Globalisation et sociétés transnationales

Depuis la fin de la guerre froide, la globalisation a favorisé une expansion sans précédent [des multinationales]: au cours des dix années qui ont suivi, le nombre de personnes employées par des entreprises multinationales est passé de 24 à 54 millions, tandis que le chiffre d’affaires a doublé, les multinationales devenant les principaux opérateurs du commerce mondial (1). À l’économie internationale, qui relevait du champ politique et diplomatique, va se substituer une économie multinationale, car le rôle des multinationales est de plus en plus déterminant dans les transformations de la mondialisation, à tel point qu’elles tendent à supplanter les États (sur les 100 plus grandes entités économiques, plus des 2/3 sont désormais des entreprises et non des États) (2). À l’économie internationale, qui relevait du champ politique et diplomatique, se substitue une économie multinationale dont le caractère global tient d’abord à la prédominance de la dimension financière (l’adjectif global fut d’abord utilisé pour les opérations financières, global finance). Cette économie, multinationale et globale, s’impose progressivement partout. […]

La responsabilité des acteurs économiques commence à s’internationaliser. À partir de sources dispersées (nationales et internationales) et hétérogènes (pénales et civiles), elle suit principalement deux voies.

Une première voie, par expansion spontanée du droit interne, est ouverte par des initiatives nationales unilatérales, principalement aux États-Unis (3) où les juges peuvent appliquer aux entreprises multinationales et à leurs dirigeants des sanctions punitives, pénales ou civiles, pour des comportements commis à l’étranger. Ces juges américains se fondent principalement sur deux bases juridiques.

En premier lieu, la loi Sarbanes Oxley (SOX), adoptée en 2002 pour rétablir la confiance des investisseurs après l’affaire Enron, est devenue un instrument d’internationalisation du droit des marchés par son applicabilité extra-territoriale à toutes les entreprises, dès lors qu’elles sont cotées aux États-Unis ou soumises, pour une raison quelconque aux règlements de la Securities and Exchange Commision. Or cette loi, qui modifie les obligations des intermédiaires et des auditors et la composition des conseils d’administration, crée deux nouveaux crimes, frappés de lourdes peines (amende et emprisonnement pouvant atteindre une durée de 20 ans). C’est ainsi qu’une société pétrolière (Royal Dutch Shell) a évité de justesse les poursuites pénales, mais a payé une amende civile de 120 millions de dollars (4), alors que l’une de ses filiales (Royal Dutch Petroleum) était poursuivie parallèlement, sur le fondement d’un autre texte, l’Alien Tort Claims Act (ATCA) pour des violations des droits de l’homme lors d’opérations au Nigeria.

Cette loi ATCA qui remonte, rappelons-le, à 1789, donne compétence aux cours fédérales américaines pour recevoir les plaintes déposées par des étrangers pour des violations commises à l’étranger à propos du « droit des gens » et peut être comprise comme incorporant une partie des instruments de protection des droits de l’homme. Elle fonde un important contentieux en réparation, dirigé notamment contre les multinationales, et constitue ainsi une seconde base juridique.

Cette compétence quasi universelle des tribunaux américains pose des problèmes juridiques, mais aussi politiques, qui peuvent expliquer la prudence de la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Alvarez Machain v.Sosa (5). Rendu dans une affaire concernant une arrestation en violation du traité d’extradition entre les États-Unis et le Mexique, cet arrêt a été plus largement analysé comme « un coup d’arrêt sensible » à la montée en puissance du contentieux dirigé en application de l’ATCA contre les multinationales (6).

En effet des mémoires d’amicus curiae avaient été produits par trois pays (Australie, Royaume Uni et Suisse), ainsi que par la Commission européenne, inquiète des conséquences possibles d’une jurisprudence extensive, notamment pour les entreprises risquant d’être poursuivies (7). Et la Cour reprendra dans sa décision les critères proposés, comme la gravité des faits ou la subsidiarité de l’action, le juge Breyer soulignant une nouvelle fois l’importance de la courtoisie internationale, d’autant plus nécessaire que l’interdépendance s’accroît (« a matter of increasing importance in an ever more interdependant world ») (8).

Ainsi se dégagent les fondements d’une future responsabilité civile universelle, dont le lien pourrait être renforcé avec l’éthique si le régime juridique devait à l’avenir s’inspirer aussi des principes de responsabilité élaborés par la Sous-commission des droits de l’homme de l’Onu à l’intention des entreprises. En attendant de combiner soft law internationale et hard law interne, la voie ainsi ouverte par les tribunaux américains reste néanmoins une voie à dominante unilatérale.

D’où l’intérêt de la seconde voie, celle d’une expansion de responsabilité encadrée par le droit international, conventionnel mais aussi coutumier. Cette voie pourrait assurer une plus grande légitimité car elle repose sur l’adoption multilatérale de normes communes, même si elle reste limitée à certains secteurs comme la lutte contre la corruption internationale (9).

