Yann Arthus-Bertrand : « sortir de la tyrannie de la fatalité »

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Yann Arthus-Bertrand © Quentin Jumeaucourt

Billet d’humeur. Deux évènements survenus au début du mois d’août poussent le photographe et cinéaste écologiste et humaniste Yann Arthus-Bertrand (aussi président de la fondation GoodPlanet) à réagir à l’actualité. Il partage ses réflexions, sur le rôle de la croissance économique et du confort matériel que la richesse procure, que lui inspirent le Jour du Dépassement Planétaire et le retour du navire humanitaire l’Aquarius en mer.

Le 1er août rime souvent avec la torpeur estivale et la tranquillité des vacances bien méritées. L’insolente chaleur de cette année témoigne des prémices du réchauffement climatique et des canicules à venir. Les doigts de pieds en éventail, au bord de l’eau, ce n’est pas l’endroit idéal pour penser aux grands problèmes du monde, ils sont si loin et pourtant…

Mais, plus que jamais, ce 1er août 2018 révèle une certaine tyrannie du confort qui gangrène notre capacité à résoudre les problèmes actuels du monde.

Ce 1er août 2018, le Jour du Dépassement Planétaire rappelle les effets néfastes de la surconsommation sur la planète. En 212 jours, nous avons consommé l’ensemble des ressources naturelles que la planète peut produire ou régénérer en une année. Notre confort se fonde sur les énergies fossiles bon marché qui polluent la planète et réchauffent le climat. Au nom de la croissance, nous avons enclenché un cercle vicieux dont les répercussions sociales et humaines, comme les migrations, seront multiples. Le changement climatique, en plus de la misère, va conduire encore plus de personnes à quitter leurs maisons dans les pays en développement. La Banque mondiale estime que d’ici 2050 le monde comptera 143 millions de réfugiés climatiques.

Et, le hasard du calendrier fait que, ce même jour, l’Aquarius, le navire qui vient en aide aux migrants en Méditerranée, reprend la mer. Au moins 1514 migrants ont perdu leur vie dans la traversée depuis le début de l’année.  À leurs yeux, nous avons tout, nous vivons au paradis, mais un paradis bâti sur notre empreinte et notre dette écologique : 1,7 Terre par an.

Ces deux faits mettent en lumière la grande contradiction de notre époque : notre modèle économique basée sur la croissance a réussi à rendre nos vies confortables. Le mode de vie occidental basé sur la consommation séduit et attire. Des gens sont prêts à risquer leur vie pour en avoir une petite part. Et dans le même temps, il nuit à la planète et aggrave les difficultés des populations les plus pauvres. Nous le savons bien.

Or, nous n’avons qu’une seule planète dont il faut partager les ressources pour faire coexister 7,6 milliards d’êtres humains. Le dogme actuel, même s’il est petit à petit remis en cause, postule que la croissance économique permet de résoudre les problèmes du monde en créant de la richesse. Elle a des bons côtés : le confort, l’éducation, les infrastructures indispensables.

Comme écologiste et aussi humaniste, la croissance me pose de nombreuses questions aux réponses contradictoires. Difficile d’imaginer le monde sans cette recherche perpétuelle de plus de richesses qui a guidé une partie de l’humanité et l’a poussée à accomplir de nombreux progrès technologiques, sociaux et humains.  Il est indéniable que grâce à elle, le système de santé et d’éducation restent accessibles pour une grande partie de la population en France.

Cela nous semble une évidence que l’État doive en partie subvenir à nos besoins de base, ce n’est pourtant pas une chance que tous partagent dans le monde. Avoir un État de droit démocratique reste une exception et un avantage. Selon Nations Unies, chaque année, près de 1.000 milliards de dollars de pots-de-vin sont payés et la corruption détourne 2 600 milliards de dollars de fonds publics, soit une somme équivalente à plus de 5 % du PIB mondial. Autant d’argent qui ne va pas au développement, à l’éducation, à lutte pour l’égalité des sexes et contre la pauvreté surtout dans les pays pauvres. Cet État-providence, dont nous bénéficions tous à différents niveaux, nous rend gratuitement (enfin grâce aux impôts et aux revenus de la croissance) de nombreux services tout au long de notre existence.

Dans le même temps, cette richesse fait que la France atteint son jour du dépassement le 5 mai, soit 3 mois avant la moyenne mondiale.  Comparé au reste du monde, nous vivons dans un pays de privilégiés. Mais, impossible d’étendre ce mode de vie à tous, sinon l’humanité aurait besoin de 2,9 planètes, et inimaginable pour nous d’y renoncer. Car, la croissance reste encore dans nos imaginaires le Graal, qui doit résoudre les problèmes de notre pays. C’est en tout cas ce qui transparait encore dans les discours politiques et les aspirations des gens. Dès lors, pouvons-nous inventer un moyen de concilier une juste croissance et un développement durable et solidaire ? LA question mérite d’être posée. Et des réponses concrètes apportées.

