Face à la guerre en Ukraine, nous avons maintenant, plus que jamais, besoin d’une transformation du système alimentaire

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Paysage agricole de la Beauce, Eure-et-Loir, France (48°20’ N, 1°22’ E). © Yann Arthus-Bertrand

Plus de 500 scientifiques ont signé une tribune appelant à une action sur la demande face à la crise alimentaire due à la guerre en Ukraine. Ils demandent à ce que des mesures soient prises afin de rendre dès à présent plus résilient notre système alimentaire sur le court et le long terme en agissant sur les comportements des consommateurs. Ils défendent une diminution de la consommation des produits d’origine animale, une réduction des déchets liés à l’alimentation et une hausse de la production de légumineuses. Retrouvez cette tribune « Nous avons besoin d’une transformation du système alimentaire –face à la guerre en Ukraine, maintenant plus que jamais » signée par 500 scientifiques notamment Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté et co-président du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, et Wolfgang Cramer, directeur de Recherche CNRS, Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Ecologie marine et continentale (IMBE).

La crise ukrainienne révèle le fait que nos modes actuels de production et de consommation alimentaire ne sont pas durables et sont injustes. En réponse, nous devons renforcer –et non abandonner –la transformation vers un système alimentaire sain, juste et respectueux de l’environnement. Nous avons besoin de solutions globales qui apportent un soulagement à court terme tout en évitant la menace pour notre survie que notre système alimentaire fait peser sur la santé des personnes et de la planète.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a créé une catastrophe humanitaire, tout en perturbant les systèmes énergétiques mondiaux et les marchés agricoles internationaux. L’Ukraine et la Russie sont les principaux producteurs mondiaux de blé, de maïs et d’oléagineux,ainsi que d’engrais et de carburant. Les exportations risquent d’être gravement perturbées par la guerre. Le Moyen-Orient et l’Afrique, qui dépendent fortement des importations de céréales de la région, seront les plus touchés. La flambée des prix des céréales pourrait plonger des millions de personnes de ces régions dans la pauvreté et la faim. En réaction immédiate, les décideurs politiques devraient assurer des flux commerciaux agricoles ouverts et un soutien financier adéquat pour les programmes internationaux d’aide alimentaire.

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Les chocs anticipés sur les marchés agricoles ont également suscité des suggestions à courte vue, comme l’abandon des pratiques agricoles durables qui font partie de la stratégie «de la fourche à la fourchette» de l’Union Européenne,et l’augmentation des capacités de production céréalière européennes, en partie pour garantir l’approvisionnement en aliments pour animaux. Ces mesures ne nous rapprocheraient pas, mais nous éloigneraient davantage d’un système alimentaire fiable, capable de résister aux chocs futurs et de procurer des régimes alimentaires sains et durables.

Transformer les systèmes alimentaires actuels pour assurer la sécurité alimentaire.

L’insécurité alimentaire mondiale trouve son origine non pas dans une pénurie de l’offre, mais dans de fortes inégalités économiques et une mauvaise répartition. La production alimentaire mondiale actuelle est plus que suffisante pour nourrir une population mondiale encore plus nombreuse. Cependant, les céréales sont données aux animaux, utilisées comme biocarburants ou gaspillées plutôt que fournies à ceux qui ont des moyens financiers limités.[1]

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Contrairement à ce que les discussions en cours pourraient laisser entendre, la sécurité alimentaire européenne n’est pas menacée par la crise ukrainienne. Au contraire, l’Europe est menacée par une crise de longue date liée à des régimes alimentaires malsains,avec une consommation de céréales raffinées et de produits animaux nettement supérieure aux recommandations alimentaires nationales et à celles en faveur de régimes alimentaires sains et durables.[2]

Nous proposons ici trois leviers pour faire face aux chocs à court terme sur le système alimentaire tout en assurant la santé humaine et le développement durable à long terme.

