Gilles Vernet : « le vrai enjeu est de savoir si la technologie nous rend dépendant à l’immédiateté »


Gilles Vernet a un parcours atypique. Après des études de mathématiques il travaille dans la finance. Confronté à la fatigue, au manque de sens et à la mort, il décide de devenir instituteur. Ce changement radical de vie s’est accompagné d’une réflexion sur la modernité et l’accélération perpétuelle de nos sociétés qui écrasent les individus. A partir de ce constat, il travaille alors sur ces questions avec ses élèves de CM2. De là nait le documentaire “Tout s’accélère”. Le film sort dans les salles le 20 avril. Les enfants sont invités à poser leurs questions sur la modernité et des experts leur répondent. L’instituteur humaniste revient sur le message de son film et notre rapport frénétique au temps.

Aujourd’hui, l’accélération se ressent surtout dans la sphère du travail. Comment expliquez-vous que les enfants la captent aussi ?

Gilles Vernet
Gilles Vernet au tableau – image extraite du film Tout s’accélère DR

Les enfants voient les parents souffrir ainsi que la société et la nature. Pour eux, c’est une énigme. Ils se demandent comment l’on peut détruire un monde si beau. Ils finissent par dire que le patron de papa ou de maman est l’ennemi. Ils aspirent à être heureux, à disposer du temps avec leurs parents. Le pire, c’est que les parents courent pour leurs enfants. C’est un cercle infernal : ils le font pour que tout aille bien pour eux.

Pour quelles raisons avez-vous travaillé avec vos élèves sur les questions du temps et l’accélération ?

Tout va plus vite. Je suis fasciné par la construction d’un modèle qui repose sur l’idée d’une croissance infinie alors même que, grâce aux mathématiques, nous savons que c’est non viable.  Le livre “Accélération : Une critique sociale du temps” d’Hartmut Rosa m’a aidé dans mes réflexions : il dresse le constat que l’accélération touche tous les aspects de la vie humaine. Ce trait commun permet de regarder la société. J’en ai parlé à mes élèves et ils se sont imposés à moi pour faire le film. Après avoir entendu leurs réponses et réflexions, je suis revenu le lendemain en décidant de les filmer. Ils ont pris cette parole, s’en sont emparés, ils ont réfléchi et ils ont convaincu les personnalités interrogées dans le film, comme Nicolas Hulot, de leur répondre.

Concrètement, comment l’accélération se manifeste-t-elle dans nos vies ?

L’accélération se ressent au-delà de la sphère du travail. Les enfants la ressentent au quotidien lorsqu’ils voient leurs parents subir les injonctions permanentes de leur travail. Dans le film, cela ne se ressent pas encore trop, mais maintenant le smartphone est devenu le loup dans la bergerie. Un salarié à son domicile reçoit, le soir, à 21h, un mail du boss ou du collègue pour boucler quelque chose pour le lendemain matin, c’est un truc à péter les plombs. Autre exemple, de nombreux retraités disent qu’ils n’ont pas une minute à eux : « je n’ai pas le temps, je n’ai pas une minute à moi ». Pour les enfants, même si cela ne transparaît pas vraiment dans le film, l’accélération vient de la technologie qui nous maintient sans cesse connectés, qu’il s’agisse des smartphones, des tablettes et des réseaux sociaux. Le répit n’existe plus. Je prends un exemple extrême, mais aujourd’hui, un enfant harcelé par ses camarades à l’école continue de subir les brimades et les insultes une fois chez lui, via Internet.

Justement, en quoi le répit est-il important ?

Du fait de ces sollicitations permanentes, les temps de pause disparaissent. Vous n‘en avez plus et tout temps de pause est mis à profit pour rattraper le retard et le temps perdu. Nous regardons sans cesse nos messages, notre portable et ainsi de suite, avec l’angoisse d’être largué, de manquer quelque chose. De fait, psychiquement, à force, vous saturez… avant de finir par plier. Il faudrait adopter un autre rapport au temps, redécouvrir les temps de pause mentale qui permettent de se régénérer. Se ménager des temps de vide, de repos et d’ennui nous aide à créer, à concevoir de nouvelles idées et à nous ressourcer.

Pouvons-nous continuer à aller encore plus vite ?

Nous sommes dans la phase verticale de l’exponentielle, nos sociétés sont au paroxysme de leur vitesse et de la compétition qui l’accompagne. Dans la course, les meilleurs courent plus vite tandis que les autres décrochent. Au final, les meilleurs monopolisent le succès et l’argent.  La société est divisée entre une tranche de surmenés hyperactifs d’une part, et d’autre part, une tranche de gens laissés de côté. Pourtant, les politiques croient encore en la croissance comme en un dieu. Cette logique est devenue absurde car il faut désormais de la croissance pour la croissance.

Quels sont les rôles de l’argent et de la consommation dans cette accélération ?

L’argent et la consommation participent à l’accélération. Pour moi, la question de la consommation est réelle puisque, quand vous consommez plus chaque année, cela pose des questions sur les ressources et le temps. La semaine, grâce à mon travail, je produis dans l’entreprise. De l’autre,  le week-end, je me transforme en consommateur. Et dans une suite infinie de va-et-vient, nous alternons les deux rôles sans y trouver beaucoup de sens. La consommation est le fait de céder à tous ses désirs de façon immédiate. Mais elle n’est pas directement à l’origine du mouvement d’accélération.  Cette dernière résulte, selon moi, de l’alliance entre la finance et la technologie.

