Les jours du Jourdain sont-il comptés ?

Des pompages intensifs pour l’irrigation, une démographie galopante ainsi qu’un conflit régional qui paralyse la situation ont pratiquement asséché ce fleuve de légende. Un écologiste israélien de premier plan nous décrit les efforts entrepris à l’échelle multinationale pour sauver le Jourdain.

Le fleuve Jourdain coule sans entrave depuis des milliers d’années, son nom a été immortalisé par l’Ancien Testament et ses rives luxuriantes menaient, dit-on, au jardin d’Éden. L’été dernier, cependant, de longues portions de ce fleuve maintes fois narré ont été réduites à de minces filets d’eau et son niveau était tellement bas que des feux de prairie se sont propagés à travers toute la vallée entre Israël et la Jordanie. Ce fleuve, dans lequel l’eau a régulièrement été puisée au cours des cinquante dernières années pour étancher la soif des populations d’Israël, de Jordanie, de Syrie et des Territoires palestiniens et irriguer leurs cultures, a récemment reçu le coup de grâce du fait d’une terrible sécheresse et de la construction d’un nouveau barrage sur un de ses affluents, cette fois à la frontière jordano-syrienne.

Si une grande partie du bas Jourdain ne s’est pas transformée en un canal desséché ces dernières années, ça n’est dû qu’aux écoulements liés à l’agriculture, aux eaux usées non traitées des hommes, au détournement d’eau de source saline et aux rejets contaminés des fermes piscicoles qui s’y sont déversés. Mais aujourd’hui, ces effluents suffisent à peine à redonner du débit au Jourdain, ce fleuve dans lequel le Christ a été baptisé et qui constitue depuis longtemps une halte vitale pour des dizaines de millions d’oiseaux qui effectuent leur migration entre l’Europe et l’Afrique.

Cette dégradation de la situation souligne l’incapacité des gouvernements israélien, jordanien et syrien à prendre des mesures sérieuses afin de sauver un fleuve long de plus de 300 km, dont on connaît l’importance pour le christianisme, le judaïsme et l’islam. Ces gouvernements ont fait semblant de se préoccuper de ramener le Jourdain à la vie, mais ils n’ont fait en réalité qu’encourager le pompage de ses eaux, destinées principalement à l’irrigation des cultures, ce qui a conduit à sa quasi-disparition. Cette catastrophe écologique a été totalement éclipsée par des dizaines d’années de guerre et de conflits régionaux. En effet, au cours des 60 dernières années, la majeure partie du fleuve – zone frontalière jalonnée de barbelés et de mines située entre Israël et la Jordanie – a été interdite d’accès, ce qui a permis d’effectuer des pompages illimités à l’abri des regards indiscrets.

Les gouvernements de la région ont invoqué le conflit pour justifier leur inaction, mais comme l’a montré le groupe de citoyens que je contribue à diriger – EcoPeace/Friends of the Earth Middle East (Amis de la terre Moyen-Orient) – une coopération internationale pour redonner vie au Jourdain est possible. En travaillant en collaboration avec les communautés locales, mes collègues jordaniens, palestiniens et israéliens s’efforcent de réalimenter le Jourdain en eau. L’objectif de notre groupe – seule organisation multinationale de la région – est de devenir le catalyseur d’une réforme générale de la politique relative à l’eau. Nous sommes aidés en cela par un phénomène inattendu : dans une région où les populations se sentent souvent impuissantes après des années de conflit, nos efforts en direction d’une pacification via l’environnement leur offrent l’occasion de mettre en place une action, une coopération et un dialogue constructifs.

L’histoire de l’assèchement du Jourdain n’a rien d’exceptionnel. Un peu partout dans le monde, l’activité humaine a nécessité de puiser tellement d’eau dans les grands fleuves, que ce soit dans l’Indus sur le sous-continent indien, dans le fleuve Jaune en Chine ou dans le Rio Grande à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, qu’aujourd’hui, soit ils ont disparu avant d’atteindre la mer, soit ils présentent de longues portions qui s’assèchent périodiquement. La raison sous-jacente est toujours la même : nous considérons les fleuves non pas comme ayant une valeur intrinsèque et fournissant des « services écosystémiques » vitaux aux populations, aux poissons, aux animaux et aux plantes, mais comme de simples outils au service des hommes et du développement économique.

C’est sans nul doute ce qui s’est produit au début de la création d’Israël, lorsque le rêve de tout un pays en devenir était de « faire fleurir le désert ». Dans les années 50, ce rêve s’est concrétisé par un programme technologique de pointe avec le détournement, par le National Water Carrier, d’environ un tiers du débit originel du Jourdain vers Tel-Aviv et vers les fermes du désert du Néguev. Par la suite, les pompages effectués par Israël ainsi que toute une série de projets de digues et de canaux sur les différents affluents en Syrie et en Jordanie ont eu raison du reste de l’eau. Le lac de Tibériade a de tout temps alimenté en eau la portion la plus longue du Jourdain, située en aval, mais aujourd’hui, plus une goutte d’eau douce ne vient grossir le fleuve. Le principal affluent de cette partie du Jourdain, la rivière Yarmouk, a également subi le détournement de ses eaux par la Syrie et la Jordanie. Et au fur et à mesure que les coups portés au Jourdain se sont multipliés, il y a eu radicalisation des conflits liés à l’eau dans cette région où les pluies sont extrêmement rares ; les attributions inégales d’eau, auxquelles se sont ajoutées la violence et l’occupation, sont devenues un problème majeur relevant des droits de l’homme et une source supplémentaire de rancoeur.