1. Accélérer la transition vers des régimes alimentaires plus sains avec moins de produits d’origine animale en Europe (et dans d’autres pays à revenu élevé)

En Europe,une évolution vers une consommation humaine plus élevée de légumineuses, de légumes et de fruits,et une diminution des produits d’origine animale,pourrait considérablement alléger la pression sur les réserves mondiales de céréales. Un tiers des calories mondiales sont actuellement utilisées pour nourrir des animaux[3] et plus des trois quarts des terres agricoles sont utilisées pour produire des aliments d’origine animale.[4] Sur la base des données de la FAO, nous estimons qu’une réduction d’environ un tiers des céréales utilisées par l’UE pour nourrir des animaux pourrait compenser l’effondrement des exportations ukrainiennes de céréales et d’oléagineux.[5]

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Une réduction simultanée de la consommation et de la production d’aliments d’origine animale conduirait à un système alimentaire et agricole plus équilibré, conforme aux objectifs de santé publique et environnementaux.[6] Réduire drastiquement la consommation d’aliments d’origine animale est une condition préalable à la limitation du réchauffement climatique à un niveau bien inférieur à 2°C7, à l’arrêt de la destruction et de la pollution continues des habitats naturels, et donc à l’arrêt de la transgression des limites planétaires par l’agriculture.[8] En outre, une évolution vers des régimes à prédominance végétale pourrait prévenir 11 millions de décès prématurés chaque année et réduire considérablement la charge mondiale de morbidité.[9]

À l’inverse, les efforts politiques visant à allouer davantage de terres à la production d’aliments pour animaux dans le but de stabiliser les capacités d’élevage dans le cadre de la crise actuelle sont contre-productifs pour la sécurité alimentaire mondiale. Ces efforts accroissent la concurrence entre l’alimentation animale et l’alimentation humaine et retardent la transformation vers une production alimentaire plus durable.

2.Augmenter la production de légumineuses et renforcer la stratégie «de la fourche à la fourchette».

L’agriculture européenne dépend fortement des engrais azotés à forte intensité énergétique. Les approvisionnements sont actuellement interrompus car la Russie est l’un des plus grands producteurs mondiaux d’engrais et de gaz naturel. La stratégie «de la fourche à la fourchette», qui vise à réduire de moitié les excédents d’azote et à étendre l’agriculture biologique sur 25 % des terres, permettrait de réduire largement cette dépendance à l’égard des importations. Accroître la diversité des rotations de cultures et inclure des légumineuses fixatrices d’azote permettrait de remplacer les engrais de synthèse par une fixation biologique.[10] Améliorer l’efficacité de l’utilisation de l’azote en dosant mieux les engrais synthétiques et organiques et en choisissant le bon moment pour les utiliser permettrait de réduire encore les importations et aurait également des effets bénéfiques considérables sur le climat, la qualité de l’air et la qualité de l’eau. De plus, la mise en œuvre rapide de la stratégie «de la fourche à la fourchette» améliorerait la qualité des sols et renforcerait la biodiversité dans les paysages agricoles, assurant ainsi la sécurité alimentaire à long terme en préservant les services écosystémiques.

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Les efforts politiques visant à abandonner les objectifs de durabilité de la stratégie «de la fourche à la fourchette» (notamment la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de l’utilisation d’engrais azotés et des pesticides, et la protection des terres en jachère pour la biodiversité) ne nous protègent pas de la crise actuelle, ils l’aggravent plutôt et la rendent permanente. Le réchauffement climatique et le déclin des écosystèmes affectent déjà les rendements agricoles et les moyens de subsistance dans le monde entier, une situation qui se détériorera considérablement en l’absence de stratégies d’atténuation ambitieuses.[11]

3. Réduire la quantité de déchets alimentaires.

Selon nos calculs, la quantité de blé gaspillée dans l’UE représente environ la moitié des quantités de blé exportées par l’Ukraine et un quart des autres exportations de céréales.[12] Les efforts visant à réduire le gaspillage alimentaire le long des chaînes de valeur, des distributeurs aux particuliers, pourraient ainsi réduire les pressions à court terme sur les marchés mondiaux. Le gaspillage alimentaire ne contribue pas seulement à la mauvaise distribution des approvisionnements alimentaires, il est également responsable d’une grande partie de l’empreinte environnementale de notre système alimentaire, puisque 30 % des aliments produits sont gaspillés à différents stades de la production et de la consommation.[13]Réduire de moitié la quantité de déchets alimentaires dans le monde d’ici 2030 fait donc également partie intégrante de l’alignement du système alimentaire sur les objectifs de développement durable et de respect des limites planétaires.[14] Jusqu’à présent, les mesures politiques n’ont pas permis d’aborder cette question de manière adéquate.

