Systèmes naturels sous contrainte

La disparition du sol

La fine couche de terre qui recouvre la surface de la planète est le fondement de la civilisation. Épaisse le plus souvent de quelques centimètres seulement, elle s’est constituée au fil de longues périodes, à l’échelle du temps géologique, lorsque la vitesse de formation du sol dépassait celle de son érosion naturelle. S’accumulant au fil des âges, le sol a constitué un milieu qui a permis aux plantes de se développer, puis, à leur tour, de protéger le sol de l’érosion. Les activités humaines mettent à mal cette relation.

C’est au cours du siècle dernier que la vitesse d’érosion du sol a commencé à dépasser celle de sa formation sur des territoires très étendus. Sur peut-être plus du tiers de toutes les terres cultivées, le sol disparaît plus vite qu’il ne se forme, réduisant ainsi la productivité qui leur est inhérente. Aujourd’hui, les fondements de la civilisation s’effritent. Les raisons premières de l’effondrement de certaines civilisations du passé, comme celle des Mayas, résidaient peut-être dans l’érosion du sol, qui a profondément perturbé l’approvisionnement en nourriture. (1)

L’accélération de l’érosion au cours du siècle dernier se concrétise dans les déserts de poussière qui se forment lorsque la végétation est détruite et que l’érosion éolienne augmente de manière incontrôlable. Parmi les plus remarqués, on compte le Dust Bowl de la région américaine des Grandes Plaines dans les années 1930, les déserts de poussière des Terres vierges d’Union soviétique dans les années 1960, celui, gigantesque, qui se dessine aujourd’hui au nord-ouest de la Chine et celui qui prend forme au Sahel. Chacun d’entre eux est associé au schéma classique de surpâturage, déforestation et expansion agricole vers la périphérie qui entraînent un nouveau recul des terres à mesure que les sols commencent à disparaître. (2)

Dans de nombreux pays, la croissance démographique du XXe siècle a repoussé l’agriculture jusque sur des terres très fragiles. Ainsi, aux États-Unis, La surexploitation des Grandes Plaines à la fin du XIXe et au début du XXe siècles a causé la formation du désert de poussière des années 1930. Au cours de cette période tragique de l’histoire américaine, des centaines de milliers de fermiers et leur famille ont été contraints de quitter la région. Beaucoup d’entre eux sont partis en Californie en quête d’une nouvelle vie dans une migration immortalisée par John Steinbeck dans Les raisins de la colère. (3)

Trente ans plus tard, l’histoire s’est répétée en Union soviétique. La campagne des Terres vierges, qui a duré de 1954 à 1960, avait pour but d’exploiter une surface de culture du blé plus étendue que celles du Canada et de l’Australie réunies. La réussite initiale constituée par une formidable hausse de la production de blé soviétique a été de courte durée, car un désert de poussière s’est également formé dans cette région. (4)

Le Kazakhstan, situé au cœur de ces Terres vierges, a vu la surface de ses terres cultivées atteindre son maximum avec un peu plus de 25 millions d’hectares aux alentours de 1980, puis retomber à 14 millions d’hectares aujourd’hui. Même sur les terres restantes, la productivité moyenne de blé atteint péniblement 1 tonne par hectare, alors qu’elle approche des 8 tonnes en France, premier producteur de blé en Europe de l’Ouest. (5)

Une situation similaire existe en Mongolie, où, ces vingt dernières années, la moitié des cultures de blé a été abandonnée et le rendement a été divisé par deux, ce qui a réduit la récolte des trois quarts. Le pays, grand comme presque trois fois la France pour une population de 2,6 millions d’habitants, doit aujourd’hui importer presque 60 % de son blé. (6)

Les tempêtes de sable se formant dans les nouveaux déserts de poussière sont aujourd’hui parfaitement visibles grâce à l’imagerie satellite. Le 9 janvier 2005, la NASA a ainsi diffusé des images d’une gigantesque tempête de sable se dirigeant du centre vers l’ouest de l’Afrique. De couleur orangée, l’immense nuage s’étendait sur environ 5 300 kilomètres. D’après la NASA, s’il avait survolé les États-Unis, il aurait recouvert tout le pays et aurait débordé sur les océans Atlantique et Pacifique. (7)

Andrew Goudie, professeur de géographie à l’université d’Oxford, souligne que les tempêtes de sable dans le Sahara, autrefois exceptionnelles, sont aujourd’hui très répandues. Il estime que leur nombre a décuplé pendant la deuxième moitié du siècle dernier. Dans la région, les pays les plus touchés par la disparition du sol du fait de l’érosion éolienne sont le Niger, le Tchad, la Mauritanie, le nord du Nigeria et le Burkina Faso. En Mauritanie, à l’extrême ouest de l’Afrique, le nombre annuel de tempêtes de sable est passé de 2 au début des années 1960 à 80 aujourd’hui. (8)

D’après les estimations, la dépression de Bodélé, au Tchad, serait le point de départ de 1,3 milliard de tonnes de terre emportée chaque année par le vent, soit dix fois plus qu’en 1947, lorsque les mesures ont débuté. Les deux à trois milliards de tonnes de fines particules qui sont arrachées tous les ans au continent par des tempêtes de sable font lentement diminuer sa fertilité et, par voie de conséquence, sa productivité biologique. De plus, les tempêtes de sable qui quittent l’Afrique et traversent l’Atlantique déposent tant de poussière dans les Caraïbes qu’elles y rendent l’eau trouble et y abîment les récifs coralliens. (9)

