La mauvaise réputation

Entre 50 et 100 millions de requins sont tués chaque année. Ces animaux à la reproduction lente sont menacés. Or, ils jouent un rôle essentiel dans la régulation des écosystèmes, et il importe de les protéger. Des solutions existent, et des exemples montrent que l’on peut protéger une espèce de poisson et en même temps assurer la pérennité d’une filière.

La mauvaise réputation

Les requins ont mauvaise réputation. Ce sont des prédateurs ; certains peuvent tuer des hommes. Pourtant, les requins, toutes espèces confondues, ne figurent même pas sur la liste des dix animaux les plus dangereux pour l’Homme. Dans ce classement macabre et un peu approximatif, l’ennemi numéro un de l’espèce humaine est… le moustique : en transmettant différentes maladies mortelles comme le paludisme et la dengue, il est responsable de la mort de 2 millions de personnes par an ! Viennent ensuite les serpents, qui tuent près de 100 000 personnes par an, les scorpions (5 000), les crocodiles, les éléphants, les abeilles, les lions, les rhinocéros, les tigres et les méduses. Les requins n’occupent que la 11e place dans ce classement ! En revanche, l’espèce humaine présente aujourd’hui un danger majeur pour les requins. Des dizaines de millions de requins sont pêchés chaque année pour satisfaire la demande en ailerons. Requins, pocheteaux et raies sont également exploités pour obtenir de leur peau gélatine et cuir, utilisé pour la confection de vêtements, porte-monnaie, bracelets de montre, chaussures, sacs à main et autres articles de luxe. Leur cartilage sert dans l’industrie pharmaceutique et cosmétique. Leurs dents sont utilisées dans l’artisanat. Les ailerons sont la partie la plus précieuse des requins. Ils sont utilisés pour faire de la soupe traditionnelle d’ailerons de requin, un mets délicat en Asie. La plupart des ailerons sont traités à Hong Kong ou en Chine continentale. Ces derniers temps, la demande en ailerons de requin explose, les prix montent : ils se vendent plusieurs centaines d’euros pièce sur le marché deHong Kong – qui a pendant longtemps importé entre 50 et 85 % des ailerons de la planète. Considérés comme l’un des aliments les plus précieux qui soient, les ailerons de requin peuvent se négocier jusqu’à 700 dollars le kilo.

Requins et raies : un univers inconnnu

Leur réputation de mangeurs d’Homme est trompeuse. Seuls les requins d’une demi-douzaine d’espèces représentent une réelle menace pour l’Homme. Or, près de 1 250 espèces de requins et de raies ont été recensées sur la planète, et ce nombre est en évolution permanente. Pour Nick Dulvy, du groupe des spécialistes des requins de l’UICN, « une nouvelle espèce de requin ou de raie est découverte en moyenne toutes les trois semaines dans les océans du globe, une tendance qui a débuté il y a près de trente ans ». Dans l’univers inconnu des requins, chacun est différent. Il n’y a presque rien de commun entre le majestueux requin-baleine (Rhinocodon typus) – qui peut atteindre 20 mètres de longueur, peser 30 tonnes, et qui ne se nourrit que de krill – du requin sagre (Etmopterus perryi) – qui mesure moins de 20 centimètres, et vit à des profondeurs de 200 à 500 mètres. La seule caractéristique qui les rapproche est de ne présenter aucune menace pour l’Homme. La plupart des requins ont une croissance lente et une reproduction tardive, ce qui peut les rendre particulièrement vulnérables face à la pêche intensive. Les femelles ont seulement un ou deux petits par portée, pour une gestation souvent longue. Avec l’augmentation de la demande de certains produits et espèces de requins, les inquiétudes portant sur le niveau des stocks de squales et la durabilité de leur exploitation dans le monde se renforcent. Malheureusement, on ne sait presque rien d’un grand nombre des espèces récemment recensées. Ni où elles vivent, ni où elles se reproduisent. On comprend aussi très mal leurs migrations, mais on sait que ces animaux sont très mobiles. Ainsi, en 2003, une femelle de grand requin blanc équipée d’une balise au large de Dyer Island, en Afrique du Sud, avait fait en neuf mois l’aller-retour entre l’Australie-Occidentale et l’Afrique du Sud !

Essentiel à la santé des océans

L’une des études les plus fouillées sur ce sujet a ainsi étudié 11 espèces de grands requins sur la côte est des États-Unis. La chute drastique de leurs effectifs a provoqué une cascade de conséquences qui augure ce qui pourrait arriver ailleurs. Les poissons dont ces requins faisaient leur subsistance ont vu leurs effectifs croître quand ils furent débarrassés de leur prédateur.

Or, eux-mêmes se nourrissaient de coquilles Saint-Jacques qui ont donc presque toutes été mangées, causant un tort considérable à l’industrie conchylicole locale. D’autres études ont associé la présence des requins à la bonne santé des coraux, pour des raisons similaires. Loin d’être nuisibles, les requins sont des animaux essentiels à la biodiversité des océans. Comme tous les grands prédateurs, ils régulent les équilibres entre les différentes espèces positionnées en dessous d’eux dans la chaîne alimentaire.

