La forêt primitive de Bialowieza, un réservoir pour l’avenir

Une fougère dans la forêt primitive de Bialowieza en Pologne, le 29 septembre 2021 © AFP Wojtek RADWANSKI

Teremiski (Pologne) (AFP) – Adam Wajrak marque l’arrêt devant un immense chêne trônant dans une clairière de Bialowieza, au cœur de la plus grande forêt primaire d’Europe dans l’Est de la Pologne, ébahi face à la puissance qui s’en dégage.

« Ici, les arbres sont nés lorsque les Etats-Unis n’existaient pas encore, et alors que l’électricité n’avait pas encore été inventée », déclare ce journaliste militant spécialiste de l’environnement au quotidien Gazeta Wyborcza.

« Ce qui me choque c’est que l’on protège des bâtiments historiques datant d’il y a 400 ans, alors que l’on autorise l’élimination d’un organisme vivant du même âge », poursuit-il avant de préciser qu’à Bialowieza ces arbres étaient encore abattus au début des années 2000.

Bialowieza, la plus grande forêt primaire d’Europe, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, « est un grand laboratoire à ciel ouvert, permettant d’étudier des écosystèmes qui évoluent sans l’ingérence de l’homme depuis plus de cent ans », explique Bogdan Jaroszewicz, directeur de la base scientifique de l’Université de Varsovie à Bialowieza.

« C’est une fenêtre sur le passé, qui permet d’observer comment les forêts contemporaines diffèrent des forêts naturelles anciennes. C’est aussi un réservoir génétique naturel inestimable pour l’avenir », explique-t-il en soulignant que Bialowieza a « une continuité d’existence documentée depuis près de 12.000 ans ».

« Toutes les autres forêts européennes ont été défrichées, principalement au Moyen Âge, avant d’être récrées soit par l’homme, soit par la nature elle-même: c’est ce qui la rend unique ».

Bialowieza s’étend sur 1.500 km2 à cheval entre la Pologne et le Bélarus. Côté polonais, environ 35% de sa surface est un parc national dont l’exploitation est interdite. Le reste est administré par l’Office national des forêts, qui a le droit d’en extraire du bois de manière encadrée.

Trésor de biodiversité, Bialowieza est aussi depuis des années un terrain d’affrontement entre des écologistes qui souhaitent la protéger dans son ensemble, l’Office national des forêts et la plupart des 10.000 habitants de ce territoire.

La guerre de Trente Ans

Adam Wajrak est installé depuis 25 ans à Teremiski, petit village aux maisons de bois traditionnelles, en lisière d’un pan de forêt qu’il veut voir protégé.

Au fil d’une promenade automnale dans la forêt, les surprises se multiplient. « Un bison est passé par là », confie-t-il en montrant une touffe de poils détectée sur un arbre. Une demi-heure plus tard, un mâle solitaire fera une apparition furtive, avant de s’enfuir.

Les bisons, qui avaient disparu au XXème siècle, ont été réintroduits. Ils sont désormais 715 à peupler la forêt, la plus grande population de bisons d’Europe, selon l’Unesco, et cohabitent avec une quarantaine de loups et une quinzaine de lynx.

Un millier d’espèces végétales et près de 12.000 espèces d’animaux forment là un écosystème unique.

On trouve des chênes nés il y a quatre siècles, lorsque la guerre de Trente Ans ravageait l’Europe, à la circonférence impressionnante — jusqu’à six mètres. Certains, hauts de 40 mètres, se disputent le ciel avec des épicéas qui dépassent les 50 mètres, l’équivalent d’un immeuble de douze étages.

Sur le chemin, l’énorme tronc d’un tilleul recouvert de mousses, lichens et champignons bloque le passage. Partout des petites pousses d’arbres attendent leur chance pour s’élancer.

« Ce qui distingue Bialowieza des forêts +industrielles+ c’est cette présence massive de bois mort (…) Ce bois sert d’habitat aux insectes, champignons, lichens », explique Adam Bohdan, de l’ONG Pologne sauvage.

Ce « chaos », cette « pagaille », c’est l’essence d’une vraie forêt : « des arbres qui jonchent la terre, pourrissent, puis donnent la vie à d’autres organismes », complète Adam Wajrak.

« Surtout, la forêt primaire est plus résistante au changement climatique et constitue le meilleur et le plus stable réservoir de carbone qui soit », ajoute-t-il.

