La folie des hauteurs

L’enthousiasme de certains écologistes pour les fermes verticales montre que personne n’est à l’abri de la pensée magique.

Personne n’est immunisé contre cela et, à certains égards, cela constitue le fondement de nos vies. La pensée magique est une souffrance universelle. Nous voyons ce que nous voulons bien voir et nous nions le reste. Confrontés à des faits dérangeants, nous nous replongeons dans l’obscurantisme de nos pensées chéries. Nous ferions n’importe quoi ou presque – tromper, mentir, briguer un poste élevé, aller à la guerre – pour repousser ce qui ébranle notre vision du monde.

Je passe une grande partie de mon temps à être confronté à un aspect de ce déni : le refus absolu des contraintes environnementales de la part de ceux qui ne supportent aucune remise en question de leur vision du monde. Mais cela me fait de la peine de le dire : le déni comme la béatitude sont presque aussi répandus d’un côté que de l’autre du débat. Je me retrouve aussi souvent en désaccord avec d’autres écologistes qu’à combattre nos ennemis communs. J’ai mené de douloureuses batailles au sujet de solutions miracle qui avaient les faveurs de mes amis : biocarburants, voitures et avions à hydrogène, biochar, électricité solaire au Royaume-Uni, primes à la casse et prix préférentiels garantis. Mais aucun de ces délires verts n’atteint la cheville de ce dont je vais vous parler. Le concept en lui-même ne va peut-être pas vous intéresser, mais l’aperçu qu’il donne des techniques que les humains sont capables d’employer est proprement fascinant. Alors, s’il vous plaît, un peu de patience pendant que je vous narre par le menu la dernière folie en date.

Il ne fait aucun doute qu’il y a un problème. Comme l’expliquent certains articles publiés hier par la Royal Society, il reste peu de terres de culture disponibles, les pénuries d’eau pourraient rendre les conditions agricoles encore plus difficiles et nous nous demandons avec anxiété si nous allons pouvoir continuer à nourrir une population en constante augmentation. Il existe un certain nombre de solutions envisageables. Mais aucune d’elles ne séduit autant certains écologistes que cette folie des hauteurs dont Dickson Despommier, parasitologue à la Columbia University, se fait l’avocat.

Despommier explique que si l’espace horizontal disponible pour les cultures est limité, l’espace vertical, lui, est partout. Il propose donc que l’on installe les cultures dans des gratte-ciel qu’il appelle des fermes verticales. Selon lui, cela permettrait de nourrir la population de façon si efficiente que les surfaces agricoles classiques pourraient retourner à l’état de forêts. De plus, les fermes verticales nourriraient la population urbaine vivant tout autour, donc plus besoin de transport sur de longues distances.

En fermant les yeux et en se concentrant, on peut entrevoir l’intérêt du projet. Mais même une rapide lecture de l’essai de Despommier soulève quelques petits problèmes. Il suggère qu’on construise des tours de 30 étages pour nourrir la population locale dans des endroits comme Manhattan. Une facture de 100 à 200 millions de livres. Sauf que la seule culture qui permettrait de couvrir des frais pareils est le cannabis de haute qualité. Or une culture hydroponique de marijuana sur 30 étages risque d’être assez dure à camoufler…

Despommier nous assure que son système ne requerra « ni herbicides, ni pesticides, ni engrais », sans donner plus d’explication à cette effarante affirmation. Il n’a sans doute jamais vu d’invasion de champignons dans une serre… Et de quoi pense-t-il que les plantes vont se nourrir : d’eau et d’air et c’est tout ? Il soutient également qu’il n’y aura « pas besoin de machines consommatrices de combustibles fossiles », ce qui veut dire qu’il a l’intention de cultiver un immeuble de 30 étages sans pompes ni systèmes de chauffage ou de refroidissement.