Selon le préambule de la convention contre la corruption (Onu 2003), l’objectif est tout à la fois de protéger des intérêts nationaux (les ressources des États, leur stabilité politique et leur développement durable) et des valeurs supposées universelles (les institutions et les valeurs démocratiques, les valeurs éthiques et la justice) contre des pratiques désormais globales: « La corruption n’est plus une affaire locale, mais un phénomène transnational qui frappe toutes les sociétés et toutes les économies ». Dans le même sens, le préambule de la convention de l’OCDE sur « La lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales » (1997) soulignait déjà que « La corruption… affecte la bonne gestion des affaires publiques et le développement économique et fausse les conditions internationales de la concurrence. »

Autrement dit, pour permettre la liberté et la fluidité des échanges, la concurrence ne doit pas être faussée, elle appelle des règles qui se substituent à la pure violence des rapports de force. Nous voici ramenés à Durkheim et à son analyse du contrat qui « ne se suffit pas à soi-même » car il n’est possible que grâce à une réglementation « qui est d’origine sociale » (10). Mais cette réglementation ne renvoie pas seulement, comme il le pensait alors, à une solidarité organique et à des sanctions restitutives. Le droit pénal est aujourd’hui en première ligne dans l’espace économique global.

Mais cette expansion de la responsabilité pénale par voie conventionnelle associe les pouvoirs économiques privés. On vérifie ainsi une fois de plus que l’une des forces du libéralisme tient précisément à sa capacité d’adaptation et à sa rapidité dans la contre-offensive. C’est ainsi qu’un partenariat public/privé avait été proposé dans le secteur très lucratif du commerce d’armes (11). Devant la menace d’un durcissement de l’éthique et de l’extension de la responsabilité, les opérateurs économiques ne contestent pas la nécessité d’unifier la lutte contre la corruption.

Bien au contraire, ils font valoir plusieurs arguments en faveur de l’unification des normes: d’une part les contrôles basés sur un principe de territorialité deviennent obsolètes à l’époque de la globalisation et des échanges électroniques; d’autre part la diversité des pratiques nationales et la multiplication des instances internationales rendent pratiquement impossible leur prise en compte par les entreprises qui opèrent à l’échelle globale. Mais ils considèrent « illusoire » de supposer qu’un contrôle, si rigoureux soit-il, pourrait avoir une quelconque efficacité à long terme si les entreprises n’en acceptent pas le principe et ne coopèrent pas explicitement. D’où la proposition d’associer les opérateurs économiques à l’exercice du pouvoir législatif, exécutif et pourquoi pas judiciaire.

En l’absence d’institutions supra-étatiques représentant la volonté générale à l’échelle mondiale, la proposition n’est pas absurde, mais un tel partage des pouvoirs, qu’il faut bien considérer comme un partage de souveraineté (12), est de nature à instrumentaliser la responsabilité qui risque de devenir un moyen de pression pour assurer aux plus puissants la domination du marché: de la prépondérance des acteurs économiques, on glisserait vers celle du système économique, ou même vers un « totalitarisme de l’économie », dont Gérard Farjat pointe déjà le risque, citant le juriste américain Posner qui n’hésitait il y a quelques années à préconiser de libérer le prix des bébés pour éviter le marché noir de l’adoption (13). Du marché noir de l’adoption au marché noir de la torture qui accompagne la lutte contre le terrorisme dans la période post-11 septembre , on perçoit les risques d’une globalisation qui tisse des liens toujours plus étroits entre pouvoirs politiques et économiques.

En conclusion, il reste à responsabiliser à l’échelle globale les titulaires de pouvoirs globaux que sont notamment les sociétés transnationales. Pour y parvenir, il faudrait trouver une méthode qui permette de combiner les garanties de l’état de droit et la souplesse des réseaux de la gouvernance; autrement dit une méthode qui, sans séparer les pouvoirs, répartis selon les réseaux d’acteurs institutionnels (étatiques et internationaux) et d’acteurs économiques, parviendrait à améliorer l’objectivité et la prévisibilité des normes (légalité) ainsi que l’indépendance et l’impartialité des autorités qui les appliquent (garantie judiciaire ou juridictionnelle). […]

Notes

(1) D. Carreau et P. Julliard, Droit international économique, Dalloz, 2e éd. 2005, n°14, p. 5.

(2) Ibidem, p. 26.

(3) En France, les initiatives les plus novatrices ont été lancées par le réseau Sherpa, voir W. Bourdon, Entreprises multinationales, lois extraterritoriales et droit international, in Les nouvelles figures…, RSC 2005, p. 747sq.

(4) N. Norberg, Entreprises multinationales et lois extraterritoriales, in Les nouvelles figures…, RSC 2005, p. 739 sq.

(5) Cour suprême des États-Unis, 29 juin 2004, 124 S. Ct. 2739 ; N. Norberg, “The US Supreme Court Affirms the Filartiga Paradigm”, JICJ 4 (2006) 387-400.

(6) Sur la responsabilité civile universelle, voir JF Flauss, Compétence civile universelle et droit international général, in The fundamental rules of the International Legal Order, dir. Ch. Tomuschat et J.M. Thouvenin, Martinus Nijhoff, 2006, p. 385 sq.

(7) Voir les affaires en cours citées par N. Norberg, précité.

(8) Voir aussi son opinion (également en 2004) dans l’affaire Hoffman La Roche v. Epagran, concernant le cartel des vitamines, 124 S. Ct/ 2359 L. ED. 2d 226.

(9) J. Tricot, La corruption internationale in Les figures … RSC 2005, p. 753 sq.

(10) E. Durkheim, La division du travail social, rééd. PUF, p. 193.

(11) Le relatif et l’universel, précité, p. 258 sq.

Nadja Capus, Le droit pénal et la souveraineté partagée, RSC 2005. 251.

(12) G. Farjat, L’éthique et le système économique, une analyse juridique, Mélanges Fouchard.

(13) E. Babissagana, L’interdit de la torture en procès?, précité.

Mireille DELMAS-MARTY

Janvier 2008

© Sherpa ()

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