À travers son documentaire Documerica, les images oubliées de l’Amérique, disponible sur Arte, le réalisateur Pierre-François Didek revient sur ce vaste projet de photographies, de l’Agence de Protection de l’Environnement américaine, tombé dans l’oubli.
En 1970, une centaine de photographes américains reçoivent un colis particulier. Des pellicule toutes droit venues de Washington. Ces photographes participent alors au projet Documerica lancé par l’Agence de Protection de l’Environnement américaine (EPA). Le projet tombe aux oubliettes et ne sera jamais exploité. Pour la première fois, un documentaire donne la parole à Arthur Tress, Boyd Norton, Bill Gillette et Lyntha et Terry Eiler, cinq des photographes engagés à l’époque par l’EPA. À travers ce film, Pierre-François Didek, son réalisateur, souhaite « redonner à ces photos oubliées la chance qu’elles n’ont pas eue à l’époque. Que nous disent-elles d’hier et d’aujourd’hui ? »

Les années 1970 aux Etats-Unis, une période charnière dans la prise de conscience écologique
Au début des années 1970, les Etats-Unis connaissent une vague d’intérêt pour les questions environnementales. En 1970, après une importante marée noire qui touche les plages de Santa Barbara, en Californie, Gaylord Nelson, sénateur américain et écologiste, et Denis Hayes, étudiant de l’université de Harvard, créent la Journée de la Terre dont la première édition réuni plus de 20 millions de personnes. La même année, Richard Nixon, alors président des Etats-Unis, créé l’Agence de Protection de l’Environnement américaine. Pour Richard Nixon, « le moment est venu. Nous ne pouvons plus attendre pour réparer les dommages infligés à la nature et mettre au point de nouveaux critères pour l’avenir ».
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Le président américain nomme alors William Ruckelshaus à la tête de l’EPA. Avocat et haut fonctionnaire, William Ruckelshaus a de grandes attentes dans l’EPA. C’est lui qui lance le projet Documerica. De 1972 à 1977, une centaine de photographes sillonnent les Etats-Unis dans un seul but : « documenter photographiquement des sujets de préoccupation environnementale ». Mais les photographies ne seront jamais exploitées.
« Un nom un peu bizarre : Documerica »
40 ans plus tard, alors que Donald Trump vient d’être élu pour la première fois président des Etats-Unis et annonce son souhait de sortir de l’Accord de Paris sur le climat, le réalisateur Pierre-François Didek cherche à raconter ce mouvement en faveur de l’écologie dans l’Amérique des années 1970.
« Très vite, j’ai compris que je tenais ce que je cherchais. »
« Je savais qu’il y avait eu des rapports scientifiques sur l’environnement. Mais je ne voulais pas le raconter par la science. Je voulais le raconter en cherchant quelque chose de très concret et de très visuel. » C’est en cherchant dans les archives nationales américaines que Pierre-François Didek découvre pour la première fois le projet Documerica. « Très vite, j’ai compris que je tenais ce que je cherchais. Un gigantesque projet photo dont on n’avait pas entendu parler, des milliers d’images qui avaient été un peu oubliées. Je trouvais ça assez palpitant à raconter. »

Un message pour les générations futures
Si Documerica, les images oubliées de l’Amérique a pour première vocation de raconter ces années 1970 où l’environnement n’est pas encore un sujet clivant aux Etats-Unis, un second message se trouve dans le documentaire. « J’ai deux enfants et ce film était une façon de leur dire que ce n’est pas de leur faute si le monde va mal. Il y a un truc qui m’a toujours profondément agacé. Ce sont les politiques de tout bord, qui estiment que « les générations d’après trouverons les solutions ». Mais les vraies décisions elles sont politiques. Elles sont à des échelles énormes qui ne sont pas les échelles des citoyens. Et c’est pour ça que dans le film à la fin, j’ai inclus des lycéennes. »
« Ils devaient couvrir des sujets sociétaux et de pollution sans vraiment savoir comment et pourquoi. »
C’est dans cette optique que Pierre-François Didek traverse l’Atlantique à la rencontre des photographes ayant travaillé sur le projet Documerica. Sur une douzaine de photographes contactés, 5 passeront à l’écran. « Je voulais prendre le temps d’aller les rencontrer et de tisser un lien avec eux et de tout doucement fouiller à la fois dans leurs archives photographiques et à la fois dans leurs mémoires. »
« Une immense mosaïque »
Mais lorsque le réalisateur arrive sur place, il se retrouve face à des photographes qui ont travaillé seuls sur le projet et n’ont pas conscience de la globalité de Documerica. « Il n’y avait quasiment aucun dialogue, ils étaient complétement livrés à eux-mêmes et ils devaient couvrir des sujets sociétaux et de pollution sans vraiment savoir comment et pourquoi. » Certains ne se rappellent alors plus très bien de cette partie de leur carrière se souvient le réalisateur. « Certains me disaient « mais moi, je m’en fiche totalement de ces photos-là. Je ne sais pas où j’ai rangé les photos » donc on fouillait. Ce n’est pas qu’ils reniaient ce travail-là, c’est qu’ils ne voyaient pas son intérêt. »

