Il était une fois… Le Gulf Stream, le climat en Europe et les brusques changements climatiques.

Plusieurs fois par an au Royaume-Uni, dès qu’un expert en climatologie annonce que la circulation de l’océan Atlantique Nord, dont le Gulf Stream est un courant majeur, va ralentir voire s’arrêter dans les prochaines années, un grand vent de panique se met à souffler sur les médias de tous poils. Que ces affirmations soient mesurées ou lancées sans justification, les médias brandissent invariablement la menace d’une nouvelle ère glaciaire pour la Grande-Bretagne et l’Europe, publient des images des glaces de la côte du Labrador et diffusent des fictions dans lesquelles des ferrys bravent la Manche, couverte d’icebergs… Et c’est toujours la même histoire année après année.

La légende de l’effet du Gulf Stream sur le climat européen

Cette crainte irraisonnée se fonde sur une croyance, partagée depuis longtemps par les Britanniques, les autres Européens, les Américains et à vrai dire une grande part de la population mondiale, selon laquelle la chaleur transportée vers le nord par le Gulf Stream est le facteur qui explique que l’Europe occidentale bénéficie d’un climat doux, notamment comparé à celui de l’Est de l’Amérique du Nord par exemple. À l’origine, cette idée a été émise au milieu du XIXe siècle par un militaire américain, Matthew Fontaine Maury, et s’est depuis solidement ancrée dans les esprits, en dépit de l’absence de preuves.

Nous savons maintenant qu’il ne s’agit là que d’un mythe, d’une sorte de légende urbaine de la climatologie. Nous avons démontré, grâce une étude approfondie parue en 2002 dans la revue trimestrielle de la Royal Meteoroligical Society, que le transport d’énergie thermique par l’océan n’a qu’une influence minime sur les différents climats des régions qui bordent l’océan Atlantique.[…]

Facteurs déterminants pour les climats des régions de l’Atlantique Nord

Trois phénomènes doivent être pris en compte :

1. L’océan absorbe de la chaleur en été et en dégage en hiver. Les régions situées à l’abri des vents océaniques en hiver bénéficieront de climats plus tempérés. Ce phénomène n’a rien à voir avec les courants ou le transport de chaleur océanique.

2. L’atmosphère fait circuler la chaleur vers les pôles, et les zones où cette dernière converge bénéficient d’un climat plus chaud. En outre, la configuration de la circulation atmosphérique entraîne la création de climats chauds lorsque l’air se déplace vers les pôles et froids lorsqu’il se déplace vers l’équateur.

3. Les courants océaniques transportent la chaleur vers les pôles, réchauffant ainsi le climat à ces endroits. L’atmosphère récupère alors cette énergie thermique et l’emporte vers les terres.

[…] Nous avons également découvert que les phénomènes saisonniers d’absorption et de dégagement de chaleur par l’océan ont un impact bien plus significatif sur les climats régionaux que les déplacements de chaleur générés par les courants océaniques.

La répartition saisonnière du stockage et du dégagement de chaleur est responsable pour moitié de la différence de températures observée de part et d’autre de l’Atlantique. La présence des Montagnes Rocheuses est également décisive : la conservation du moment cinétique étant nécessaire, lorsque l’air arrivant de l’ouest circule au-dessus des montagnes, il est d’abord contraint de tourner vers le sud puis de se diriger vers le nord en direction de la côte. Ainsi, les montagnes poussent l’air froid vers le sud, en direction de l’est de l’Amérique du Nord et l’air chaud vers le nord, en direction de l’Europe occidentale. Cette configuration par vagues de la circulation atmosphérique est donc le second facteur responsable de la différence de températures de part et d’autre de l’océan Atlantique.

Par conséquent :

1. Les courants atmosphériques allant vers l’est et transportant la chaleur absorbée et cumulée pendant l’été, puis dégagée par l’océan, sont responsables de 50 % de la différence de températures en hiver de chaque côté de l’Atlantique Nord.

2. La configuration par vagues de la circulation atmosphérique est responsable des 50 % restants.

3. Le transport d’énergie thermique par l’océan ne contribue donc qu’à un réchauffement modeste sur l’ensemble du bassin.

Le stockage de chaleur par l’océan selon les saisons et la configuration du transport de chaleur dans l’atmosphère se combinent et font que les hivers en Europe occidentale sont 15 à 20 °C plus chauds que les hivers en Amérique du Nord. Un phénomène analogue se produit au-dessus de l’océan Pacifique. Le transport de chaleur océanique ne réchauffe l’Atlantique Nord et les terres qui le bordent que de quelques degrés Celsius. Seule la côte du nord de la Norvège subit une influence fondamentale du transport de chaleur océanique : sans le Courant norvégien, un courant marin chaud progressant vers le nord, cette région serait recouverte de glaces de mer.

Gulf Stream et changement climatique à venir

Un ralentissement futur du Gulf Stream et de la circulation océanique, résultant de l’apport d’eau douce dans les océans, lui-même provoqué par le changement climatique d’origine humaine […] ou par simple réchauffement naturel, n’entraînerait donc qu’une faible baisse de températures. Cela ne modifierait pas l’écart de températures de part et d’autre de l’Atlantique et ne plongerait pas non plus l’Europe dans une nouvelle ère glaciaire ou quelque catastrophe du même genre. En fait, la tendance au refroidissement serait certainement largement compensée par le réchauffement radiatif direct lié à l’augmentation des gaz à effet de serre.

Circulation océanique dans l’Atlantique Nord et brusque changement climatique

La mise en relation du Gulf Stream (qui est un transport océanique de chaleur) et du climat européen a façonné la théorie dominante selon laquelle les changements dans la circulation océanique furent responsables de brusques changements climatiques pendant les ères glaciaires. Les traces de ces changements – les événements de Dansgaard-Oeschger au cours de la dernière ère glaciaire et l’oscillation climatique du Younger Dryas au cours de la dernière déglaciation – sont bien visibles dans les carottes glaciaires du Groenland et en Europe. Ces événements ont entraîné des changements de températures hivernales pouvant atteindre 30 degrés Celsius ! En ce qui concerne le Younger Dryas, il a été suggéré que l’apport soudain d’eaux glaciaires provenant de la fonte des glaciers du lac Agassiz a réduit la salinité de l’Atlantique Nord, mettant fin à la circulation entre fond et surface et entraînant un refroidissement brutal du climat de la région.

Seule une large surestimation de l’impact de la circulation océanique peut donner lieu à une théorie attribuant à ces courants l’origine des changements aussi soudains qu’importants survenus au cours de l’ère glaciaire. Ainsi que nous l’avons montré, ce sont en fait les changements de la circulation atmosphériques qui en sont la cause. […]

Dépasser le mythe

Il est grand temps que le mythe du lien entre Gulf Stream et douceur du climat européen rejoigne le cimetière des idées fausses auxquelles tout le monde a renoncé, comme « la Terre est plate » ou « le soleil tourne autour de la terre ». Nous avons davantage besoin d’estimations sérieuses sur l’impact futur des modifications de la circulation océanique sur le changement climatique ainsi que d’un angle d’analyse différent de la question des changements climatiques soudains, qui donnerait au système du climat tropical et aux phénomènes atmosphériques la place qui leur revient en tant que facteurs déterminants des climats régionaux dans le monde.

Climate mythology: The Gulf Stream, European climate and Abrupt Change

Richard SEAGER

Observatoire terrestre Lamont-Doherty de l’Université de Columbia

2006

© 2003 – 2006, détenu par les curateurs de l’Université de Columbia, New-York, Observatoire terrestre Lamont-Doherty.

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