Pour inventer le monde de demain, ne devrions-nous pas plutôt viser la qualité de cette croissance que nous avons érigé en religion en limitant les gaspillages et les absurdités environnementales et sociales ? Car c’est peut-être là que réside le pire de la croissance la recherche du toujours plus économique et fiancier au lieu du toujours mieux pour la planète, les populations et les personnes.

En effet, la croissance poussée à l’absurde traduit aussi le superflu et la surabondance. Avons-nous vraiment besoin de plusieurs exemplaires des mêmes choses ? Ne pouvons-nous pas nous limiter à un seul exemplaire très performant écologiquement ?  Avons-nous besoin de pouvoir choisir entre une cinquantaine de sauces tomates, ou d’innombrables autres produits ? Surtout quand, au final, ce choix est un choix de dupes puisque la grande partie ne répond pas de manière satisfaisante à des critères environnementaux ou sociaux de qualité ?

Mais l’injonction reste dans nos sociétés. Un nouveau conformisme a vu le jour dont il est encore difficile de se départir. Depuis un demi-siècle la consommation de masse, comme un festin, voire une orgie, fait partie intégrante des habitudes. L’injonction est devenue une tyrannie qui impose une servitude de tous au nom de la prospérité et de la consommation, avec l’espoir qu’ils seront des gages d’emploi.

Le confort et l’opulence exposée par la publicité, la télévision, les médias et les réseaux sociaux structurent dans nos esprits ce nouveau conformisme. De fait, l’étalage de cette richesse parait presque normal : sans cesse étalée sous nos yeux pour occuper « notre temps de cerveau disponible ». Une certaine norme de confort a imprégné nos esprits dans les pays développés. Dans le même temps, grâce aux progrès des réseaux de communication, l’influence de ce modelé touche le monde entier, y compris les plus démunis. Les images de la richesse ont fait le tour du monde grâce aux smartphones. Et chacun veut en profiter, et on ne peut pas leur reprocher.

Et, comme habitant d’un pays occidental, ce confort nous fait oublier l’essentiel et nous détourne aussi de nos responsabilités individuelles et collectives. Il ne s’agit pas de rejeter la faute sur les lobbys, le système, les décideurs ou les autres. C’est un peu tout le monde et avant tout nous-même par nos décisions qui créons ou ne créons pas le monde dans lequel nous vivons. Nous tendons à l’oublier. Se remettre en question n’est pas toujours évident, demande des efforts et de l’empathie, mais c’est une première étape. Changer de mode de vie n’a rien d’aisé ou de facile. Nous avons bien profité de nos droits au bien-être et au confort, pensons maintenant à nos devoirs envers les autres et la planète. C’est aussi ça être citoyen.

Notre modèle économique a abouti à des cercles vicieux, nous en sommes devenus dépendants. Toutefois, nous pouvons apprendre d’autres manières de voir le monde, de faire les choses et d’agir. Le Jour du Dépassement et le retour de l’Aquarius en mer, deux projets conduits par des ONG composées de personnes volontaires, passionnées et engagées, démontrent pourtant, chacune à sa manière et dans son domaine, qu’il est possible de créer des cercles vertueux. SOS Méditerranée a sauvé 15 000 personnes en 2017 et depuis 2006 le Global Footprint Network dresse inlassablement année après année un état des lieux écologiques de la planète et promeut des solutions. Avec leurs efforts, ils nous prouvent qu’il est possible de s’affranchir de la pire des tyrannies : celle de la fatalité, celle de la résignation. Et donc de changer le monde à leur échelle.

7 commentaires

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  • Inventer le monde de demain s’est s’impliquer dans une croissance qui répartie les richesses et réduit les inégalités.

    Ceci comme le propose Yann Arthus-Bertrand
    en limitant les gaspillages et les absurdités environnementales et sociales actuelles.

    Cela semble possible mais avant de pouvoir agir dans ce sens comme cela est proposé dans mon livre « La Solar Water Economy avec la rivière » il va falloir prendre conscience que
    la mesure de la croissance basée sur le PIB n’est pas adaptée au problème mondiale actuel de l’énergie.Ceci comme cela a déjà été dit dans GoodPlanet en réévaluant le 3ème critère d’évaluation inclus dans notre Indice de Développement Humain (IDH) faisant appel au PIB. Cette réévaluation devrait nous aider à mettre en place des alternatives économiques pqui nous incitent fiancièrement à modifier les chaînes énergétiques d’un autre âge que nous utilisons actuellement pour assurer notre confort thermique et alimenter notre voiture en énergie. Cela de telle sorte qu’il y en ait pour tout le monde afin de réduire les inegalités avant qu’il ne soit trop tard. Il y aura bien évidemment des problèmes techniques mais ceux-ci semblent à notre portée. Le principal problème que nous allons devoir prendre en charge est le fait qu’il y a urgence à le faire alors que cela va prendre du temps si l’on en croit la citation de Jean Jaurès :
    « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la longueur des accomplissements mais elle justifie l’invincible espoir »

