Répartition de l’eau : les villes gagnent du terrain au détriment des campagnes

Les rivalités pour le contrôle de l’eau entre les différentes régions du monde font quotidiennement la une des journaux. Cependant, au sein d’un même pays, c’est la joute qui oppose le monde rural aux villes qui préoccupe les dirigeants politiques. Dans cette compétition pour la maîtrise de l’eau, les agriculteurs sont largement défavorisés, du simple fait que la production alimentaire nécessite de grandes quantités d’eau.

En effet, alors que la production d’une tonne d’acier d’une valeur de 550 dollars nécessite approximativement 14 mètres cubes d’eau, il faut environ 1.000 mètres cubes pour produire une tonne de blé d’une valeur de 150 dollars. Rien d’étonnant donc à ce que certains États soucieux de croissance économique et de création d’emploi fassent de l’agriculture la branche la moins subventionnée.

De nombreuses grandes métropoles sont situées sur une ligne de partage des eaux où toute l’eau disponible est utilisée. Mexico, le Caire ou Pékin, installées sur ces lignes, peuvent augmenter leur consommation d’eau en la faisant venir d’autres bassins versants ou en la prenant à l’agriculture.

Des centaines de villes du monde comblent actuellement leurs besoins croissants en prélevant l’eau destinée à l’irrigation. Aux États-Unis, San Diego, Los Angeles, Las Vegas, Denver ou El Paso entre autres, pratiquent ces prélèvements. Une étude du ministère de l’Agriculture des Etats-Unis, menée dans onze états de l’ouest américain, montre que la moyenne des ventes annuelles de droits sur l’eau pour la période 1996-1997 avoisine les 1,65 milliard de mètres cubes, quantité nécessaire pour produire environ 1,65 million de tonnes de céréales.

La Banque mondiale estime que l’augmentation de la consommation d’eau à usages domestique et industriel en Corée du Sud, région relativement bien irriguée mais à forte densité de population, pourrait réduire la part de l’approvisionnement destiné à l’agriculture de 13 à 7 milliards de mètres cubes en 2025. Cet organisme prévoit aussi que la demande en eau des villes chinoises devrait passer entre 2000 et 2010, de 50 à 80 milliards de mètres cubes, soit un accroissement de 60%. La consommation en eau du secteur industriel devrait passer, quant à elle, de 127 à 206 milliards de mètres cubes, soit une hausse de plus de 62%. Plusieurs centaines de villes chinoises se tournent dorénavant vers la campagne pour satisfaire leurs besoins en eau.

Dans la région de Pékin, par exemple, ce phénomène existe depuis 1994, lorsque les agriculteurs se sont vu interdire l’accès aux réservoirs qui approvisionnent les villes.

À mesure que la Chine mise sur le développement économique du bassin amont du fleuve Jaune, les industries émergeantes qui y sont situées deviennent prioritaires pour l’utilisation de l’eau au détriment des agriculteurs situés en aval. Les années particulièrement sèches, le fleuve Jaune n’atteint même pas Shandong, dernière province avant la mer.

La moitié de l’eau utilisée par les agriculteurs de la région de Shandong pour l’irrigation provenait traditionnellement du fleuve et l’autre moitié des puits; mais ces deux sources se tarissent. La diminution des sources d’eau d’arrosement, dans une province chinoise qui fournit un cinquième de la production de maïs et un septième de la production de blé du pays, explique le déclin de la récolte céréalière dans ce pays.

Plusieurs centaines de villes dans le monde satisfont aussi leurs besoins en eau en utilisant celle réservée habituellement à l’agriculture. La ville d’Izmir à l’ouest de la Turquie, par exemple, est très dépendante des puits de la région agricole voisine de Manisa.

Dans les grandes plaines du sud et dans le sud-ouest des États-Unis, où toute l’eau se trouve aujourd’hui intégralement accaparée, les grandes agglomérations et des centaines de petites villes peuvent satisfaire la totalité de leurs besoins croissants en eau uniquement en captant l’eau de l’agriculture.

Plusieurs pages de Water Strategist, une revue mensuelle de l’État de Californie, sont consacrées à l’énumération des ventes de droits sur l’eau de toute la région Ouest des États-Unis, où pas un jour ne passe sans une vente de cette sorte. En général, huit ventes sur dix sont conclues par les agriculteurs ou leur secteur d’irrigation au profit des villes ou des municipalités.

Le Colorado, où la population augmente rapidement, possède l’un des marchés de l’eau les plus florissants du monde. Dans cet état à fort taux d’immigration, les villes grandes et moyennes s’étendent et rachètent, aux agriculteurs ou aux fermiers, des droits sur l’eau destinée à l’irrigation.

Dans le bassin amont de l’Arkansas, qui recouvre le quart sud-est de l’État, les villes de Colorado Springs et Aurora (une banlieue de Denver) ont déjà racheté un tiers des droits des terres agricoles du bassin. À ce jour, Aurora a racheté les droits sur l’eau qui servaient auparavant à l’arrosage de 9.600 hectares de terres agricoles dans la vallée de l’Arkansas.

Les rachats de droits les plus important sont de loin ceux qu’effectuent les villes californiennes. En 2003, San Diego a racheté pour 247 millions de mètres cubes environ, de droits sur l’eau aux agriculteurs de la Vallée Impériale voisine. Il s’agit du transfert d’eau du secteur agricole vers la ville le plus important de l’histoire des États-Unis. Cet accord a été conclu pour une durée de 75 ans.

Par ailleurs, en 2004, le Metropolitan Water District, une entité regroupant 26 grandes villes et responsable de l’approvisionnement en eau des 18 millions de citadins de la Californie du sud, a négocié le rachat aux agriculteurs de 137 millions de mètres cubes d’eau par an sur une durée de 35 ans.

Mais, à défaut d’irrigation, ces terres hautement productives détenues par les agriculteurs ne sont que des friches. Ces producteurs qui vendent leur eau aimeraient continuer à exercer leur activité, mais les administrations urbaines leur offrent beaucoup plus en échange de l’eau que les revenus qu’ils pourraient tirer de son utilisation pour leurs cultures.

Pourtant dans de nombreux pays, les agriculteurs ne touchent aucune compensation pour les pertes en eau d’irrigation. C’est ainsi qu‘en 2004, les agriculteurs possédant des terres le long de la rivière Juma en aval de Pékin, se sont rendu compte que la rivière ne coulait plus jusqu’à eux. En effet, un barrage de dérivation a été construit près de la capitale pour détourner l’eau de la rivière au profit d’une entreprise publique, la Yanshan Petrochemical. Malgré les vives protestations des agriculteurs, le combat s’est avéré vain. Pour les 120.000 habitants en aval du barrage, cette perte des ressources en eau pourrait bien mettre à mal leur aptitude à vivre de leurs cultures.

Que ce soit au travers d’expropriations directes, de surenchère des villes ou de creusement de puits plus profonds que les leurs, les agriculteurs sont en train de perdre la guerre de l’eau. Ils doivent non seulement faire face à la raréfaction de l’eau elle-même, mais aussi à la diminution de leur part dans la répartition de cette ressource. Les villes absorbent inexorablement l’eau d’une agriculture qui doit pourtant nourrir quelque 70 millions de personnes supplémentaires tous les ans.

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