De surcroît, au moment même où le Jourdain va si mal, un inquiétant projet est en préparation. La Banque mondiale a en effet sélectionné deux sociétés de consultance pour étudier la faisabilité d’un pompage de l’eau depuis la mer Rouge jusqu’à la mer Morte, où se jette le Jourdain, au moyen d’un pipeline gigantesque au coût exorbitant. Du fait de la réduction catastrophique du débit du fleuve – de 1,3 milliard de mètres cubes par an autrefois, il est tombé à seulement 70 000 mètres cubes aujourd’hui – la surface de la mer Morte a diminué d’un tiers au cours des 50 dernières années et son niveau – c’est le point le plus bas du monde – baisse d’un mètre tous les ans. Or plutôt que de s’attaquer à la racine du mal qui entraîne l’assèchement du fleuve et de la mer Morte, ce qui supposerait de restaurer le débit du Jourdain, la Banque mondiale, soutenue en cela par la Jordanie, Israël et l’Autorité palestinienne, se jette à corps perdu dans un projet de travaux publics démesuré qui pourrait facilement coûter entre 5 et 10 milliards de dollars et ne manquera sans doute pas d’avoir des conséquences écologiques désastreuses.

Ce projet, baptisé « Red-Dead project », n’aurait plus de raison d’être si les pays où coule le Jourdain se décidaient à rendre son eau au fleuve. Les autorités régionales étant peu actives, Friends of the Earth Middle East est intervenu pour soutenir des mesures visant à un retour progressif des eaux dans le Jourdain. Notre approche est double : il y a d’une part un programme intitulé « Good Water Neighbors » qui consiste en une collaboration avec neuf communautés – quatre jordaniennes, trois israéliennes et deux palestiniennes, toutes situées de part et d’autre du fleuve – afin d’économiser l’eau et d’enseigner aux populations l’importance du Jourdain et de ses zones humides. Nous nous sommes d’autre part fixé une tâche, plus ardue, qui est de persuader les leaders nationaux de prendre les difficiles décisions qui redonneront vie au Jourdain : augmenter le prix de l’eau, supprimer les généreuses subventions aux utilisateurs d’eau pour l’agriculture et adopter des programmes d’économie de l’eau à grande échelle.

Si notre organisation a accompli des progrès, c’est parce que les efforts entrepris émanent de la base et sont multinationaux ; les participants jordaniens, israéliens et palestiniens travaillent au sein de leur propre communauté tout en maintenant le contact avec les autres nationalités des deux côtés du fleuve. L’une de nos idées-force est que la région ne parviendra à une paix durable que si nous décidons de nous parler directement les uns aux autres. Et s’attaquer à un problème environnemental aussi important qui nous concerne tous est un bon moyen de commencer à le faire.

Dans chaque communauté, un membre de Friends of the Earth Middle East qui habite la zone concernée a fixé des objectifs ambitieux aux adultes et aux jeunes. Les équipes ont en effet lancé des programmes d’économie de l’eau et de collecte des eaux de pluie dans les écoles et dans d’autres bâtiments. Elles ont communiqué autour de l’état du fleuve et ont recueilli 15 000 signatures grâce à des pétitions présentées à des élus. Elles ont persuadé les maires israéliens, palestiniens et jordaniens des deux rives de signer des protocoles d’accord, s’engageant ainsi à contribuer à la restauration du fleuve. Récemment, des membres des différentes communautés se sont rendu visite pour découvrir leurs villes respectives et leurs programmes d’économie de l’eau. L’année dernière, enfin, des élus jordaniens et israéliens ont accepté de créer un Parc de la Paix à la confluence du Jourdain et du Yarmouk ; ce parc comportera un sanctuaire pour les oiseaux, des écolodges, un centre pour les visiteurs et des parcours centrés sur la nature et le patrimoine. Et compte tenu de l’importance du fleuve dans l’histoire religieuse, nous recrutons des représentants des cultes musulman, chrétien et juif pour nos actions. La réhabilitation du Jourdain est donc devenue bien plus qu’une croisade environnementale : c’est désormais un projet international appuyé par des écoliers, des dirigeants de communautés et des chercheurs.

Il s’agit certes de petits pas, mais replacés dans un contexte d’hostilité générale et en l’absence de toute autre initiative régionale de même nature, nos programmes prennent une autre dimension. Ce qu’il faut à présent, c’est que les gouvernements israélien et jordanien prennent des mesures, en espérant qu’ils seront bientôt suivis par la Syrie. Ils pourraient commencer par créer une commission internationale de gestion du Jourdain à l’instar de celles qui existent pour les Grands Lacs en Amérique du Nord ou le Rhin en Europe. Il faut également que les gouvernements régionaux et les États donateurs, dont les États-Unis, examinent de très près le projet de canal mer Rouge-mer Morte, ce gouffre financier en puissance qui pourrait causer de graves problèmes : le fait de mélanger l’eau de mer de la mer Rouge à celle, douce, de la mer Morte pourrait modifier la composition de cette dernière et entraîner une prolifération des algues. L’alternative à cela, plus raisonnable et bien plus économique, est de réalimenter la mer Morte en restaurant sa principale source d’approvisionnement : le Jourdain.

Cela fait des dizaines d’années que les conflits et l’arrogance des hommes sont responsables de la disparition du Jourdain. Coopérer pour tendre vers la paix et la durabilité est la seule chance que nous ayons de le guérir de ses maux.

Will the Jordan River Keep on Flowing?

Par Gidon Bromberg, directeur des Amis de la Terre Moyen Orient, publié sur Yalle360

18 septembre 2008

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