    • Claude Renaud

    Notre Planète est en surchauffe, et même en feu dans de nombreux endroits. Le réchauffement
    climatique se manifeste dans de multiples domaines : sécheresses, inondations, ouragans, fonte des
    glaciers et des pôles avec son corolaire, qui est la hausse du niveau des océans. Mais tous ces évènements ne semble pas beaucoup perturber nos dirigeants, pas plus que la plupart des individus.
    Les médias, quant à eux, relatent la situation comme des faits d’actualité. Je prends comme exemple,
    que l’affaire Benalla, était bien plus importante que les incendies en Suède, en Grèce ou en Californie.
    Le monde est ainsi fait. On nous a souvent dit qu’il était impératif de changer de paradigme, mais c’est
    impossible. Les hommes, dans leur grande majorité, sont arrogants envers la Nature, une Nature qu’il
    leur doit tout. Ils sont aussi hypocrites, cupides et égoïstes. Les hommes vivent de passions et donc,
    sont rarement raisonnables.
    Le constat est affligeant, mais c’est la réalité !

    • Nous allons pourtant devoir nous organiser de telle sorte qu’il y en ait pour tout le monde et les difficultés techniques qui nous attendent pour oeuvrer dans ce sens sont loin d’être négligeables mais ne semblent pas encore insurmontables.

      Toutefois si nous attendons trop longtemps pour agir il va bientôt être trop tard pour le faire sans modifier en profondeur notre modèle économique ce qui va encore
      ralentir la « longueur des accomplissements », retarder le rétablissement d’une meilleure répartition des richesses énergétiques ainsi que la réduction des inégalités qui en résulte.
      Ceci par le fait que les énergies fossiles bon marché étant par nature non renouvelable à l’échelle d’une génération humaine, ne pourront plus une fois épuisées être utilisées pour financer des investissents lourds qui vont être nécessaires pour assurer la transition énergétique de demain.

      Si nous devions aller au bout de l’utilisation de nos ressources fossiles non renouvelables comme le propose le Président américain beaucoup d’entre nous craignent l’enfer du réchauffement climatique. J’espère sincèrement en tant que modeste scientifique que la fonction donnant l’élévation de la température en fonction du temps n’est pas elle aussi exponentielle…

    • Jean-Philippe

    Message pour Yann Arthur Bertrand
    Bonjour
    Je suis un ancien délégué du CICR (Comité International de la Croix -Rouge).
    L’expérience d’une dizaine d’années de voyage dans l’humanitaire m’a permis de mieux évaluer la transmission de message afin de faire prendre conscience aux populations de l’état de notre planète.
    Aujourd’hui je pense avoir une première solution .
    Si Yann Arthus veut bien me répondre, je me ferais un plaisir de m’entretenir avec lui.
    Merci

    Jean-Philippe (Genève)

  • Et pendant ce temps-là, le plus souvent on n’arrête pas le chauffage pour garder une réserve d’eau chaude à notre disposition (pour quoi faire quand il s’agit des bâtiments publics, écoles, mairies, etc. ?). Encore mieux pour tous ceux qui disposent d’un bouclage destiné à réduire le temps d’attente pour l’eau chaude, on n’a pas prévu d’interrupteur sur le circulateur (l’énergie est si bon marché !!!), alors on laisse tourner en boucle dans les murs une eau à 60 °C et on augmente la capacité du climatiseur pour compenser l’apport de chaleur. On chauffe les murs et on refroidit la pièce en même temps, un gaspillage de 10 à 20 KWh par jour qu’il est très facile de mesurer et qui n’apporte rien au confort, bien au contraire. Il existe des solutions qui donnent accès à l’eau chaude aussi vite qu’avec un bouclage d’eau chaude mais sans aucun gaspillage d’eau ni d’énergie.
    N’oublions pas que les centrales électriques consomment plus de 10 litres d’eau pour produire 1 KWh (l’évaporation dans les tours de refroidissement) et pendant les canicules et nous aurions bien besoin de toute cette eau pour d’autres usages plus intelligents.

  • Claude Waudoit a raison

    J’ai piqué à ce sujet un vrai coup de sang en son temps sur le gâchis concernant l’eau chaude dans mon immeuble.Je me suis consolé avec les possibilités offertes par la « Solar Water Economy de l’enthalpie » qui permet de diviser la quantité d’énergie finale par 3 voire 5 en prélevant le complement dans notre environnement pour satisfaire nos besoins thermiques. Voir la page 251 de

    https://www.dropbox.com/s/aj6gt44s61gsi3a/Epub.pdf?dl=0

    Quoi qu’il en soit il faudra bien prendre les idées de Claude en considération.

    Place aux jeunes ingénieurs en génie climatique pour solutionner au mieux ce problème