En Chine, le labour à outrance est devenu une pratique courante dans plusieurs provinces, au fur et à mesure que l’agriculture s’étendait vers le nord et vers l’ouest et gagnait les régions pastorales, entre 1987 et 1996. Ainsi, en Mongolie intérieure, les terres cultivées ont augmenté de 1,1 million d’hectares, soit 22 %, durant cette période. Parmi les autres provinces dont les surfaces cultivées ont augmenté d’au moins 3 % pendant ces neuf années, figurent le Heilongjiang, le Hunan, le Tibet (ou Xizang), le Qinghai et le Xinjiang. La gravité de l’érosion éolienne du sol sur ces nouvelles terres de labour a démontré que leur seule exploitation durable ne pouvait résider que dans un pâturage contrôlé, ce qui amène aujourd’hui l’agriculture chinoise à se retirer stratégiquement de ces provinces et à revenir sur des territoires qui peuvent supporter les cultures. (10)

L’érosion par l’eau est également responsable de la disparition des sols, comme le prouvent l’envasement des réservoirs ainsi que les boues et le limon présents dans les fleuves à leur embouchure. Les deux plus grands réservoirs du Pakistan, ceux de Mangla et de Tarbela, qui recueillent l’eau du fleuve Indus destinée au gigantesque réseau d’irrigation du pays, perdent chaque année environ 1% de leur capacité de stockage, car ils accumulent la vase issue de bassins hydrographiques déboisés. (11)

L’Éthiopie, pays montagneux fortement soumis à l’érosion, en particulier sur les reliefs accidentés, perd environ un milliard de tonnes de terre par an sous l’effet de la pluie. C’est une des raison pour lesquelles ce pays semble toujours au bord de la famine, incapable qu’il est d’accumuler assez de réserves céréalières pour assurer une véritable sécurité alimentaire. (12)

Notes :

1. Un tiers est une estimation de l’auteur ; Lester R. Brown, Building a sustainable society, New York : W.W. Norton & Company, 1981, p. 3.

2. Yang Youlin, Victor Squires, Lu Qi, éd., Global Alarm: Dust and Sandstorms from the World’s Drylands, Bangkok : Secrétariat de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification, 2002, pp. 15-28.

3. John Steinbeck, Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath), New York : Viking Penguin, Inc., 1939.

4. FAO, The State of Food and Agriculture 1995 (La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 1995), Rome : 1995, p. 175.

5. Ibid. ; USDA, Production, Supply & Distribution (Département d’agriculture des États-Unis, production, provisions & distribution), base de données électronique, [en ligne], www.fas.usda.gov/psd, mise à jour le 13 septembre 2005 ; FAO, op. cit. note 10, [en ligne], mise à jour le 14 juillet 2005.

6. PNUE, Mongolie : L’avenir de l’environnement 2002, Pathumthani, Thaïlande : Centre de ressources régional pour l’Asie et le Pacifique, 2001, pp. 3-7 ; USDA, op. cit. note 27 ; population d’après Les Nations unies, Perspectives de la population mondiale : la révision de 2004, New York : février 2005.

7. Observatoire de la terre de la National Aeronautics and Space Administration (NASA), “ Dust Storm off Western Sahara Coast ” (« Tempête de sable au large de la côte occidentale du Sahara »), [en ligne], earthobservatory.nasa.gov/NaturalHazards/natural_hazards_v2.php3?img_id=12664, consulté le 9 janvier 2005.

8. Paul Brown, “4x4s Replace the Desert Camel and Whip Up a Worldwide Dust Storm”, (« Les 4×4 remplacent les chameaux dans le désert et soulèvent une tempête de sable mondiale »), Londres : The Guardian, 20 août 2004.

9. Ibid.

10. Hong Yang, Xiubin Li, “Cultivated Land and Food Supply in China” (« Terres cultivées et approvisionnement en nourriture en Chine »), Land Use Policy, vol. 17, n°2, 2000, p.5.

11. Asif Farrukh, Pakistan Grain and Feed Annual Report 2002 (Céréales et alimentation au Pakistan, rapport annuel 2002), Islamabad, Pakistan : USDA Foreign Agricultural Service (FAS), 2003.

12. Lester R. Brown, Edward C. Wolf, Soil Erosion: Quiet Crisis in the World Economy (Érosion du sol : une crise silencieuse dans l’économie mondiale), Worldwatch Paper 60, Washington, DC : Worldwatch Institute, 1984, p. 20.

Natural systems under Stress

Lester R. BROWN

Chapitre 5. Systèmes naturels sous contrainte

Le Plan B : pour un pacte écologique mondial, Paris, Calmann-Levy, 2007, (Plan B 2.0: Rescuing a Planet Under Stress and a Civilization in Trouble, NY: W.W. Norton & Co., 2006)

Copyright © 2006 Earth Policy Institute

Traduction : GoodPlanet.Info

Ecrire un commentaire

Penser la post-croissance avec Tim Jackson : « il est temps de penser à la suite, de s’éloigner de la question et de l’obsession de la croissance »

Lire l'article