Des animaux menacés

Le requin-marteau halicorne, qui vit principalement dans les eaux côtières tempérées chaudes et tropicales est pêché de façon intensive pour ses ailerons. Le déclin significatif des populations de cette espèce dans les zones de pêche habituelles a été observé. Deux autres espèces de requins-marteaux (le grand requin-marteau et le requin-marteau lisse) ont des ailerons similaires au requin-marteau halicorne et certains gouvernements et experts recommandent un contrôle plus strict de leur commerce. Des contrôles semblables portant sur l’exploitation et le commerce d’une autre espèce, le requin à pointes blanches océanique, sont également recommandés. Pêché pour ses ailerons, il a décliné en nombre dans les zones de pêche, en dépit de son habitat étendu dans les eaux tropicales et subtropicales. Le requin-taupe a lui aussi subi un déclin similaire, notamment dans l’Atlantique nord et en Méditerranée, en raison de la pêche intensive pour sa chair et ses ailerons si précieux. L’aiguillat commun est un petit requin, autrefois prospère dans les eaux tempérées. Désormais, il est surexploité pour sa chair, dont la valeur marchande est élevée en Europe (elle est souvent vendue dans les magasins de fish and chips dans les îles britanniques). Comme de nombreux autres requins, sa longue gestation le rend particulièrement vulnérable à la pêche intensive. De plus, il a tendance à se déplacer en grands bancs, par centaines ou milliers, ce qui facilite les prises par les bateaux de pêche.

Une évaluation difficile

Il est très difficile de se faire une idée précise des quantités de requins pêchées : les statistiques propres à chaque espèce manquent, et l’agrégation des données masque les déclins spécifiques. L’absence de données précises sur le rythme et l’ampleur du commerce international des requins, entre autres, empêche les scientifiques de suivre et d’évaluer l’impact des pêcheries sur les populations de requins. Non seulement l’identité, mais aussi la quantité globale de requins pêchés sont difficiles à évaluer. Convertir des tonnes d’ailerons en nombre d’animaux dépend du nombre et de la nature des ailerons coupés, de la façon dont ils ont été prélevés, de la manière dont ils sont stockés (congelés, séchés…) et de mille autres facteurs. De plus, les statistiques de la FAO se fondent sur les chiffres officiels communiqués par les États. Une étude indépendante a intégré les prises illicites, non déclarées et non réglementées, pour évaluer l’ampleur du commerce international d’ailerons de requin. Les chiffres avancés sont deux à quatre fois supérieurs à ceux collectés par la FAO. Et encore, les prises rejetées en mer, ou celles qui n’entrent pas dans le commerce d’ailerons de requin, n’ont pas été comptabilisées dans ces dernières estimations. Les États communiquent leurs prises à la FAO sur la base du volontariat, mais certains chercheurs pensent que le nombre réel de requins et de raies débarqués chaque année est sous-estimé. Selon eux, entre 30 et 100 millions de requins sont tués chaque année. Pour certains organismes comme Financial Integrity, la pêche illicite est à l’origine d’une perte majeure de revenus, probablement de l’ordre de 10 à 23 milliards de dollars chaque année. Des bandes organisées semblent impliquées, et liées à d’autres activités criminelles comme le blanchiment d’argent et le trafic de drogue.

Une nécessaire protection

Un certain nombre de mesures de protection commencent à être prises. Elles ressemblent à celles mises en place pour la protection des autres poissons. Des sanctuaires ou des aires marines dans lesquels la pêche au requin est interdite ont ainsi été créés, par exemple à Palau ou en Colombie. Près de 80 pays exportent cependant chaque année leurs prises de requins vers le marché de Hong Kong (l’Union européenne, et en particulier l’Espagne, sont parmi les grands exportateurs). Une régulation nationale n’est donc pas suffisante pour gérer de façon durable les prises débarquées. À l’échelon régional, les organisations régionales de gestion de la pêche (ORGP, ou RFMO en anglais), telles que la North East Atlantic Fisheries Organisation, permettent de réguler les pratiques et les prises de requins et de garantir la pérennité des stocks. Certaines ORGP ont mis en place des régulations obligeant les pêcheurs à ramener les requins et leurs ailerons en un seul bloc au port, luttant ainsi contre le finning. Ces politiques, modèles et stratégies de pêche définissent les pistes d’avenir et se placent à l’interface entre la réalité scientifique et celle des pêcheries. Elles sont intéressées. Ainsi, selon la Politique commune de la pêche en Europe : « Il ne s’agit pas de préserver les poissons dans du formol, ni de transformer les océans en une réserve sauvage où seuls les amoureux de la nature et les touristes seraient les bienvenus. On entend par conservation, l’exploitation durable de l’abondance des mers, afin d’assurer le renouvellement des ressources et la résistance de celles-ci aux chocs externes sur lesquels nous n’avons que peu de contrôle, tel que le changement climatique. »

