Le cheval de Nietzsche

C’est une anecdote célèbre. Le 3 janvier 1889, à Turin, Friedrich Nietzsche croise une voiture dont le cocher fouette violemment le cheval, il s’approche de l’animal, l’enlace et éclate en sanglots, interdisant à quiconque d’approcher. Il s’effondre et après une phase de délire, sombre dans une longue catatonie et meurt.

Peut-être cet événement ne dit-il rien d’autre que la folie d’un homme. Mais j’y vois un des grands philosophes de notre histoire tellement ému par un animal qui souffre qu’il en est bouleversé – au sens propre.

Cette anecdote est aussi une manière de discuter à nouveau la souffrance animale. Il y a bien sûr la question des conditions d’élevage et d’abattage, le plus souvent inacceptables, et qui justifient le végétarisme. J’en ai déjà parlé dans ces colonnes.

Mais c’est une vison presque théorique, car le système alimentaire moderne est construit pour nous cacher la souffrance dans les abattoirs. Que se passe-t-il quand on est -personnellement- confronté à la souffrance ? Celle d’un cheval maltraité, comme Nietzsche, celle d’un chien battu, d’un porc égorgé, d’un requin découpé en pièces et rejeté vivant dans la mer ? Est-ce vraiment différent de ce qui se passe en nous lorsque nous faisons face à la souffrance d’un être cher – ou d’un inconnu ?

Il y a de longues discussions philosophiques sur ce qui distingue l’homme des autres animaux, et sur ce qui peut ou doit justifier notre attitude vis à vis d’eux. Mais n’y-a t-il pas aussi une manière toute émotionnelle d’y répondre ? Car face à la souffrance d’un être humain ou d’un animal, il n’y a que deux attitudes possibles : construire un mur froid d’indifférence ou, au contraire, s’ouvrir et se laisser atteindre. Se barricader, même si c’est parfois indispensable pour se protéger, est une tendance dangereuse, qui émousse nos sens, qui nous recroqueville en nous. Fermer son cœur à un animal qui souffre, c’est rapetisser un peu.

L’une des multiples raisons pour s’élever contre la souffrance animale, c’est donc de protéger les êtres humains. Car celles et ceux qui se livrent aux violences contre les animaux, ou qui côtoient ces violences, en paient le prix, émotionnellement. Les personnes qui travaillent dans les abattoirs, par exemple, souffrent de troubles psychologiques, sont enclins à la violence, etc. A l’inverse, l’empathie est une solution difficile, qui fait mal. Mais c’est celle-là qui fait de nous de meilleurs êtres humains.

Parfois, on peut se demander si le débat sur la souffrance n’est pas est posé à l’envers. Car ouvrir notre cœur aux animaux est quelque chose qui semble tout à fait naturel, quand eux vont bien.

On sait bien à quel point les animaux sont favorables au développement émotionnel des enfants, à leur apprentissage de tant de choses. On sait aussi à quel point la compagnie d’animaux domestiques peut enjouer la vie des gens qui s’en occupent. Combien ils peuvent apporter de réconfort dans notre monde si difficile, si solitaire. Des études récentes montrent même que les animaux sont bons pour la santé : Les personnes propriétaires d’animaux domestiques consultent 15% moins leur médecin que les autres. Elles ressentent moins de stress et d’anxiété…

Chacun d’entre nous a craqué au moins une fois devant des bébés animaux : des chiots, des chatons, des oursons, des oisillons, etc. L’innocence de ces petits êtres court-circuite les résistances que nous avons parfois mises en place au fil des ans et, instantanément, déstabilise les barrières pour laisser passer des flots d’émotion. Si on peut aimer les animaux dans la joie pourquoi ne les aimerait-on pas dans la souffrance ? Quel serait cet amour qui ne fonctionnerait que quand cela nous arrange ?

Les animaux peuvent nous aider à être plus humains. Ils peuvent nous aider à ouvrir notre cœur, pour ne plus le refermer ensuite. Ils peuvent nous aider à lutter contre nous-mêmes, contre notre société moderne, si froide, si efficace. Ils peuvent nous aider à retrouver notre humanité. Gandhi l’avait bien vu : « On reconnaît la véritable grandeur d’une nation à sa façon de traiter les animaux « .

Le cheval de Nietzsche

Par Yann Arthus-Bertrand, président de la fondation GoodPlanet, avec Olivier Blond

3 commentaires

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    • Amadou DIONE

    Et la souffrance des hommes
    Je reconnais en tant que zootechnicien, l’inutilité et les impacts négatifs des souffrances subies par les animaux.

