Dette écologique en Afrique

« La conquête de la terre… n’est pas une belle chose quand on y regarde de trop près. » Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres

L’éléphant est toujours debout. Et toujours mort. Tout autour de ses pieds miroitent des centaines de pièces jetées par les visiteurs du musée. Peut-être des voeux adressés à l’âme du défunt animal. Ou bien de petits gestes de dédommagement pour le sort enduré par la terre qui était autrefois la sienne. Salle après salle abondent les animaux empaillés et raides, disposés sur fond de représentations grossières de forêts et de prairies africaines. Dans une autre salle, tout en longueur, est exposé le bilan de la contribution économique du continent africain à l’échelle mondiale. Des cartes sur les murs dissèquent et classent chaque pays. Chacun a son étiquette, à l’instar des félins et des grands singes empaillés et usés, ainsi que des poissons plongés dans des bocaux.

Telle est la représentation d’une Afrique regorgeant de richesses naturelles destinées à être exploitées, ramassées, collectées et emportées. Les cartes réduisent le continent en général, et le Congo en particulier, à une série de zones délimitées avec soin qui se prêtent à l’exploitation de toutes sortes de produits : pétrole, coton, café, sucre, riz, maïs, jute, huile de palme, diamant, cobalt, étain, cuivre et or. On pourrait résumer cela par « la malédiction des ressources », une malédiction incarnée par le roi Léopold II de Belgique et son règne sanglant exercé en Afrique centrale lorsque la première « ruée vers l’Afrique » était à son comble, au XIXe siècle. Il est d’ailleurs représenté dans la cour centrale du musée, posture fière et menton impérial, statue à la gloire de relations internationales fondées sur le meurtre, le vol et la tromperie à grande échelle.

Sa présence est-elle dérangeante parce que la réalité est tout autre aujourd’hui ou parce qu’elle reste désespérément la même ? Selon un récent rapport de la nef (la new economics foundation), en prenant pour référence les modèles de consommation européens, l’humanité devrait être en état de « dette écologique » le 25 septembre 2009.

Ce rapport s’appuie sur la mesure de « l’empreinte écologique » qui additionne toutes les ressources naturelles que nous consommons et les déchets que nous générons et compare le tout avec ce que les écosystèmes peuvent produire et absorber. C’est comme pour un budget : si on dépense plus qu’on ne gagne, on contracte des dettes avant la fin de l’année. Plus cela se produit tôt, plus la situation est grave. Cette année, « l’état de dette écologique » arrive un jour plus tard que l’année dernière, mais deux semaines plus tôt que l’année d’avant. Ce jour arrive chaque année un peu plus tôt depuis que nous sommes entrés dans le rouge environnemental, c’est-à-dire depuis le milieu des années 80. Notons au passage que cela montre que la surconsommation à l’échelle mondiale n’a été que très peu affectée par la récession.

Aucun pays riche ne peut soutenir son niveau de vie sans avoir recours à des importations massives de ressources. Or, notre dette écologique est à présent telle que cela ressemble à bien des égards à une nouvelle ruée vers l’Afrique.

Ainsi, depuis 2006, l’achat et la location transnationales de terres à grande échelle, ce qu’on appelle « la saisie de terres », se sont portés sur pas moins de 20 millions d’hectares de terres arables situées dans les pays en développement, soit une surface équivalente à l’ensemble des terres arables françaises. Ces terres sont utilisées pour faire pousser des denrées alimentaires et des agrocarburants destinés aux consommateurs des pays développés. Parmi les pays emportés par la vague actuelle de saisie figurent l’Éthiopie, la République démocratique du Congo, Madagascar, le Mali, la Somalie, le Soudan, la Tanzanie, la Zambie et le Cameroun. Tous sont pauvres et sont le théâtre de troubles de toutes sortes. Une grande partie des acquisitions ont été provoquées par la valse des prix des produits alimentaires et du carburant en 2008, ce qui a soudainement fait prendre conscience aux nantis de la vulnérabilité des marchés mondiaux dont dépendait leur sécurité matérielle. Résultat : il semblait plus intéressant de purement et simplement posséder les ressources que de dépendre des caprices des marchés de matières premières.

Il y a un chemin que l’on peut emprunter et qui démarre en face du musée de Bruxelles. Il traverse les bois « sur les traces de Stanley », cet explorateur qui se vantait d’avoir pénétré au Congo « en tuant à tour de bras des indigènes terrorisés ». C’est un chemin qui doit donc être assez mouvementé, et pourtant, aujourd’hui, il semble qu’il y ait pléthore de volontaires pour s’y engager.

La Chine ayant désormais fait ouvertement son entrée dans la compétition avec l’Europe et l’Amérique, on peut à présent parler d’une nouvelle « ruée vers l’Afrique ». Et qui dit Chine, dit bien sûr matières premières venues d’Afrique finissant dans des produits manufacturés chinois à destination du marché européen. Quant à l’Inde, lancée elle aussi à la poursuite du mode de vie occidental, elle a également recours à la « diplomatie des ressources » dans ce processus.

