Afghanistan: la fortune diverse des anciens interprètes de l’armée française

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Des demandeurs d'asile afghans dans un centre de l'association Emmaüs, le 21 décembre 2010 à Paris © AFP/Archives BERTRAND LANGLOIS

Laon (AFP) – Ils ont risqué leur vie en travaillant pour la France, beaucoup ont depuis cherché à quitter leur pays pour échapper aux représailles: deux ans après le retrait de l’armée française d’Afghanistan, seule une minorité des interprètes afghans a obtenu de se réfugier en France.

Ils étaient environ 700 Afghans à travailler pour les militaires français entre 2002 et la fin 2014, quand les derniers contingents français ont quitté l’Afghanistan. Les deux tiers d’entre eux étaient mécaniciens, manutentionnaires ou encore hommes de ménage, les autres traduisaient.

« La France est soucieuse de garantir la sécurité des personnes ayant servi dans les forces armées françaises en Afghanistan (…), ainsi que celle de leurs familles », a une nouvelle fois assuré en juin le ministre Jean-Marc Ayrault à un sénateur. Mais sur 252 demandes de visas, seules 100 ont été acceptées, soit « 371 personnes en tenant compte de leurs ayants droit », selon le ministère des Affaires étrangères.

Pour ceux qui obtiennent le précieux sésame, le voyage est pris en charge, logement et prestations sociales sont fournis. Abdul Raziq Adil séjourne depuis mars à Laon (Aisne) avec sa femme et ses deux fillettes, déjà scolarisées. Une vingtaine d’autres anciens auxiliaires de l’armée française les accompagnent, soit 113 personnes au total.

Dans l’appartement HLM des Adil, un matelas à même le sol dans le salon et quelques tapis rappellent les intérieurs afghans. Tout comme les baies séchées offertes aux visiteurs. « On est bien ici », « surtout les enfants », résume dans un excellent français le jeune père de 28 ans. Une nouvelle vie dans le nord de la France, à mille lieux du chaos de Kaboul et ses armes omniprésentes.

Hormis quelques tracas – le permis de conduire, premier pas vers l’emploi, est toujours en attente -, l’accueil des ex-interprètes est « satisfaisant », reconnaît Françoise Gardes, avocate dans un collectif les soutenant.

Leur venue ne s’est pourtant pas faite sans heurts. Début 2014, des premières demandes de visas avaient été rejetées. Abdul Raziq Adil avait alors organisé des manifestations d’auxiliaires devant l’ambassade de France à Kaboul. Lui qui avait passé douze ans avec les troupes françaises et était un rescapé de l’embuscade d’Uzbin en 2008, au cours de laquelle 10 soldats français et un ami interprète avaient été tués.

A Kaboul, sa vie était devenue un enfer, les déménagements incessants après le plasticage de sa maison en 2011. Car son ancien emploi avait fait de lui « un traître, un espion, un infidèle » pour les talibans, explique-t-il.

« Les interprètes ont pris des risques. Et ils ont été identifiés », observe un militaire ayant servi en Afghanistan, qui se souvient d’un auxiliaire « poignardé » alors qu’il travaillait pour l’armée française.

Début octobre, une vidéo montrant la décapitation d’un interprète par les talibans a hanté les réseaux sociaux afghans. « Si je n’étais pas ici, ce serait peut-être moi », murmure Abdul Raziq Adil. « Quand je vois ces images, je remercie l’Etat français qui m’a sauvé ».

Mais des visas pour « cent interprètes, ça ne fait pas lourd », pour des hommes « grillés chez eux », qui doivent « se terrer » parce qu’ils ont « travaillé avec nous », regrette le militaire, sous couvert d’anonymat. Un « truc digne » aurait été de « rapatrier tout le monde », juge-t-il, au lieu de quoi « la France s’est déshonorée ».

D’autant que les rejets n’ont « pas été motivés », ce qui ne permet pas de « comprendre pourquoi, à situation égale, un interprète a eu le visa et un autre non », s’indigne Me Gardes.

Devant un telle « injustice », les recalés parfois n’ont d’autre choix que de « partir » pour l’Europe, en empruntant les « routes dangereuses de l’exil », se désole Caroline Decroix, vice-présidente de l’Association des interprètes afghans, que dirige Abdul Raziq Adil.

Tel Shekib Deqiq, deux ans au service de l’armée française après avoir exercé pour les soldats américains. Son dossier a été refusé alors qu’il a échappé à une fusillade en octobre 2015 dans Kaboul, assure-t-il, copie de sa plainte à l’appui.

Au printemps dernier, Shekib Deqiq a décidé de fuir, en compagnie de sa femme et de ses trois enfants. Il n’est arrivé que cinq mois plus tard en France.

« Je n’en peux plus. Je me sens tellement fatigué », soupire ce petit brun de 32 ans qui vit dans une chambre d’un foyer strasbourgeois avec Sadi, son aîné de 7 ans. Un fils qu’il doit consoler toutes les nuits, raconte-t-il. Quand il crie : « Papa, pourquoi les policiers te frappent ? », souvenir d’un mois qu’ils ont passé ensemble dans une prison bulgare. Quand il hurle: « Je ne veux pas mourir dans la mer », stigmate du naufrage de leur bateau au large de la Turquie.

Mentalement épuisé surtout d’être sans nouvelles depuis trois semaines de sa femme et de ses deux plus jeunes enfants. Il les a « perdus », « dans une forêt » entre Bulgarie et Turquie, et ils sont ensuite rentrés au pays, dans une zone attaquée par les talibans.

Comme Shekib Deqiq, une demi-douzaine d’ex-interprètes de l’armée française sont arrivés par leurs propres moyens sur le Vieux continent, selon Abdul Raziq Adil. Certains ont demandé l’asile en Allemagne ou en Belgique. Au moins autant s’apprêtent à émigrer clandestinement, indique-t-il.

« C’était mon droit d’être ici ! », tonne Ali Mohammadi, qui vit aussi à Laon, avec femme et enfant, depuis mars. « Tous les pays étrangers présents en Afghanistan ont rapatrié leurs interprètes, mais aussi le reste de leur personnel », affirme-t-il.

« Aujourd’hui, j’ai des amis en Australie, aux Etats-Unis », sourit ce jeune trentenaire. Et son visage de s’assombrir : « le dernier à partir, c’était moi. »

© AFP

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