pays dits émergents. C’est le cas de la Chine, appelée à devenir rapidement l’un des tout premiers pays fournisseurs et récepteurs de touristes dans le monde; c’est aussi le cas de nombreux pays d’Europe orientale et des « pays ateliers » de la zone asia-tique. C’est un défi considérable, surtout sur le plan environnemental, et un problème complexe à résoudre. Le monde du tourisme est en effet un monde fini et limité. Les villes qui détiennent les re-cords mondiaux en termes de visites (Paris, New York, Venise, etc.) sont déjà suréquipées et en voie de muséification, un processus unanimement redouté !

La solution, si elle existe, réside dans une gestion fine des courants et des territoires, avec des outils modernes, adaptés et flexibles: les opérateurs doivent se doter de dispositifs d’alarme, prendre des mesures de régulation des voyages et d’étalement des séjours dans le temps et l’espace. Une des réponses essentielles est l’établissement d’une « capacité de charge » que les différentes destinations réceptrices seront forcément conduites à évaluer à un moment ou un autre de leur évolution. Ainsi sont définis des seuils à ne pas dépasser afin de préserver la qualité de l’expérience touristique, mais aussi les ressources locales. L’illusion a été d’imaginer que cette capacité de charge pouvait être cal-culée à la décimale près: en réalité, cette indication est susceptible, à tout moment, d’être révisée et redéfinie, d’autant qu’elle s’exprime aussi bien en termes sociaux et culturels (respect des valeurs locales) qu’en termes matériels (consommation d’eau ou d’énergie).

Des questions importantes restent en débat: peut-on définir des critères de sélection des clientèles (par le prix ou selon l’expérience touristique préalable, voire le niveau d’éducation), au risque de créer de nouvelles inégalités, très difficiles à justifier? Quel organisme « objectif » pourrait les définir? Cela pose un problème central de gouvernance d’autant plus difficile à trancher que les intérêts peuvent encore diverger selon le niveau de développement des pays. Le tourisme est encore trop soumis aux réalités géopolitiques mondiales, qui favorisent les pays du Nord. Peut-être l’intégration récente de l’OMT, très dépendante jusqu’ici des grands tour-opérateurs, au système général de l’ONU changera-t-elle les choses? …

Georges CAZES

Alternatives économiques Hors-série Pratique n°18

mars 2005

© Alternatives Economiques

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