Vitale pour la planète, la forêt boréale aussi est en danger

foret boreale

Vitale pour l'avenir de la planète, la forêt boréale est menacée par le réchauffement climatique. La Haute-Côte-Nord, Québec (Canada), le 26 août 2022 © AFP Ed JONES

Fort McMurray (Canada) (AFP) – Elle brûle, elle tangue, elle est dévorée par les insectes. Et elle remonte vers le nord.

Vitale pour l’avenir de la planète, la forêt boréale, cet immense anneau de verdure qui encercle l’Arctique, est en danger, menacée comme la forêt amazonienne par le réchauffement climatique.

Déployée sur le Canada, la Scandinavie, la Russie et l’Alaska, celle que l’on appelle aussi taïga est fragilisée par les incendies qui se multiplient, la fonte du permafrost, les épidémies d’insectes rendues plus virulentes par des températures plus douces.

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Et les experts sont formels, sa partie septentrionale gagne sur la toundra, tandis qu’au sud elle est grignotée par les prairies.

Dans sa cabane au Québec, dans un coin proche du fleuve Saint-Laurent, Jean-Luc Kanapé, membre du peuple Innu, vit en communion avec les peupliers tremble et les épinettes noires avec « l’énergie du vent, du froid », là où la voie lactée enflamme le ciel les nuits d’été.

« Quand je suis au cœur de la forêt, je sens que j’en fais partie. Les arbres sont comme mes racines », dit à l’AFP ce colosse de 47 ans.

Mais l’homme qui dédie sa vie à la défense des caribous, dont l’habitat est menacé par la disparition des forêts les plus anciennes sous l’effet du réchauffement et de la déforestation, est inquiet.

« Souvent, on dit il faut sauver la planète mais c’est faux », prévient-il, « c’est notre propre déclin » qui est en jeu.

Cette forêt – dont le nom vient de Borée, le titan de la mythologie grecque qui personnifie le vent du nord – couvre 10% des terres émergées et a une influence déterminante sur les océans du nord du globe et sur le climat mondial.

Avec ses 1,2 milliard d’hectares, la plus vaste étendue sauvage au monde (presque un tiers de toutes les zones boisées) freine le réchauffement en absorbant une part importante du dioxyde de carbone rejeté dans l’atmosphère.

Au total, elle stocke deux fois plus de carbone que l’ensemble des forêts tropicales, elle emmagasine également un étonnant volume d’eau douce.

Depuis toujours la forêt boréale, où l’intrusion de l’homme est limitée par des conditions extrêmes, subit des perturbations naturelles.

Mais les scientifiques s’inquiètent aujourd’hui de les voir se produire plus souvent, voire de devenir la nouvelle norme.

 « Monstre » de feu

Les troncs morts s’élancent vers le ciel. Ils se dressent comme des fantômes, créant d’immenses taches blanches dans le vert intense de la forêt. A leurs pieds, de petits arbustes et des herbes sont le symbole de la lutte de la nature pour reprendre ses droits.

« Jamais de mon vivant, je ne reverrai un épicéa dans ces collines », dit tristement Harvey Sykes, 70 ans, ancien ouvrier de l’industrie pétrolière.

En pleine forêt boréale, la région de Fort McMurray en Alberta dans l’ouest du Canada, connue pour être le plus grand complexe industriel de sables bitumineux du monde, porte encore les stigmates du gigantesque incendie de mai 2016.

« Cet incendie, c’était un monstre », raconte l’homme, chemise à carreaux rouges sur le dos, en montrant les collines alentours par lesquelles le feu est arrivé.

Un mur de flammes, des nuages de fumée, une visibilité réduite sur des kilomètres et, au milieu, près de 90.000 habitants qui tentent de fuir dans le chaos par l’unique route d’accès.

« Un feu comme ça, vous ne l’affrontez pas. Vous vous levez, vous sortez de là », se souvient Harvey Sykes qui, comme beaucoup, a tout perdu à l’époque, sa maison, ses biens, les souvenirs d’une vie.

Cet incendie reste la plus grosse catastrophe de l’histoire du Canada avec plus de 2.500 bâtiments détruits et un coût de près de 10 milliards de dollars canadiens (7,30 milliards d’euros).

Un traumatisme dans le pays qui a vu, pour la première fois, ses habitants être directement percutés par les conséquences du réchauffement climatique sur la forêt boréale.

Aujourd’hui, ces méga-feux se multiplient en Alaska, au Canada ou en Sibérie. Ils sont l’un des plus grands dangers pour la forêt du nord.

 Vagues de chaleur extrême

Tout un paradoxe car les feux font partie intégrante de son histoire.

Au même titre que le soleil ou la pluie, ils sont essentiels à son évolution. Notamment parce qu’ils libèrent de précieux éléments nutritifs présents dans le parterre forestier et créent des percées de lumière dans la canopée qui stimulent la croissance de nouveaux arbres.

En forêt boréale, ce sont les feux de cime qui dominent, plus intenses et difficiles à combattre que les feux de surface. Les feux de tourbière peuvent résister tout l’hiver sous la neige, produisant d’importantes quantités de fumée et d’émissions de monoxyde de carbone.

