Les vieux habits ne font pas les nouveaux moines


Coeur de Voh (20°56' S – 164°39' E). © Yann Arthus-Bertrand

Toute personne souhaitant réellement abolir la pauvreté doit d’abord comprendre d’où elle vient et ce qu’elle représente.

De Bob Geldorf à Gordon Brown, le monde semble soudainement fourmiller de personnes célèbres ayant toutes leur solution pour mettre un terme à la pauvreté. Jeffrey Sachs fait partie de ces personnes. Malheureusement, ce n’est pas l’un de ces hommes politiques ou de ces célébrités d’un jour, mais un économiste mondialement réputé, directeur de l‘Institut de la Terre et chef d’un groupe d’experts des Nations Unies pour le développement rapide. Alors quand son livre La Fin de la Pauvreté est paru, tout le monde y a prêté attention.

Mais toutes ces solutions miracles contre la pauvreté, y compris celle de Sachs, présentent un problème. Sachs ne sait pas d’où vient la pauvreté, il semble la considérer comme le pêché originel. Il écrit notamment que « quelques générations auparavant, tout le monde était pauvre », et ajoute plus loin « la révolution industrielle a créé de nouvelles richesses, mais la majeure partie du monde est laissée pour compte ». C’est une perception de la pauvreté complètement erronée : les pauvres ne sont pas des « laissés pour compte », ils ont été volés. Les richesses accumulées en Europe ont été volées à l’Asie, l’Afrique et l’Amérique Latine. […] C’est cette violente mainmise sur les ressources et les marchés du Tiers monde qui a enrichi le Nord et appauvri le Sud. Deux grands mythes économiques de notre siècle nous font nier cette étroite relation. Premièrement, la destruction de la nature et de l’indépendance des populations ne seraient pas liés à la croissance, mais l’une à l’autre. La pauvreté, nous dit-on, engendre une destruction environnementale. On administre alors la maladie comme remède: la croissance est censée résoudre le problème de la pauvreté et de la crise environnementale qu’elle avait engendré en premier lieu. Voilà, en substance, le message de Sachs. Le second mythe est l’affirmation selon laquelle si l’on consomme ce que l’on produit, on ne produit pas vraiment, du moins aux yeux de l’économie. Si je cultive mes aliments sans les vendre, je ne participe pas au PIB, et je ne contribue donc pas à la « croissance ». On considère donc qu’une personne est pauvre à partir du moment où elle consomme ses récoltes plutôt que d’acheter de la nourriture de mauvaise qualité, industriellement transformée et commercialisée à grande échelle par les multinationales agroalimentaires. Sont également pauvres ceux qui vivent dans une maison construite par leurs soins à partir de matériaux naturels et respectueux de l’environnement comme le bambou et l’argile, plutôt que dans un logement en ciment. De même s’ils portent des vêtements fait main en fibres naturelles plutôt que synthétiques. Et pourtant, cette économie de subsistance que l’Occident considère comme de la pauvreté n’implique pas nécessairement une mauvaise qualité de vie physique. Au contraire, la nature même de ce type d’économie implique une qualité de vie élevée, à condition de raisonner en termes d’accès à l’eau et à la nourriture, de pérennité des moyens de subsistance et d’identité culturelle et sociale forte. Etant donné que les pauvres ne profitent pas des soi-disant bienfaits de la croissance économique, ils sont présentés comme des « laissés pour compte ». Ce distinguo erroné entre les processus qui créent des richesses et ceux qui créent de la pauvreté est au cœur de l’analyse de Sachs. Et à cause de cela, ses solutions miracles ne feront qu’aggraver la pauvreté au lieu de l’abolir.

Cependant, les concepts modernes de développement tels que ceux de Sachs n’occupent pas une grande place dans l’histoire de l’humanité. Pendant des siècles, les principes de la subsistance ont permis aux sociétés humaines de survivre. […] Sans eau propre, sols fertiles ni diversité végétale, la survie de l’homme est impossible. Aujourd’hui, le développement économique détruit ces connaissances autrefois partagées et crée une nouvelle contradiction: le développement prive les personnes qu’il prétend aider de leurs terres et de leurs moyens de subsistance, les poussant de fait à survivre dans un environnement toujours plus dégradé.

C’est ce système, engendrant déni et maladies tout en remplissant les poches de l’industrie agroalimentaire de milliards de dollars, qui crée de la pauvreté. La pauvreté n’est pas un état initial auquel on doit échapper, comme le laisse entendre Sachs. C’est un état final auquel on parvient lorsqu’un développement unilatéral a détruit les systèmes écologiques et sociaux qui permettaient de préserver la vie, la santé et la subsistance des peuples et de la planète. Les gens ne meurent pas parce qu’ils n’ont pas de revenus, ils meurent parce qu’ils n’ont pas accès aux ressources. Et là aussi, Sachs se trompe lorsqu’il affirme que « dans un monde d’abondance, près d’un milliard de personnes sont tellement pauvres que leur vie est en danger ». Les peuples indigènes d’Amazonie, les communautés montagneuses de l’Himalaya ou les paysans qui ont pu conserver leurs terres et dont l’eau et la biodiversité n’ont pas été détruites par l’industrie agricole créatrice de dettes, sont tous écologiquement riches, même s’ils ne gagnent pas un dollar par jour. En revanche, les gens sont pauvres lorsqu’ils sont contraints de payer une fortune pour des produits de base. Avec la concurrence et la libéralisation des marchés, les prix des produits agricoles en Inde flambent. Cela signifie que les paysans indiens perdent 26 milliards de dollars chaque année à une époque où le « développement » crée des marchés de semences et de produits chimiques très chers. Incapables de survivre dans un monde pourtant créé pour eux, ces paysans désormais réduits à la misère se suicident par milliers. Les brevets médicaux augmentent le prix des médicaments contre le Sida de 200 dollars à 20.000 dollars et des anticancéreux de 2.400 dollars à 36.000 dollars pour un an de traitement. L’eau est privatisée et les multinationales gagnent près de mille milliards de dollars en la vendant aux pauvres. Ainsi, les 50 milliards de dollars « d’aide » que le Nord concède au Sud ne représentent qu’un dixième des 500 milliards qui lui sont extorqués en frais d’intérêts et autres mécanismes injustes de l’économie mondiale qu’imposent la Banque mondiale et le FMI.

Si nous voulons réellement abolir la pauvreté, nous devons d’abord songer sérieusement à mettre un terme à ces systèmes qui créent des richesses en dérobant aux pauvres leurs ressources, leurs moyens de subsistance et leurs revenus. Avant d’abolir la pauvreté, nous devons rétablir la vérité. La question n’est pas de savoir combien nous pouvons donner en plus, mais de savoir combien nous pouvons prendre en moins.

New Emperors, Old Clothes

Vandana SHIVA

The Ecologist

01/07/2005

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