En quoi consiste ce lien ?  

Pour les entreprises, l’innovation permet d’obtenir des gains de productivité.  Or, la technologie a besoin de la finance pour se développer et la finance a besoin de la technologie pour gagner en rentabilité. Au moment de la révolution industrielle, les grandes banques se sont créées pour financer la recherche technologique et les usines. Pendant la bulle internet, tout le système financier a inondé d’argent les entreprises innovantes du net et des biotechnologies car ce sont de futurs gains de productivité. Entre la finance et l’innovation, le salarié se trouve éclipsé. L’être humain fait face à des machines qui produisent plus vite, ce qui aboutit à une surpression sur le salarié. Il peut alors craquer, cela devient délétère et dangereux. Est-ce que la compétition est un but en soi, est-elle plus importante que le bien-être et le bonheur ?  Je peux en témoigner, la finance manque humainement de sens. C’est certes excitant mais sec. Vous faites de l’argent avec de l’argent.

La technologie est un facteur d’accélération. Mais pourquoi ne pas s’en servir aussi pour ralentir ?

La technologie permet de faire 100 choses pour gagner du temps. Si nous reprenons le pas dessus, c’est génial. Il est possible désormais de travailler n’importe où dans la nature, de faire ses courses en ligne pour éviter de perdre son temps à y aller et ainsi se libérer du temps pour ses enfants. Cependant, nous avons privilégié le fait d’utiliser les gains de productivité pour aller plus vite et pour produire plus plutôt que pour nous dégager du temps.  En gagnant en productivité, nous pouvons soit réduire le temps de travail, soit réduire les effectifs et demander à ceux qui restent de faire plus. L’alliance technologie et finance a conduit à nous habituer à l’emploi de la technologie pour aller plus vite.

Comment faire pour sortir de ce cercle vicieux ?

Le vrai enjeu est de savoir si la technologie nous rend dépendant à l’immédiateté. Réfléchir à cette question est la responsabilité de tous. Le système, c’est nous aussi. Préparer le livre “C’est décidé, j’arrête de vivre à 100 à l’heure !” m’a conduit à réfléchir aux solutions individuelles et collectives. Individuellement, nous trouvons des moyens. En commençant par savoir maîtriser son rapport à la technologie (par exemple: ne plus regarder compulsivement son téléphone). Il y a aussi la méditation, un bon moyen de se recréer des pauses. Il existe toute une série de stratégies pour faire face au flux. Mais cela ne suffit pas.

Il nous faut aussi trouver des solutions au niveau collectif…

Cela devient un enjeu politique majeur. Les solutions doivent donc être collectives et nécessitent plus de démocratie. Il faut que les citoyens s’interrogent sur ce qu’ils souhaitent et ne laissent pas tout le pouvoir aux acteurs économiques. L’endettement est devenu un piège, puisqu’il force à produire plus et donc à accélérer. La dette interdit les répits. Un exemple: quand vous remboursez votre maison sur des années, vous ne pouvez pas vous arrêter, il faut que vos revenus augmentent régulièrement. Aujourd’hui, de nombreuses personnes veulent sortir de ce système, ils inventent de nouvelles manières de vivre et de consommer. Des films comme “DEMAIN, le documentaire de Cyril Dion qui a été récompensé aux Césars, montrent que des alternatives et des solutions existent. J’ai foi en la capacité de l’homme à trouver des solutions pour l’avenir. Et ce, en se réappropriant la technologie.

Propos recueillis par Julien Leprovost et Chloé Schlosser

5 commentaires

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    • Paul Sven

    Et encore et toujours Nicolas Hulot qui réapparait. Après nous avoir dit « inutile de voyager, je voyage pour vous », son nouveau pensum sera : inutile de consommer, je le fais pour vous.

    Regardez-le, en route vers les Philippines, pour « défendre » la planète : http://corto74.blogspot.ca/2015/03/y-bon-la-bouffe-dans-air-hollande-one.html

    À quand la référence à de vrais penseurs ?
    Et quand, en France, cessera-t-on de placer le travail dans les valeurs négatives ?

    • chaumien

    Cessons de réinventer le monde; la nature reste souveraine.
    la théorie doit se démontrer!

    • Michelena

    Tout dépend ce qu’in entend par :travail.J’e souhaiterais travailler pour vivre et non vivre pour le travail.et je pense que pas mal de gens souhaiterais aussi profiter de leur vie et arrêter de courir pour au final se retrouver malade.

    • Mona

    Que du bon sens, oui mais voilà….
    Le système est bien plus fort que la volonté de ses victimes…!!

    • Alain Duez

    Notre problème n’est pourtant pas si compliqué : c’est notre rapport au fric qui est en question, ce fric dont on nous a seriné et l’on continue, qu’il était le critère absolu de la qualité de vie, de la réussite sociale. Comment amener à rompre avec ce mythe devrait occuper la société civile. Ce n’est pas le cas et une raison pourrait être qu’elle compte beaucoup de gens très bien payé qui n’ont pas vraiment envie que ça change. C’est aux gens du peuple qu’il faut pouvoir nous adresser mais comment ? Il nous faut des médias de masse pour toucher le plus grand nombre. C’est notre projet : médiatiser la thématique de la déconsommation.

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