Résistantes au grand froid, toutes les plantes se sont adaptées au feu, comme les peupliers tremble qui brûlent vite mais repoussent facilement grâce aux rejets souterrains.

Certaines en sont même dépendantes, tels le pin gris ou l’épinette noire dont les cônes s’ouvrent et libèrent des graines au passage des flammes.

Mais les données recueillies au cours des dernières décennies indiquent que la fréquence des feux et leur intensité ont atteint un niveau anormal.

« On se retrouve avec une saison des feux qui est plus longue, plus sévère. Ils sont plus intenses et couvrent de plus grandes superficies », constate Yan Boulanger, chercheur en écologie forestière pour le ministère canadien des Ressources naturelles.

Les incendies détruisent deux fois plus de couverture forestière dans le monde qu’au début du siècle et 70% des surfaces dévorées par les flammes en 20 ans concernent les forêts boréales, ont confirmé en août des données satellitaires compilées par le Global Forest Watch (GFW), le World Resources Institute (WRI) et l’université du Maryland.

Les vagues de chaleur extrême sont désormais cinq fois plus probables qu’il y a un siècle et demi, estiment ces experts. Et le réchauffement frappe particulièrement les régions septentrionales, dont la zone boréale, puisque les températures y augmentent deux à trois fois plus vite que sur l’ensemble de la planète.

L’excès de chaleur entraîne plus d’éclairs, qui déclenchent souvent les incendies les plus dévastateurs, poursuit Yan Boulanger, 42 ans, passionné de météo à la longue barbe brune.

La destruction de la forêt par ces incendies entraîne des émissions massives de gaz à effet de serre, ce qui aggrave encore le changement climatique en l’auto-alimentant.

Et si les incendies sont l’une des manifestations extrêmes de la hausse des températures, ses conséquences sont plus vastes encore.

-« Arbres ivres »

Pendant un moment, ils penchent: on les appelle les « arbres ivres ». Puis le sol finit de se dérober sous leurs racines. Alors, ils finissent par tomber.

Les experts appellent ce phénomène des hautes latitudes le « thermokarst ».

Ces affaissements de terrain qui provoquent de profondes dépressions avant de faire basculer les arbres sont dus à la déstabilisation du permafrost – ce sous-sol qui reste gelé en permanence deux ans consécutifs – sur lequel repose une partie de la forêt boréale.

« Avec le dégel du permafrost, vous avez le potentiel pour de grands changements », s’inquiète Diana Stralberg, chercheuse à Edmonton dans l’ouest canadien pour le ministère des Ressources naturelles.

« Ces zones sont soudain inondées et perdent des forêts » pour devenir des tourbières ou des lacs, explique-t-elle.

Tandis que dans le sol en dégel, les bactéries décomposent la biomasse stockée pendant des milliers d’années, entraînant des émissions de dioxyde de carbone et de méthane, gaz à effet de serre qui à leur tour accélèrent le réchauffement climatique.

Ailleurs, dans le nord de la forêt boréale, les arbres colonisent la toundra où ils trouvent dorénavant des conditions plus propices à leur développement.

Récemment, des scientifiques ont découvert que des épicéas blancs s’étaient déplacés vers le nord de l’Alaska dans une région de la toundra arctique qui n’avait pas connu de tels arbres depuis des millénaires. Ils avanceraient à un rythme de quatre kilomètres en une décennie.

En parallèle, au sud, la forêt boréale s’assèche rapidement pour se transformer en hautes herbes et en arbustes.

« Dans l’ouest, on pourrait se retrouver avec des forêts qui tout simplement se transforment en prairies puisque le degré de sécheresse ou la fréquence des perturbations est trop importante pour soutenir une population d’arbres », explique Yan Boulanger.

Diana Stralberg se souvient des premières cartes modélisant les effets du réchauffement climatique qu’elle a vues se dessiner sur son ordinateur quand elle a commencé à travailler sur les forêts boréales il y a quelques années.

« Je me suis dit +il y a une erreur+ car cela me paraissaient trop extrême pour être vrai ». Mais petit à petit, ses collègues sont arrivés aux mêmes conclusions: la forêt remonte rapidement, absorbant une partie de toundra au nord, mangée par la prairie au sud.

Le déplacement d’un écosystème n’est pas neutre.

« Vous pouvez perdre une forêt beaucoup plus rapidement qu’elle ne peut croître et fournir un habitat à la faune », poursuit la discrète scientifique de 52 ans.

Lorsque le mercure grimpe, l’évaporation se produit plus facilement et les plantes perdent de l’eau à un rythme élevé par transpiration. Elles ferment alors les pores de leurs feuilles et luttent pour leur survie. En ralentissant leur croissance, elles perdent aussi un peu de leur capacité à éliminer le dioxyde de carbone de l’atmosphère. Un cercle vicieux.

 « Phénomène d’emballement »

Ici, « on veut mesurer la résilience du réservoir de carbone que constitue le sol des forêts boréales ».

Le soleil a dû mal à percer jusqu’au sol, les arbres rivalisent pour capter la lumière. Des milliers d’aiguilles de pins recouvrent la mousse.