Son concept, dit-il, est un antidote à « l’agriculture industrielle intensive qui est aux mains d’un nombre toujours plus réduit de géants de l’agriculture mécanisée », mais il demande quand même à Cargill, Monsanto, Archer Daniels Midland et IBM de le financer. Il laisse entendre que « les cultures locales vont devenir la norme », mais ne nous explique pas pourquoi ces entreprises ne chercheraient pas des débouchés plus lucratifs à leur production en se fichant pas mal du local. Il s’attend, en d’autres termes, à ce que les lois de l’entreprise, de l’économie, de la physique, de la chimie et de la biologie n’aient plus cours pour que son projet puisse se réaliser.

Reste que le vrai problème lié à ce concept est à peine évoqué dans son essai : celui de la lumière. Un de mes lecteurs, le réalisateur John Russell, m’a envoyé la semaine dernière les calculs qu’il a faits sur la quantité de lumière artificielle dont les tours de Despommier auraient besoin. Vous pouvez les consulter ci-dessous. On s’aperçoit que l’éclairage nécessaire pour faire pousser les 500 grammes de blé que contient une miche de pain coûterait, selon les prix actuels, 9,82 livres (11,43 euros). (Le prix actuel à la production de 500 grammes de blé s’élève à 6 pence (70 centimes)). Et ça, rien que pour l’éclairage, sans compter les intrants, les intérêts, les locations ni la main d’oeuvre. Voilà un petit détail – le fait que les plantes aient besoin de lumière pour pousser et qu’elles n’en auraient qu’au dernier étage – qui a été omis par les tenants de ce concept. Alors ne parlons même pas d’impact environnemental…

Mais rien de tout cela n’entame la popularité de cette idée inepte. Il en a été question dans le New York Times, dans Time, dans Scientific American et sur la BBC, sur CNN, sur Discovery Channel et sur NBC. Et il y a trois semaines, le Guardian a publié un article enthousiaste dont l’auteur n’était probablement pas au courant que les substances nutritives ne se régénèrent pas comme par enchantement au sein d’un système agricole. Les écologistes aussi adorent. Le site Treehugger.com a proclamé que les fermes verticales allaient « nous aider à arrêter d’utiliser des pesticides, des herbicides et autres engrais à base de pétrole », et a ajouté, faisant là encore fi des évidences, que cela pourrait entraîner une production nette d’énergie. Et selon le Huffington Post, l’idée est « tellement simple et tellement brillante qu’on se demande pourquoi on n’y a pas pensé plus tôt ».

Dans les moments où je suis grognon, je me dis que seuls ceux qui font pousser une partie de leurs propres aliments devraient pouvoir s’exprimer sur la production de nourriture. L’horticulture et son cortège de contraintes et de désillusions diverses et variées offre un excellent contrepoids à la béatitude. Mais tout cela n’est pas qu’une question d’ignorance et d’inexpérience. Nous sommes en présence d’une démarche qui consiste à partir d’une idée qui nous plaît – le fait de manger local, par exemple – et à permettre à cette idée de prendre le pas sur tout le reste. C’est comme cela que nous faisons tous.

Dans un article publié récemment par le New Scientist, la psychologue Dorothy Rowe expliquait qu’aucun d’entre nous n’est capable de voir la réalité. Nous devons la construire à partir des interprétations de ce que nous percevons, l’expérience agissant comme modérateur. La conséquence de cela est que chacun de nous existe dans son propre monde interprétatif et que ce monde court constamment le risque d’être démoli par des faits qui nous dérangent. Si nous acceptons ces faits, ils peuvent détruire la conscience que nous avons de nous. Si bien que pour nous assurer de ne pas être « submergés par cette incertitude inhérente à ce monde que nous n’arriverons jamais à véritablement appréhender », nous repoussons ces faits en nous mentant à nous-mêmes. Eh bien même si cela ébranle la conscience que j’ai de moi, je suis obligé d’admettre que mes alliés sont tout aussi capables de se mentir à eux-mêmes que mes ennemis.

La folie des hauteurs

Par George Monbiot. Paru dans The Guardian du 17 août 2010

© George Monbiot

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