Pourtant, l’intérêt de ces images est bien là. Dans leur ensemble, les quelque 80 000 clichés illustrent parfaitement la problématique de l’environnement dans l’Amérique des années 1970. Pour Pierre-François Didek, l’image qui représente le mieux cette idée est la photographie Sunbathers at Huntington Beach, and an Oil Platform Offshore (Des baigneurs à Huntington Beach face à une plate-forme pétrolière au large) de Chuck O’Rear. On y voit six personnes prenant un bain de soleil sur une plage californienne, face à une plateforme pétrolière. Une image qui rappelle celle choisie par l’historienne Barbara Shubinski dans le documentaire. « Elle choisit des gamins en train de se baigner dans un lac complètement pollué avec des usines partout autour. Ça illustre la même chose, c’est-à-dire une espèce d’indifférence et d’insouciance par rapport à un paysage ravagé qui est devenu banal et quotidien » explique le réalisateur.

« Les photos ne changent pas le monde »
Ces photographies, auraient-elles pu changer les choses si on leur en avait donné la chance ? Pour Pierre-François Didek, la réponse est « non. Les photos ne changent pas le monde, par contre ce qu’elles peuvent faire, c’est participer à un débat. » Un débat qui est déjà présent dans les discours publics et citoyens de l’Amérique des années 1970. Mais alors comment expliquer qu’un tel projet tombe ainsi dans l’oubli ?
« Le premier truc qu’on coupe, c’est l’environnement. »
En 1973, au moment même du projet Documerica, les Etats-Unis sont touchés par le premier choc pétrolier. Une situation économique qui, aux yeux du réalisateur, explique que Documerica soit tué dans l’œuf.
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« Les gens sont ce qu’ils sont. À partir du moment où on commence à toucher à leur porte-monnaie, ils se fichent de l’environnement. Ces photos auraient pu contribuer à alimenter un débat en faveur de l’environnement, mais il y a une énorme crise qui a débarqué et le premier truc qu’on coupe, c’est l’environnement. C’est ça la triste leçon de Documerica. »
Une marche arrière sur la question de l’environnement
Mais, plus de 50 ans après le lancement du projet, Documerica sort des placards sous les caméras de Pierre-François Didek. Pour le réalisateur, son film est « une espèce de mise en miroir de notre époque, sans jamais l’aborder frontalement ». Pourtant, ce parallèle ne saute pas aux yeux à première vue.
« Quand on se balade aux États-Unis, on peut avoir le sentiment que, par rapport aux photos de Documerica ça va mieux. Mais tout ça, c’est un leurre. Les Etats-Unis, comme tous les pays occidentaux, ont délocalisé toutes leurs activités les plus polluantes vers les pays du tiers-monde. Donc, quelque part, on a photoshopé notre environnement, mais la pollution est toujours là. ».

« Quelque part, on a photoshopé notre environnement. »
Une autre différence avec l’époque du projet Documerica réside dans le positionnement politique sur la question de l’environnement aux Etats-Unis. Si en 1970 Richard Nixon mettait en place une politique environnementale de grande ampleur en créant l’EPA, en 2025, Donald Trump souhaite couper ses subventions mettant en péril la survie de l’agence. « Il y a 50 ans, on aurait pu clairement prendre un grand virage, on aurait gagné un demi-siècle contre le changement climatique. On ne l’a pas fait. Mais au regard de la situation mondiale économique et de l’axe politique prit par l’administration Trump, il serait aujourd’hui totalement impensable de refaire Documerica ».
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Pour aller plus loin
Une émission consacrée aux pollutions en France disponible sur l’INA, La France défigurée, diffusée au début des années 1970.
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