Dans l’ouest du Québec, le spécialiste du carbone forestier David Paré et ses équipes s’intéressent à la litière, ces débris végétaux en décomposition qui forment le sol des forêts.

La quantité de CO2 emmagasinée pendant des centaines d’années dans cette litière est cinq à six fois plus grande que celle retenue par les végétaux. C’est le puits de carbone de la forêt boréale.

Pour comprendre son fonctionnement et simuler l’avenir, les expériences se multiplient au Canada: par endroit le sous-sol est chauffé, à d’autres on modifie la quantité de litière au sol ou on coupe les racines des arbres…

Plantés dans les aiguilles de pin tombées au sol, des dizaines de petits drapeaux orange et des bacs en bois indiquent les différentes expérimentations en place depuis six ans.

« On veut comprendre combien de carbone s’accumule dans le sol et comment », explique à l’AFP David Paré, chercheur pour le gouvernement canadien.

« Car si avec le réchauffement, ce réservoir-là diminue, cela va créer davantage de réchauffement », ajoute cet adapte du ski de fond de 59 ans, au large sourire.

« Un phénomène d’emballement » que redoutent les scientifiques. A terme, cela pourrait faire perdre aux forêts boréales leur statut de puits de carbone. D’autant que la végétation y est menacée par un autre phénomène apparu avec la hausse des températures: la prolifération des insectes.

 « Arpenteuse de la pruche »

C’est un paysage surprenant: au milieu d’une colline peuplée d’arbres bien verts et bien vivants, un carré constitué de squelettes d’arbres, dépouillés de leurs branches horizontales mais dont le tronc reste dressé vers le ciel.

« C’est comme si une bombe avait explosé, tous les arbres sont morts dans cette zone, tués par l’arpenteuse de la pruche », constate David Paré, casque de chantier sur la tête.

L’arpenteuse est un insecte « très virulent qui va manger toutes les aiguilles et aussi les feuilles en une seule saison », explique le chercheur en avançant avec peine au milieu des framboisiers qui ont colonisé l’espace pour le grand bonheur des ours friands du petit fruit rose.

Plusieurs phénomènes semblent entrer en action pour expliquer la multiplication des épidémies d’insectes, que l’on retrouve aussi en Scandinavie: les arbres déjà « stressés » par le manque d’eau sont moins résistants et les insectes profitent d’hivers moins froids ou d’étés plus longs.

Des centaines de milliers d’hectares de forêts sont également grignotés par la tordeuse des bourgeons de l’épinette, un insecte qui s’attaque principalement aux sapins au Canada.

« Avec le réchauffement global, la tordeuse a maintenant accès à des territoires où elle n’était pas ou très peu présente dans le passé », explique le chercheur Louis De Grandpré qui étudie la forêt depuis 30 ans.

L’essentiel est maintenant de mesurer sur le long terme les effets de ces épidémies « parce que l’on est vraiment dans l’inconnu sur le devenir de ces forêts-là », glisse le scientifique.

 « Résilience »

« Il y a une limite à ce que les arbres peuvent encaisser », prévient David Paré.

A ce stade, la question de savoir si la forêt boréale peut atteindre un « point de basculement », seuil climatique au-delà duquel la libération de CO2 et de méthane est inéluctable et le changement de l’écosystème irréversible, demeure une interrogation dans les milieux scientifiques.

Il reste, pour les experts, l’espoir de la « résilience » de cet écosystème qui a déjà su s’adapter.

Il est encore possible de réduire les dégâts, estime Diana Stralberg.

« Nous avons étudié les zones qui resteront plus fraîches et plus humides dans un monde en réchauffement, comme les rives des grands lacs intérieurs, les grands complexes de tourbières et les flancs de collines orientés vers le nord », détaille-t-elle.

« Ce sont des zones où nous pouvons gagner du temps pour que les espèces adaptées au froid, comme les épicéas et les caribous, s’adaptent au changement climatique à court terme. »

Surveillance, reforestation, législation, progrès technologiques et surtout techniques ancestrales peuvent contribuer à maintenir ce puits de carbone.

« Le brûlage dit culturel peut être l’une des solutions combinées à certaines des nouvelles technologie », explique Amy Cardinal Christianson, chercheuse du service canadien des Forêts qui étudie les effets des incendies dans les communautés autochtones.

Pratiqués depuis des millénaires par les autochtones, ces brûlages maitrisés peuvent aider à diminuer l’importance des feux de forêt en éliminant notamment une partie de la végétation au sol. C’est « un feu lent, qui est un bon feu », dit cette membre du peuple Métis.

Contrairement à l’Amazonie, dans cette forêt du froid aux conditions inhospitalières, l’action directe de l’homme – comme la déforestation ou l’exploitation des sables bitumineux – est moins en cause que les « perturbations naturelles » dues au réchauffement climatique.

La solution, pour qu’elle continue de jouer son rôle essentiel pour la santé de la planète, ne peut être que globale, soulignent les experts.

Il faut, dit Yan Boulanger, garder « foi dans la génération qui suit ».

© AFP

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