[À lire aussi Propositions pour un retour sur Terre de Dominique Bourg, Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton]

Il est temps d’agir –pour assurer la sécurité alimentaire mondiale actuelle et un avenir viable.

Nous avons présenté trois leviers pour faire face à la crise alimentaire actuelle tout en gardant à l’esprit les objectifs de durabilité à long terme. En plus de ces stratégies globales, d’autres actions à court terme des gouvernements européens devraient être prises pour s’assurer que les personnes vulnérables dans les pays pauvres importateurs de produits alimentaires ne tombent pas dans l’insécurité alimentaire. Ces actions comprennent l’octroi de fonds au Programme alimentaire mondial pour l’achat de céréales et le maintien de l’ouverture du commerce, y compris le commerce alimentaire à destination et en provenance de la Russie. En outre, les systèmes de sécurité sociale et les banques alimentaires doivent être renforcés dans l’ensemble de l’UE afin d’éviter les effets néfastes de la hausse des prix alimentaires pour les ménages pauvres. Une action efficace à long terme doit cependant s’attaquer aux inégalités du système alimentaire actuel, dans lequel coexistent la faim, le gaspillage et des modes de consommation à forte intensité en ressources.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la guerre en cours ont envoyé des ondes de choc dans le système alimentaire. La manière dont la crise actuelle est gérée politiquement a des implications profondes pour chacun d’entre nous. Le rapport récemment publié par le GIEC indique qu’il ne reste qu’une courte fenêtre d’opportunité pour une action efficace face à l’accélération du changement climatique et à d’autres crises environnementales. Se concentrer aujourd’hui sur des solutions à court terme sans tenir compte des conséquences à plus long terme ni intégrer une vision plus large exacerbe les risques futurs, y compris la menace de dépasser les points de basculement critiques des systèmes naturels de notre planète. Il est essentiel d’investir dès maintenant dans une transition vers des systèmes alimentaires sains et durables afin d’accroître notre résilience face aux crises futures et assurer une planète sûre et vivable pour les générations à venir.

Nous avons besoin d’une transformation du système alimentaire –face à la guerre en Ukraine, maintenant plus que jamais
We need a food system transformation – in the face of the Ukraine war, now more than ever pour retrouver la tribune dans sa version originale en anglais et la liste des signataires mise à jour

Auteurs : Lisa M. Pörtner1, Nathalie Lambrecht1, Marco Springmann, Benjamin Leon Bodirsky, Franziska Gaupp2, Florian Freund, Hermann Lotze-Campen, Sabine Gabrysch1

NOTES ET RÉFÉRENCES

[1]Berners-Lee et al. (2018). Current global food production is sufficient to meet human nutritional needs in 2050 provided there is radical societal adaptation. Elementa: Science of the Anthropocene, 6, 52. https://doi.org/10.1525/elementa.310; Cassidy et al. (2013). Redefining agricultural yields: from tonnes to people nourished per hectare. Environmental Research Letters, 8(3), 034015. https://doi.org/10.1088/1748-9326/8/3/034015

[2]Willett et al. (2019). Food in the Anthropocene: the EAT–Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems. The Lancet, 393(10170), 447–492. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(18)31788-4; Springmann et al. (2020). The healthiness and sustainability of national and global food based dietary guidelines: modelling study. BMJ, 370, m2322. https://doi.org/10.1136/bmj.m2322

[3]Cassidy et al. (2013)

[4]Poore et al. (2018). Reducing food’s environmental impacts through producers and consumers. Science, 360(6392), 987–992. https://doi.org/10.1126/science.aaq0216

[5]Selon FAOSTAT, les exportations ukrainiennes de céréales se sont élevées à57 Mt en 2019, tandis que 160 Mt ont été utilisées comme aliments pour animaux dans l’UE (pour l’UE, l’AELE et le Royaume-Uni, la valeur combinée était de 175 Mt).

