Cuba sans touristes : le secteur privé comme une âme en peine

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Loliet Gonzalez range des tabourets dans El Café, cafétéria de La Havane fermée pour cause d'épidémie de coronavirus, le 16 avril 2020 © AFP ADALBERTO ROQUE

La Havane (AFP) – La Havane ville morte, les décapotables américaines pour touristes remisées au garage, la plupart des restaurants et cafés fermés: à Cuba, le secteur privé souffre depuis que l’île a fermé ses portes pour contrer la pandémie de coronavirus.

Dans le vieil immeuble plein de charme où a été tourné le film « Fraise et chocolat » en 1993, l’escalier en colimaçon qui mène à La Guarida, plus célèbre « paladar » (restaurant privé) de Cuba, est désert.

Son patron, Enrique Nuñez, a pris les devants: « Nous avons décidé de fermer le restaurant dès le 15 mars », neuf jours avant les premières mesures restrictives des autorités.

L’île de 11,2 millions d’habitants recensait jeudi 862 cas de coronavirus, dont 27 décès.

« J’ai des amis qui ont des restaurants en Espagne, ils m’ont raconté ce qui se passait, le danger de continuer à servir le public dans ces conditions », raconte-t-il à l’AFP.

Son restaurant reçoit environ 200 personnes par repas. Présent dans tous les guides, il est un passage obligé pour nombre de visiteurs étrangers, notamment des stars (Beyoncé, Madonna, Pedro Almodovar…) dont les photos ornent les murs.

« C’était la raison principale pour prendre cette décision, car beaucoup de personnes arrivent à La Havane avec l’envie de connaître La Guarida », confie Enrique: « nous étions en première ligne », alors que les premiers cas recensés étaient des touristes.

Dans ce pays socialiste où l’Etat et ses entreprises dominent l’activité économique, le secteur privé s’est peu à peu fait une place ces dernières années: il emploie aujourd’hui 634.891 personnes, 14,5% des travailleurs cubains.

Ces « cuentapropistas » (employés à leur compte) louent des chambres, tiennent des restaurants, des salons de coiffure…

« Beaucoup de ces commerces privés se sont montés en comptant sur les touristes, car ce n’est vraiment pas un Cubain qui va aller à un paladar dépenser 100 dollars dans un repas », souligne l’économiste Omar Everleny Pérez.

Ils ont donc vite senti le danger: deux jours après la fermeture des frontières aux non-résidents (mesure étendue ensuite à toute entrée sur le territoire), 16.062 travailleurs privés demandaient la suspension de leur licence, selon le ministère du Travail, qui les a exempté temporairement d’impôts.

Mercredi, ils étaient 119.079 à l’avoir fait, soit 19% du total.

Cette crise sanitaire est la pire des nouvelles, car elle s’ajoute à deux mauvaises années pour les entrepreneurs cubains, victimes du renforcement de l’embargo américain sous Donald Trump.

« Le secteur privé allait déjà mal, surtout à La Havane, quand les bateaux de croisière américains ont arrêté de venir », interdits d’escale dès juin 2019, note M. Pérez.

Ces dernières années, les touristes américains étaient devenus les deuxièmes visiteurs de l’île – derrière les Canadiens – après le rapprochement initié fin 2014 entre les deux pays.

Conséquence: en 2019, le nombre de touristes a baissé de 9,3%, à 4,28 millions.

En janvier-février 2020, le recul s’est accentué de 16,5% sur un an, avec une chute de 65% des visiteurs américains. Deuxième source de devises du pays, le secteur rapportait 3,3 milliards de dollars en 2018.

Avant même le coronavirus, « (le volume de clients dans) les restaurants et les ventes n’étaient pas les mêmes qu’il y a deux ans. Et maintenant, le Covid-19 finit de les achever », soupire Omar Everleny Pérez.

L’impact est brutal pour les employés, privés de revenus bien supérieurs au salaire moyen dans le public (50 dollars par mois).

« Sorry, we’re closed » (Désolé, on est fermé), dit le vieux panneau métallique accroché à l’entrée de El Café, cafétéria prisée des touristes dans la vieille Havane, quartier le plus visité et désormais désert.

Loliet Gonzalez, étudiante en psychologie de 25 ans, y travaille comme serveuse depuis deux ans: « Ce que je gagne me permet d’avoir le niveau de vie que je veux », explique-t-elle.

Son patron lui a versé deux semaines de salaire pour tenir pendant cette crise. « Pour l’instant ça va, mais à un moment j’aurai besoin de piocher dans mes économies ».

Masque en tissu sur le visage, Nelson Rodriguez, propriétaire de l’établissement, pense déjà à un avenir où Cuba tardera à voir revenir les visiteurs étrangers.

« S’il n’y a pas de touristes, nous allons nous recentrer sur le public cubain, donc peut-être on devra adapter notre commerce », avec des prix plus accessibles à la population locale, dit-il.

© AFP

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