Selon le Rapport sur l’investissement dans le monde établi par les Nations unies, plus de la moitié de l’argent qui entre en Afrique sous forme d’investissement étranger est directement alloué au secteur pétrolier. La récente opération de charme lancée par le Royaume-Uni en direction de la Libye montre bien la vitesse à laquelle la promesse de pétrole peut faire voler en éclats les dénonciations les plus grandiloquentes de systèmes dictatoriaux. D’ici 2015, un quart des importations américaines de pétrole brut devraient venir de l’Ouest de l’Afrique, continent sur lequel les États-Unis ont établi en 2007 une domination militaire qui s’étend à un vaste ensemble de pays. Les combustibles fossiles que sont le pétrole et le gaz sont en lien avec les massacres perpétrés en Angola, au Nigeria et au Soudan, et pourraient l’être aussi avec ceux qui sont situés aux frontières de la Somalie et de l’Éthiopie. Le Tchad, l’Algérie, l’Égypte, la Libye et la Guinée équatoriale sont également de gros producteurs.

En Europe, certains pays comme la France, l’Allemagne et, quoique dans une moindre mesure, le Royaume-Uni, se félicitent des timides signes de reprise économique. Les premières lueurs de la croissance pourraient bien remettre au goût du jour une gestion des finances ancienne manière, mais cela signifierait aussi un retour en arrière vers la surconsommation financée à coups de dettes, celle-là même qui nous avait plongés dans une situation périlleuse.

Il est facile de voir comment tout s’additionne lorsqu’on associe consommation et gestion irréfléchie des affaires à travers le monde. La dépendance du Royaume-Uni à l’égard des importations d’énergie a été multipliée par cinq depuis que le pays n’est plus autosuffisant, soit depuis 2004. Nous sommes aujourd’hui moins autosuffisants en matière de nourriture qu’il y 40 ans et nous nous livrons à une sorte de « commerce boomerang » des plus étranges. Comme nous n’avons pas à payer le coût environnemental total du carburant, nous nous retrouvons à exporter 5000 tonnes de papier-toilette vers l’Allemagne, puis à en importer plus de 4000 tonnes, ou encore à exporter 4400 tonnes de glaces vers l’Italie et à en importer 4200. Et il y a bien d’autres exemples comme celui-ci.

Aujourd’hui, bien sûr, n’importe quelle puissance européenne digne de ce nom se doit de faire étalage de son engagement envers la réduction de la pauvreté dans le monde et envers le développement durable. Elles se targuent également d’être leaders dans la lutte contre le changement climatique.

Mais l’Europe est toujours avide de ressources africaines et, malgré son degré de développement, elle est moins à même aujourd’hui d’apporter un certain niveau de « satisfaction générale » à ses concitoyens qu’il y a 40 ans. Nous sommes devenus infiniment plus matérialistes, sans avoir ou presque constaté d’amélioration de notre bien-être. Et ce sont les autres qui en payent le prix.

Les projections pour les décennies à venir de l’impact du changement climatique causé par la surconsommation donnent des résultats qui peuvent être catastrophiques pour l’Afrique, un continent dont la responsabilité envers ce problème est pourtant négligeable. Et ces projections coïncident avec l’exploitation internationale à tout-va de la forêt tropicale du bassin du Congo, la deuxième en taille après la forêt amazonienne.

D’ici 2050, la déforestation, destinée à répondre à la demande de meubles de jardin, de parquets exotiques et de portails ministériels, devrait entraîner le rejet de 34 milliards de tonnes de CO2, soit à peu près l’intégralité des émissions du Royaume-Uni en 60 ans. En tout, 25 % des émissions de gaz à effet de serre devraient venir de la destruction des forêts tropicales. La situation s’est dégradée lorsqu’à l’issue de la guerre, en 2001, la Banque mondiale a commencé à prêter de l’argent à la République démocratique du Congo. Entre 2002 et 2006, 107 contrats ont été signés pour exploiter 15 millions d’hectares de forêt. Malheureusement, les retombées de ce commerce sur les populations locales ne se sont pas concrétisées, et l’évasion fiscale ainsi que la contrebande seraient monnaie courante dans le pays.

Fin 2008, la République démocratique du Congo a à nouveau failli basculer dans la guerre et le chaos. Entre 1998 et 2008, soit en tout juste dix ans, on estime que 5,4 millions de personnes sont décédées plus ou moins directement du fait de la guerre. Que ce soit pour le pétrole, le bois, le diamant ou les différents minerais, le continent africain continue à être considéré comme une véritable pêche au trésor par des pays qui se soucient bien peu des conséquences.

Je m’étais rendu dans ce musée bruxellois pour tenter de mieux comprendre la version « officielle » des événements qui ont vu l’Europe et l’Afrique connaître des fortunes totalement diverses après deux siècles et demi d’expansion économique rapide au niveau international, d’un côté, et de creusement du fossé entre riches et pauvres de l’autre. Ce fossé se paye en grande partie par une dette écologique colossale, ou dette carbone, qui prend la forme d’un bouleversement climatique mondial. Nous nous retrouvons aujourd’hui dans un monde divisé et fragile qui vit au-dessus de ses moyens environnementaux.

En 1972, Sicco Mansholt, alors président de la Commission européenne, a demandé si l’Europe allait « continuer à produire ‘plus et plus vite’ pour ‘certains’ au détriment de l’environnement mondial et du bien-être des ‘autres’ ». Tant que la statue de Léopold II de Belgique continuera à trôner dans ce musée de la capitale européenne, il est probable que la réponse sera « oui ».

Dette écologique : sur les traces de Stanley…

Par Andrew Simms

Texte courtoisie de l’auteur

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