Le finning

Une manière de protéger les requins serait probablement d’intervenir sur la pratique du finning. L’interdire, ou du moins la réguler fortement, permettrait de contrôler bien plus efficacement les débarquements de requins. Si les animaux entiers étaient ramenés au port, il serait bien plus aisé de les identifier et de constituer des statistiques fiables. Plusieurs pays et ORGP ont commencé à intervenir sur ce point – assez complexe, quand on entre dans les détails. L’Union européenne, qui a déjà pris une série de mesures en 2003, a prononcé l’interdiction totale de cette pratique en novembre 2012. Outre l’avantage de mettre fin à une pratique cruelle, l’interdiction du finning aurait le double avantage de limiter – modestement – la pêche au requin, et de permettre de mieux évaluer les quantités pêchées. Elle donnerait ainsi à la fois un petit répit aux populations d’animaux les plus menacées et les moyens d’élaborer une stratégie adaptée. Elle permettrait aussi de protéger des poissons qui jouent un rôle essentiel dans les écosystèmes des océans, malgré leur mauvaise réputation. Et elle contribuerait à assurer la pérennité d’une activité – la pêche – essentielle pour l’Homme.

L’exemple de l’esturgeon

L’inscription de certaines espèces de requins à la CITES pourrait jouer un rôle décisif en faveur de leur protection. Au cours de ces dernières décennies, un nombre grandissant de poissons exploités à des fins commerciales ont été placés sous le contrôle de la CITES : par exemple, les esturgeons ont été ajoutés à l’annexe II en 1997, le requin pèlerin et le requin-baleine en 2002, le grand blanc et le napoléon en 2004, et l’anguille européenne en 2007. La CITES est forte d’une longue expérience dans la régulation du commerce d’autres produits de la mer délicats, comme les œufs d’esturgeon (caviar), la chair de strombe géant et les anguilles. Durant les années 1990, le déclin progressif des stocks d’œufs d’esturgeon a incité les États membres de la CITES à inscrire à l’annexe II, avec effet au 1er avril 1998, toutes les espèces d’esturgeons qui n’y figuraient pas encore. Depuis lors, toutes les exportations de caviar et d’autres produits issus des esturgeons doivent respecter les dispositions strictes de la CITES, y compris l’utilisation de permis et un étiquetage particulier. En 2001, la CITES, en réaction au niveau élevé de la pêche et du commerce illicites en mer Caspienne, a imposé une interdiction temporaire du commerce international de caviar sauvage et d’autres produits d’esturgeon. Le caviar est un mets gastronomique local si réputé que de nombreux pays où l’esturgeon est pêché se sont également concentrés sur le contrôle de leur commerce national. L’appauvrissement des réserves de caviar d’origine sauvage est à la source de la plupart des installations d’aquaculture destinées à l’élevage des esturgeons dans de nombreux pays. Cependant, il est important de maintenir la durabilité des prises sauvages de ces poissons, pour inciter à leur conservation.

Le rôle de la CITES

L’anguille d’Europe, semblable à un serpent de mer, est un poisson protégé par la CITES, consommé dans la plupart des pays Européens comme un mets délicat. On le trouve le long des côtes et dans les écosystèmes d’eau douce en Europe et dans le bassin Méditerranéen, et il se reproduit en mer des Sargasses, au large des Caraïbes. Ce poisson peut atteindre, dans de rares cas, 1,5 m de longueur. La jeune anguille est plus connue sous le nom de « civelle transparente » ou « civelle pigmentée ». Après maturation dans les estuaires ou les habitats d’eau douce, elle migre en mer des Sargasses, où elle mourra après s’être reproduite. Jusqu’à présent, l’élevage d’anguilles en captivité n’a pas été fructueux. Selon certaines estimations non officielles, environ 30 000 tonnes d’anguilles ont été capturées chaque année au cours de la décennie 1990, pour une valeur de revente de près de 200 millions d’euros ; rien qu’en Europe, plus de 20 000 personnes vivaient de la pêche à l’anguille. Depuis, les prises ont diminué pour atteindre 5 000 à 10 000 tonnes, mais les prix ont augmenté en conséquence, incitant à poursuivre la pêche en dépit de la réduction du stock disponible. Des propositions pour inclure le thon rouge à l’annexe I et quatre espèces de requins à l’annexe II de la CITES ont été rejetées à Doha en 2010. Le requin-marteau halicorne, le requin à pointes blanches, le requin-taupe et l’aiguillat commun – quatre espèces à forte valeur commerciale – n’ont pas été ajoutés aux annexes de la CITES à cette époque et continuent donc d’être commercialisés à l’échelle internationale sans aucune restriction. Leurs populations continuent de décliner. C’est pourquoi certains pays suggèrent désormais que la CITES pourrait avoir un rôle clé dans leur préservation.

En Mars 2013, cinq espèces de requins supplémentaires, le requin océanique, trois espèces de marteaux le requin-taupe, ont été ajoutées à l’annexe II de la CITES régulant ainsi strictement le commerce international de ces animaux.

Extrait du livre « Sauvages, précieux et menacé » rédigé par la rédaction de GoodPlanet à l’occasion du quarantième anniversaire de la CITES. Soutenez-nous en achetant cet ouvrage sur Amazon.

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