« Wall Street fait main basse sur les fermes américaines »

Le Land Grabbing, ou accaparement des terres, ne concerne pas seulement les pays en développement : ce phénomène s’étend désormais aux Etats-Unis. La spéculation boursière serait ainsi responsable de la hausse des prix des terres agricoles aux Etats-Unis et empêcherait de nombreux jeunes agriculteurs de s’installer. C’est en tout cas ce qu’affirme l’Oakland Institute, un think tank américain progressiste, qui soupçonne Wall Street de vouloir faire main basse sur les terres. Entretien avec Lukas Ross, auteur du rapport « Down on the farm Wall Street : new America’s farmer » (« Main basse sur la ferme, Wall Street le nouveau fermier de l’Amérique »).

wall street fermes
Lukas Ross

En quoi la situation de l’agriculture américaine ressemble-t-elle désormais à celle des pays en développement ?

Une grande partie du travail de l’Oakland Institute dans le monde en développement a trait à des opérations foncières baptisées accaparement de terres (en anglais land grabbing) : ces terres sont vendues à l’insu des populations qui  y vivent et y travaillent mais qui en sont expulsées par la violence. Aux États-Unis, les conditions ne sont pas aussi extrêmes, mais les investissements fonciers obéissent résolument au même schéma politico-économique. Les investisseurs sont motivés par les changements démographiques à l’échelle planétaire et par la perspective de raréfaction des terres au niveau mondial, ils privilégient les approvisionnements à grande échelle en produits de base au détriment des filières alimentaires locales et régionales et ils s’appuient sur des gérants d’exploitation embauchés par des investisseurs absents plutôt que sur des acteurs locaux.

C’est pour cela que vous dites que Wall Street fait main basse sur les fermes américaines ?

 Oui. Nous assistons à l’heure actuelle à un intérêt inédit des investisseurs pour l’agriculture américaine. Les estimations quant aux surfaces en jeu sont délicates à réaliser, mais certains chiffres donnent des indications. Au cours des 20 prochaines années, on estime que 161 millions d’hectares changeront de mains. Mais il est important de rappeler que ces derniers ne s’intéressent pas à n’importe parcelle de terre disponible. Ils recherchent des propriétés de « qualité institutionnelle », c’est-à-dire qui satisfont à un ensemble de critères relatifs à la taille, à l’accès à l’eau, à la qualité du sol et à l’emplacement. Sur les 1800 milliards de dollars que vaut la totalité des terres agricoles américaines d’après les estimations, les propriétés de qualité institutionnelle ne représentent que 300 à 500 milliards de dollars.

Comment pouvez-vous affirmer qu’il y a spéculation sur le prix des exploitations agricoles ?

Selon une récente étude menée auprès de plus de 40 investisseurs, la majorité d’entre eux voient dans les plus-values la principale source de profits qu’ils réaliseront à l’avenir grâce à leur propriété agricole. Cela signifie que la vente ultérieure de leur propriété pour faire du profit est plus importante que ne le sont aujourd’hui les fermages ou la vente du produit de leurs cultures (bien qu’il s’agisse sans aucun doute de jolis bonus).

Quelles sont les répercussions de cette spéculation sur le secteur agricole américain ?

L’une des conséquences inévitables est la pression à la hausse sur le prix des terres. Cela contribue à instaurer une barrière d’accès pour les nouveaux agriculteurs qui se retrouvent de facto exclus du marché. 

Reprenant des données de l’agence Reuters,  notre rapport indique que le prix moyen des terres agricoles aux États-Unis a augmenté de 213 % entre 2003 et 2013. Il existe un certain nombre de facteurs nationaux et internationaux qui se recoupent et qui contribuent à cet état de fait.

À l’échelle internationale, l’agriculture est aujourd’hui considérée comme un investissement stable faisant bénéficier de solides retours sur investissement. Les retombées de la crise financière internationale, notamment, font que les terres agricoles sont perçues comme un secteur sûr où placer ses capitaux en attendant que d’autres perspectives plus rentables se dessinent. Par ailleurs, à mesure que les pressions sur les terres arables s’intensifient à travers le monde, l’acquisition de terres fertiles avec droits garantis en matière d’accès à l’eau devient une source de profits plus intéressante. D’autres tendances à long terme, comme la consommation accrue de viande et l’augmentation de la production d’agrocarburants, accroissent le besoin de terres agricoles, donnant davantage de valeur aux investissements.

Cela signifie-t-il qu’il sera plus difficile pour les jeunes agriculteurs d’acheter leurs propres terres ?

Oui, on observe des tensions entre les générations. La hausse du prix du foncier incite les agriculteurs d’un certain âge à prendre leur retraite et à vendre leurs terres tant que le marché reste élevé. Mais cette tendance même constitue le principal facteur qui éloigne les agriculteurs débutants de l’accès à la propriété. Depuis la crise financière de 2008, les prêts accordés aux agriculteurs qui débutent se sont raréfiés, ce qui rend la concurrence vis-à-vis des investisseurs institutionnels encore plus âpre, ces derniers n’ayant pas besoin d’emprunter pour acheter.

Quel avenir pour les exploitations agricoles américaines ?

Le choix est entre nos mains. Nous pouvons soit accomplir la tâche générationnelle qui consiste à bâtir un système agricole résilient en privilégiant les systèmes alimentaires locaux et régionaux et les hommes par rapport aux profits, soit continuer sur la voie des concentrations d’entreprises, avec tout ce que cela implique : filières alimentaires mondiales à forte intensité de carbone, pratiques culturales destructrices et énergivores et investisseurs fantômes au lieu de propriétaires-exploitants.

En France, l’association Terre de Liens travaille sur les questions de foncier agricole et aide de jeunes agriculteurs à s’installer. Découvrez ses activités au travers d’un article que nous leur avions consacré.

Propos recueillis par Julien Leprovost

 

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