    Toutefois, la souffrance des hommes est tellement démesurée, intense et insensée que je me demande s’il est opportun et utile de traiter de celle des animaux car ceux qui détruisent à grande échelle leurs semblables n’épargneront les autres espèces.

    Quand on parle ou montre des personnes qui meurent de faim, beaucoup de nos contemporains n’y mettent plus le vrai contenu et c’est peut-être cela un des plus graves drames des temps modernes. Pour certains, il y a trop de bouches à nourrir par la faute de ceux qui se reproduisent de façon irrationnelle (comme s’il s’agissait d’un choix et non d’une situation fruit d’une histoire et de rapports), pour d’autres ces pauvres sont des sous-humains aux capacités limitées, pour d’autres encore leur chien vaut plus que les milliers d’enfants qui meurent de faim tous les jours et enfin d’autres ne pensent qu’à leur seul bonheur.
    Mais d’immenses ressources sont de plus en plus investies et des fois léguées à des animaux par des humains qui ont fini par se convaincre du moins de mérite des autres humains dans leur bonheur et leur prospérité. Ils ont fini par ignorer que leur carte de crédit n’est valable, leurs capitaux porteurs de la valeur, les multiples services dont ils bénéficient possibles, leur prospérité réelle que dans le cadre d’un pacte reconnu et accepté entre les humains et non avec les animaux.

    Cette anesthésie incompréhensible et inacceptable fait que sur cette terre, avec tous les acquis dans tous les domaines, que des personnes et en grand nombre meurent de faim. Mourir de faim aujourd’hui c’est très différent de cette mort en d’autres temps. Mourir de faim dans un monde d’abondance n’est pas seulement mourir, c’est vivre l’atrocité poussée à l’extrême d’autant plus qu’il s’agit de la mort la plus longue, la plus lente, la plus douloureuse, la plus destructrice, aux incommensurables effets physiques, psychiques et moraux. C’est aussi mourir en se sachant moins qu’une bête car dans un contexte où des centaines de millions d’animaux domestiques (chats, chiens, chevaux, etc.) sont nourris, soignés, entretenus voire même choyés. En effet, dans certains pays, les services à ces animaux augmentent plus vite que ceux aux hommes. Les cimetières de ces animaux dans un pays ont valu récemment un grand reportage parce que bénéficiant d’importants investissements.
    Peut-être que bientôt d’autres milliards seront bientôt investis pour réduire la souffrance des animaux pendant qu’à aucune époque de notre histoire la souffrance humaine n’avait les proportions actuelles.

    • michel narbonne

    « hommes et bêtes: toute une histoire »
    J’ai cherché à comprendre notre relation actuelle aux animaux en remontant le cours du temps;
    j’en ai fait un opuscule qu’on peut lire sur
    coop-ecolo-prod.fr
    Amicalement
    M.N.

    • Olivier

    Le Cheval de Nietzsche
    « Alors qu’il croise une voiture dont le cocher fouette violemment le cheval, il s’approche de l’animal, enlace son encolure et éclate en sanglots, interdisant à quiconque d’approcher  »
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Nietzsche_(biographie)

    De l’utilité de Wikipedia pour écrire une tribune. dans la tribune « Le Cheval de Nietzsche », l’anecdote sur Nietzsche et sa maladie « catatonique » (encore un mot savant sous la plume de Yann Arthus-Bertrand) est soit gratuite pour parler de la souffrance animale, et donc pédante, soit fait référence au végétarisme du philosophe mais on cherche alors en vain pourquoi Nietzsche serait la meilleure illustration du lien « dénonciation de la souffrance animale » et « pratique de végétarisme ». D’autant que l’auteur de la tribune termine avec une citation de Gandhi.

    J’ai trouvé un texte de Jacques Dufresne, un philosophe québécois :
    http://agora.qc.ca/Documents/Animal–Attitudes_devant_lanimal_par_Jacques_Dufresne
    qui interprète mieux l’anecdote à propos de Nietzsche :

    « On peut aussi aimer les animaux au point de s’identifier à leur destin tragique. On s’abstiendra alors de cruauté gratuite à leur égard mais sans en faire une question d’éthique et sans élever le végétarisme au rang d’un impératif catégorique. C’était la position de Nietzsche, si l’on en juge par ses nombreux écrits sur la vie et par le dernier acte qu’il a posé avant de sombrer définitivement dans la folie. De passage à Turin, il s’est indigné contre un cocher en train de frapper son cheval à coup de cravache. Il s’est ensuite jeté au cou de la bête en pleurant. Cet événement a inspiré le commentaire suivant au romancier Milan Kundera:

    «La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute liberté et en toute pureté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau tel qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci: les animaux. Et c’est ici que s’est produite la plus grande déroute de l’homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent».10