Les flux de ressources linéaires non renouvelables ne peuvent perdurer longtemps ni dans la nature, ni, par extension, dans l’économie humaine, qui est partie intégrante de l’écosystème de notre planète. Pour prolonger la vie de ces ressources, le défi serait de concevoir une nouvelle économie des matériaux compatible avec l’écosystème. Une telle économie nécessite le recours à plusieurs actions: conception de produits facilement démontables et recyclables, mise en œuvre de nouveaux procédés industriels ne générant plus de déchets, interdiction de l’utilisation des récipients jetables pour les boissons, accroissement du marché des produits recyclables par la ré-orientation des achats gouvernementaux vers de tels produits, développement et utilisation de technologies à faible consommation de matériaux, interdiction de l’extraction de l’or, ou du moins des solutions de cyanure et de mercure utilisées pour son extraction, introduction d’un impôt sur l’enfouissement des déchets et annulation des subventions adressées aux activités portant atteinte à l’environnement.
L’adoption de ces mesures est en train de se concrétiser dans certains pays. L’Allemagne, et plus récemment le Japon, ont commencé à exiger que la conception de produits tels que les voitures, les appareils électroménagers et le matériel de bureau permette un démontage et un recyclage faciles. En mai 2001, la Diète du Japon a promulgué une loi sévère sur le recyclage des appareils ménagers, comme les machines à laver, les postes de télévision ou les systèmes de climatisation. Les coûts de démontage des appareils incombent aux consommateurs, qui doivent verser aux entreprises de recyclage des frais d’élimination des déchets pouvant aller jusqu’à 40 euros pour un réfrigérateur ou 22 euros pour une machine à laver. Forte est donc l’incitation à la conception d’appareils ménagers démontables plus rapidement et à moindre coût.
Par ailleurs, les innovations technologiques de plus en plus rapides qui, souvent au bout de deux ans, rendent les ordinateurs obsolètes font réfléchir à la nécessité de pouvoir les démonter et les recycler rapidement, ce qui constitue un défi central dans la construction d’une éco-économie.
Interdire l’usage des récipients à boisson non réutilisables est une autre initiative permettant de réduire considérablement la consommation de matériaux. Le Danemark et la Finlande ont déjà tous deux opté pour cette politique. Le premier de ces deux pays a ainsi prohibé les récipients non réutilisables des boissons non alcoolisées en 1977, puis ceux des bières en 1981. L’Île-du-Prince-Édouard, l’une des dix provinces canadiennes, a adopté une même législation sur les récipients non réutilisables. Dans les trois cas cités, ces mesures ont permis une réduction drastique des quantités de déchets destinés aux sites d’enfouissement.
Le coût environnemental des récipients à boissons peut varier considérablement. À supposer qu’une bouteille en verre soit réutilisée 15 fois, estimation peut-être assez faible, elle consommerait moins d’un cinquième de l’énergie absorbée par un récipient en aluminium recyclé.
Les économies en matière de transport sont également importantes, puisque les récipients sont tout simplement ramenés aux usines de mise en bouteilles ou aux brasseries d’origine. Qu’ils soient en verre ou en aluminium, les récipients à usage unique, s’ils sont utilisés et recyclés, doivent être transportés vers une usine où ils seront fondus et retransformés en récipients, puis rapportés aux usines de mise en bouteilles ou aux brasseries. […]
Plus indispensable encore que l’élaboration de produits, la conception de nouveaux procédés de fabrication permettant d’éliminer totalement le rejet de polluants est nécessaire. De nombreux procédés industriels actuels se sont développés à une époque où l’économie mondiale était nettement plus réduite et où les quantités de polluants ne menaçaient pas d’endommager l’écosystème. De plus en plus d’entreprises se rendent désormais compte que cette situation ne peut perdurer, et certaines d’entre elles, comme la multinationale de l’industrie chimique DuPont, se sont fixé un objectif d’émission zéro.
Une autre manière de réduire les quantités de déchets consiste à organiser systématiquement les usines en regroupements, afin que les déchets produits par certaines d’entre elles puissent servir de matières premières à d’autres. NEC, grande entreprise d’électronique japonaise, est une des premières multinationales à avoir adopté cette approche pour ses différents moyens de production. Dans la pratique, les zones industrielles sont conçues par les conseils municipaux et les gouvernements afin de regrouper spécifiquement des usines qui produisent des déchets utilisables. Dans l’industrie, à l’image de la nature, les déchets d’une entreprise deviennent aujourd’hui les produits de subsistance d’une autre.
Le gouvernement, à travers ses pratiques en matière d’approvisionnement, peut inciter le marché au recyclage. En 1993, l’Administration Clinton a ainsi promulgué un décret-loi exigeant que l’ensemble du papier acheté pour les organismes gouvernementaux contienne, en 1995, au moins 20 % (et 25 % en 2000) de déchets de papier déjà utilisé. Cette mesure a fortement incité les fabricants de papier à intégrer le recyclage des vieux papiers dans leurs procédés industriels. Premier consommateur mondial de ce produit, le gouvernement américain a favorisé la création d’un marché florissant du papier recyclé.
Selon John Young, un certain nombre d’États américains ont atteint un objectif semblable en établissant des normes sur la quantité minimale de papier recyclé entrant dans la composition du papier journal. Il remarque également que le nombre d’usines de recyclage de papier journal en Amérique du Nord est passé de 9 en 1988 à 29 en 1994. Un marché a donc été créé pour les journaux recyclés, qui sont passés du statut de passif économique à celui d’actif, c’est-à-dire à quelque chose de vendable. […]
Bien que peu d’attention lui soit portée, l’industrie de la construction immobilière est un des plus grands utilisateurs de matériaux, y compris l’acier et le ciment. De simples mesures telles que l’augmentation de la durée de vie des bâtiments peuvent grandement réduire tant l’utilisation de ces matériaux que la consommation énergétique liée à leur fabrication. […]
L’initiative la plus répandue d’une politique permettant de dématérialiser l’économie est la proposition d’un impôt sur l’utilisation des énergies fossiles. Cet impôt reflèterait le prix réel que coûtent à la société l’exploitation des mines de charbon et des gisements de pétrole, la pollution de l’air liée à leur consommation, et les perturbations climatiques. Par ailleurs, l’imposition d’une taxe sur les émissions de carbone devrait conduire à un prix de l’énergie plus réaliste, un prix qui aura des incidences sur les économies utilisant des matériaux à forte consommation d’énergie et qui réduira l’utilisation de ces mêmes matériaux.
Le défi auquel devrait répondre la mise en place d’une industrie éco-économique des matériaux consiste à s’assurer de l’honnêteté des signaux envoyés par le marché. Selon les propres mots d’Ernst Ulrich von Weizsäcker, écologiste et chef du SPD au Bundestag allemand jusqu’en 2005, « le défi consiste à faire dire au marché la vérité écologique« . À cette fin, il ne nous faudrait par exemple pas seulement une taxe sur les émissions de carbone, mais aussi une autre sur les sites d’enfouissement, afin que les coûts de traitement des déchets et de gestion des sites d’enfouissement, ainsi que les flux de déchets potentiellement toxiques qu’ils génèrent, soit entièrement et pour toujours assumés par ceux qui les produisent.
Redesigning the materials economy Lester R. BROWN
Chapter 6. Designing a New Materials Economy Eco-Economy: Building an Economy for the Earth (W.W. Norton & Co., NY: 2001). 2001
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