Enchaînés aux arbres

Au détour d’un chemin, un épicéa rongé par les insectes gît, ses racines géantes d’environ quatre mètres de circonférence à l’air, victime de la plus grande crise traversée récemment par Bialowieza, touchée entre 2016 et 2018 par la prolifération de coléoptères xylophages, rongeurs de bois.

L’Office national des forêts a alors décidé d’augmenter considérablement les abattages, une mesure indispensable selon les autorités pour éviter la propagation de l’insecte et protéger les habitants contre les chutes d’arbres.

La mesure a entraîné une levée de boucliers des écologistes, pour lesquels l’objectif de l’Office n’était autre que la commercialisation du bois.

Des militants se sont enchaînés aux arbres ou aux machines forestières. « Je me suis attaché à une abatteuse à quatre mètres de hauteur, elle a été mise en marche subitement au risque de m’endommager l’épaule », se souvient Adam Bohdan.

« Les gardes forestiers ont coupé mon harnais à l’aide d’un couteau, m’écorchant la peau au passage”, accuse-t-il. « J’en garde un syndrome de stress post-traumatique ».

Des dizaines d’activistes ont été par la suite poursuivis devant la justice pour « troubles à l’ordre public », puis relaxés dans leur grande majorité.

Selon Adam Bohdan, plus de 700 hectares ont alors été rasés, y compris des arbres centenaires.

En 2018, la Pologne a été condamnée par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) pour avoir enfreint, avec ces abattages, la législation sur la protection de l’environnement. La CJUE a estimé que ces opérations avaient « conduit à la disparition d’une partie » de ce site protégé, également classé Natura 2000.

La Pologne a arrêté ces abattages en 2018. La forêt reste balafrée de coupes claires recouvertes d’herbes et de pousses d’arbres semées par la nature, qui regagne ses droits.

En octobre, les autorités ont annoncé une reprise des coupes dites « de conservation », à une échelle moins importante, déclenchant à nouveau les protestations des militants.

« Ce ne sont pas des abattages, mais des travaux de conservation, de protection et de reproduction », assure Jaroslaw Krawczyk porte-parole local de l’Office national des forêts, lequel compte des alliés.

Nouvelle blessure

Car la forêt englobe trois communes rurales, dont Hajnowka, où beaucoup d’habitants soutiennent l’Office des forêts.  « Environ 98% d’habitants, moi compris, veulent que l’essentiel de la forêt reste sous administration de l’Office », déclare la maire Lucyna Smoktunowicz.

Ces communes profitent de taxes versées par l’Office national des forêts ainsi que des infrastructures, comme les routes, qu’il finance, rappelle-t-elle. Et les villageois, souvent des personnes âgées aux petites retraites, arrondissent leurs fins de mois en y cueillant champignons ou myrtilles. Si tout le territoire devenait un parc national, ces financements seraient réduits.

« On nous dit qu’on va vivre tous du tourisme, mais les gens n’ont pas les moyens d’adapter leurs maisons pour accueillir les touristes ! », prévient la maire. « Il faudrait que quelqu’un verse une grande compensation pour convaincre nos habitants, sinon ils se révolteront ».

Une prise en compte des besoins des habitants est nécessaire, confirme Joanna Lapinska de l’association « Les locaux pour la forêt » en faveur de l’agrandissement du parc national. Et une campagne d’information, ajoute-t-elle.

« Mon père me disait qu’on allait nous enfermer dans les réserves et moi, je n’arrivais pas à le convaincre », poursuit Joanna Lapinska. « Les discussions autour de l’extension du parc national suscitent de vifs conflits au sein même des familles ».

Aujourd’hui, la forêt a une nouvelle blessure: une clôture barbelée de cinq mètres de haut installée pour endiguer le flux des migrants qui veulent gagner l’Europe en traversant le Bélarus. La crise migratoire a déjà provoqué la mort d’une dizaine d’entre eux dans la région.

La clôture, qui doit être remplacée par un mur en béton, met aussi en danger des espèces animales, comme les lynx, déplore Rafal Kowalczyk, directeur d’une antenne de l’Académie polonaise des sciences à Bialowieza. « Lorsqu’un animal essaye de la franchir, il se blesse, panique, s’emmêle, s’arrache des morceaux de muscles, se sectionne les tendons, et meurt, saigné », dit-il.

Malgré toutes ces menaces, les amoureux de Bialowieza espèrent qu’elle surmontera encore les assauts de l’homme, résume Adam Wajrak devant un immense charme. « Les charmes sont mes arbres préférés. Lorsqu’ils vieillissent, des rides apparaissent, des craquelures, ils se tordent (…) ils sont comme des êtres humains, durs, résistants ».

© AFP

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