[6]Willett et al. (2019); Springmann et al. (2020)

[7]Clark et al. (2020). Global food system emissions could preclude achieving the 1.5° and 2°C climate change targets. Science, 370(6517), 705–708. https://doi.org/10.1126/science.aba7357

[8]Springmann et al. (2018a). Options for keeping the food system within environmental limits. Nature, 562(7728), 519–525. https://doi.org/10.1038/s41586-018-0594-0; Soergel et al. (2021). A sustainable development pathway for climate action within the UN 2030 Agenda. Nature Climate Change, 11(8), 656–664. https://doi.org/10.1038/s41558-021-01098-3

[9]Willett et al. (2019); Afshin et al. (2019). Health effects of dietary risks in 195 countries, 1990–2017: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2017. The Lancet, 393(10184), 1958–1972. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(19)30041-8; Springmann et al. (2018b). Health and nutritional aspects of sustainable diet strategies and their association with environmental impacts: A global modelling analysis with country-level detail. The Lancet Planetary Health, 2(10), e451–e461. https://doi.org/10.1016/S2542-5196(18)30206-7

[10]Drinkwater et al. 1998). Legume-based cropping systems have reduced carbon and nitrogen losses. Nature, 396(6708), 262–265. https://doi.org/10.1038/24376

[11]IPCC, 2022: Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Pörtner et al. (eds.)]. Cambridge University Press. In Press.

[12]Selon la FAO, 25 % des céréales dans l’UE sont gaspillées dans les ménages. Nous avons combiné ces données avec les estimations de la demande de blé de l’UE, qui, selon FAOSTAT, s’élevait à 47 Mt en 2019, et les avons comparées aux exportations de blé ukrainien, qui, selon FAOSTAT, s’élevaient à 21 Mt en 2019.

[13]Shafiee-Jood et al. (2016). Reducing food loss and waste to enhance food security and environmental sustainability. Environmental Science & Technology, 50(16), 8432–8443. https://doi.org/10.1021/acs.est.6b01993

[14]Willett et al. (2019)

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4 commentaires

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    • Claude Courty

    Il est invraisemblable qu’une telle réflexion ne laisse aucune place à la démographie humaine, quand nous savons, par d’autres scientifiques, que la population des premiers prédateurs de la planète ne cesse pas d’augmenter, alors qu’elle est la cause première de tous les maux de la planète et de tout le vivant qui l’habite
    À quoi sert en effet la frugalité de consommateurs dont le nombre ne cessera pas de croître avant longtemps, contrairement au mensonge surnataliste.
    « Si les hommes ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore ; elles ne consistent pas à leur donner l’existence, mais le bonheur … » Condorcet

    • Claude Courty

    Interdiction d’ajouter aux commentaires, quelque lien que ce soit, pouvant apporter une contradiction argumentée, à une assemblée qui en manque manifestement.

    • ouragan

    Prenons l’exemple du pastoralisme traditionnel fortement décrié par les évangélistes sauveurs de la planète.
    Les animaux se meuvent librement et consomme de l’herbe impropre à la consommation humaine sur des terres qui ne sont pas exploitables.
    Les prairies permanentes qui permettent de faire du fourrage pour l’hiver sont celles qui accueillent la plus grande biodiversité et elles absorbent autant de CO2 qu’une prairie reconstituée. Pourtant l’abandon de ces terres n’a jamais été aussi important amoindrissant la biodiversité présente sur et dans le sol et favorisant les incendies.
    La seule issue est le développement de nombreuses petites structures agricoles en polyculture et élevage et effectivement l’éducation des consommateurs.

    • ouragan

    pour faire suite a mon post du 23 mars:
    D’après les écologistes influents, pour la plupart des Occidentaux blancs et privilégiés, l’élevage extensif sous toutes ses formes serait au moins aussi nuisible pour le climat et l’environnement que l’élevage industriel.
    Essayons de comprendre pourquoi les « sauveurs de la planète » diffusent cette « vérité scientifique »